Lorsqu'on remet
les pieds dans la localité de Bouferoudj après tant d'années d'absence, ce qui
vous apostrophe avant tout, c'est la métamorphose de fond qui a touché cette
région ancrée dans la chaîne montagneuse de Béni-Ourtitène. On ne manque pas
d'être curieusement frappé, de voir combien le déracinement a tant compromis la
culture et les richesses locales dont il suffit de visiter les zones d'habitats
pour en saisir l'ampleur. Ici, l'art traditionnel lui-même est laissé à
l'abandon parce que plus personne ne s'intéresse aux travaux d'artisanat qui,
de tout temps, avaient fait la fierté et la réputation de cette région hormis
les quelques rares vieux qui tentent tant bien que mal de conserver ce qui
reste de la richesse, comme le tissage en poil de chèvre et la poterie. On n'y
trouve plus ces fameuses kachabias kabyles qu'on pouvait voir étalées sur des
cordons fixés entre les murs des boutiques de teinture, car ces maisons de
teinture, toujours elles, continuent encore de résister aux contrecoups de la
course effrénée vers la modernité. Tous les gens consomment désormais ce qui
est expédié de la pleine de Bougâa dont ils ne sont séparés que par une
montagne. Une pléiade d'autochtones a fini par déserter ces hauts lieux pour
aller faire le commerce dans les villes avoisinantes.
Ces commerçants, installés dans les villes,
bâtissent ici des villas dont ils confient les clefs à d'autres personnes et où
ils ne viennent habiter qu'une fois par an, ou à l'occasion d'un mariage.
A la faveur du programme de raccordement aux
réseaux mis en branle dans le cadre du PSRE (Plan de soutient à la Relance
Economique), le gaz naturel brûle dans les maisons éparses et clairsemées
autour de la montagne.
L'arboriculture, le petit maraichage et
l'élevage sont perceptiblement abandonnés. A voir ces parcelles de terre
fertile, on ne comprend pas pourquoi ceux qui en vivent ne la travaillent plus,
pourquoi ils n'y plantent plus de nouveaux arbres, pourquoi ils n'y cultivent
plus de piment nain, la carotte rouge, les endives et l'ail pigmenté convoités
dans les marchés des villes. Les amandiers, les oliviers, les figuiers et les
grenadiers de cette vallée aux stigmates d'histoires de révolution sont très
anciens. On dit qu'ils furent plantés par les ancêtres, mais d'autres arbres
ont dû pousser naturellement, tous prospèrent tant bien que mal alors que
personne n'en prend soin. De tous ceux qui vivent encore dans ce village de
montagne, il n'y a que les vieux et les pauvres qui sachent réellement la
valeur de l'artisanat à laquelle la nature confère tous les atouts. Ce sont eux
qu'on croise sur le chemin de la mosquée restée jusqu'à l'heure le lieu
privilégié des réunions communautaires. Mais en dehors des heures de prières,
l'imam est toujours seul, il médite sur une natte fatiguée au pied d'un mur
chaulé auquel est pendu une outre de cuir noir qui s'égoutte lentement. A quoi
pense-t-il et en quoi consiste sa méditation ? Comme il était craint et
respecté à l'époque, maintenant n'importe quel esprit grincheux l'injurie et
quitte même le rang avant la fin de la prière.
Comme toutes les activités humaines, la
pratique religieuse s'est réduite dans ces lieux à une question d'habitude;
dans le village, les gens qui prient aux heures indiquées sont rares, mais un
peu plus nombreux ceux qui fréquentent les mosquées le vendredi. Avec la disparition
des vieillards issus de la région, se pose désormais le problème de la
pérennité culturelle.
Cela touche
essentiellement la culture de l'artisanat berbère.
Car, Bouferoudj a de tout temps été le fier
fief de l'artisanat berbère dans la région des Hauts Plateaux. Ici à
Bouferoudj, on ne peut s'empêcher d'être écoeuré de voir combien la
modernisation, oh combien mal exploitée, a fini par grignoter la beauté
millénaires des choses; cela se remarque surtout à des détails infimes comme
ces bâtonnets de corail qui décoraient en rang les bandeaux dont les femmes se
ceinturaient la tête.
Ou comme les fibules en argent et les lourds
colliers en cuivre auxquels se substituent des épingles de nourrices et des
cordonnets dont la femme attache son habit au niveau de la poitrine.
Stigmates indélébiles des effets du
terrorisme qui avait terriblement sévi dans ces hauts lieux de montagne durant
la décennie noire, on ne voit désormais plus ces jeunes filles aller ramasser
l'herbe tendre et l'entasser dans leurs hottes comme durant ces temps où, ne se
voilant pas le visage qui resplendissait sous une frange de cheveux noirs,
elles allaient au crépuscule déposer leurs hottes sur le sable humide du
torrent et s'asseyaient en cercle sur les dalles shisteuses pour s'épancher.
Aujourd'hui, comme elles vivent dans des cités «à la mode» adultes et
harassées, elles donnent plutôt l'air de subir les effets de l'énervement, du
tumulte et de la pollution.
Du véritable paradis qui faisait pièce avec
leur corps où elles étaient alors libres de parcourir la montagne et la vallée,
de ces vastes domaines où elles évoluaient à leur guise, les filles de
Bouferoudj se laissent de nos jours cloitrer dans des appartements exigus et ne
sortent qu'accompagnées en ignorant tout des dangers extérieurs.
Elles savent certes qu'elles vivent dans un
style de vie assez différent de celui qu'avaient connu leurs mères, mais elles
ne comprennent et ne maîtrisent pas tout à fait son fonctionnement. Elles
grossissent vite par inaction et tombent souvent malades. De fines et sveltes
qu'elles étaient, elles deviennent lourdes et adipeuses. Et oublient-elles de
transmettre à leur progéniture les ABC gestes élémentaires des travaux
d'artisanat que leur avaient légué leurs aïeux.
Même les animaux de trait, toutes les
montures sont remplacés par des autos, des camionnettes et des cyclomoteurs.
Bouferoudj s'est transformée au cours des ans en une cité ocre et poussiéreuse.
Située aux creux d'un cirque rocheux sur lequel planent indéfiniment une multituded'oiseaux,
elle croupit au soleil, loin de tout, mais inlassablement fascinante.
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Posté Le : 03/11/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Z S Loutari
Source : www.lequotidien-oran.com