Algérie

Sauver le dernier lecteur algérien !


Publié le 10.06.2024 dans le Quotidien l’Expression
La culture livresque est l'indice fondamental d’une société qui avance vers le progrès et la modernité.
Comment instaurer une culture livresque forte pour et dans une Algérie unie, grande et plurielle? Le livre est, par excellence, le centre d'une culture en bonne santé. La culture livresque est l'indice fondamental d'une société qui avance vers le progrès et la modernité. Mais, il n'y a pas de société qui avance sans famille qui avance. Et afin de faire du livre et de la lecture un levier de la citoyenneté, il nous faut une feuille de route claire, précise et sans démagogie politicarde. La culture livresque n'est pas un jeu carnavalesque du souk hebdomadaire, avec tout le respect dû à l'art du carnaval. Le livre est un choix personnel libre mais, en même temps, il est un enjeu politico-économique majeur. La lecture créative est le signe d'une société en bonne santé politico-civilisationnelle. Afin d'établir une feuille de route pour la promotion de la lecture et l'aménagement d'une économie du livre solide, on doit remuer les éléments les plus sensibles dans la société, à commencer par: la famille. En 2024, dans une maison ou un appartement, où il n'y a pas de bibliothèque digne de ce nom, cela signifie que la famille qui occupe les lieux est victime d'obscurantisme. Nos enfants nous ressemblent et ils sont différents de nous en même temps.

Le goût de la lecture est contagieux et semble presque héréditaire. Tel père telle fille, telle mère tel fils! Bien que la nouvelle génération soit numérique, elle n'en intègre pas moins la lecture comme partie intégrante de cette technologie. La technologie n'est pas incompatible avec la lecture. Il faut savoir adapter la lecture livresque créative à ce temps numérique. Les sociétés qui sont plus avancées que nous sur le plan technologique ont gardé la tradition de la lecture en y intégrant de nouveaux supports et en créant d'autres habitudes livresques.

Le deuxième élément fondamental est l'école. Chez nous, dans le système éducatif, avant de demander aux élèves de lire, il faut d'abord, et avant tout, apprendre aux enseignants à aimer la lecture et à privilégier le livre de qualité. Celui qui n'aime pas le livre ne peut pas être un passeur des valeurs de la lecture créative et culturelle.

Malheureusement, le capital humain en enseignants pédagogues, tous niveaux confondus, ne s'intéressent pas au livre. Les formateurs, les enseignants, les maîtres sont noyés dans un magma de problèmes socioprofessionnels. L'école est un énorme chantier à revoir, et avec courage politique et civilisationnel, afin de donner une place méritée à la lecture créative. Une école sans le roman, sans la poésie, sans le théâtre, sans le cinéma, sans l'art plastique, sans la musique est une bombe à retardement. Avant de combattre l'intégrisme islamiste et tous les autres maux de la société dans les maquis, dans les forêts et dans les rues, il faut les combattre à l'école, et le livre, le bon livre, est une des meilleures armes pour mener ce combat imposé et obligatoire.

En Algérie, nous avons une centaine d'universités et écoles supérieures, et tant mieux mais, malheureusement, ces institutions académiques sont sans vie culturelle livresque. Ces universités accueillent plus de deux millions d'étudiants et d'enseignants encadreurs, ils forment un potentiel énorme pour la lecture culturelle, mais la réalité est amère; un bon éditeur algérien n'arrive pas à faire un tirage de mille exemplaires d'un bon roman ou d'un livre d'histoire ou de philosophie.

L'université est à l'image de l'école, ses enseignants boycottent de plus en plus la lecture, focalisant sur tout ce qui touche aux promotions administratives et professionnelles. La lecture est le dernier souci universitaire!

En Algérie, nous enregistrons un déficit sans précédent dans le marché du livre, dans l'offre et la demande. Il n'y a plus de libraires professionnelles, plus de bons libraires connaisseurs, qui offrent aux lecteurs le choix du livre, au bon endroit et au bon moment. La petite poignée de librairies qui se compte sur les doigts d'une main, et qui résiste encore, fait face à un environnement institutionnel et juridique hostile au livre et à la lecture; les banques, la douane, les taxes, les impôts, le commerce. Afin de dépoussiérer ces lois et faire bouger ces institutions, les réveiller pour changer leurs habitudes bureaucratiques, il faut organiser des assises du livre avec la participation des professionnels, loin de toute démagogie idéologique ou syndicaliste, et sous l'égide des hauts décideurs. Des assises au cours desquelles les décisions efficaces rendues seront appliquées.

La bibliothèque, quel que soit son statut, bibliothèque communale, principale de la lecture publique, bibliothèque universitaire, bibliothèque nationale, est appelée à changer ses méthodes de travail qui remontent aux années cinquante. Libérer les bibliothèques et les bibliothécaires des réflexes du travail livresque révolus.

Il faut donner un nouveau souffle aux services livresques et renouveler l'ère de la communication culturelle et artistique à la bibliothèque. Et pour réaliser tout cela, l'organisation des stages de formation, assurés par des spécialistes de la bibliothéconomie moderne, s'imposent.

Les éditeurs algériens, eux aussi, ont besoin d'aide, et non pas d'assistanat. Pour venir en aide à un éditeur, il faut que l'État revoie les prix de tous les matériaux nécessaires à la fabrication du livre; papier, colle, encre et autres. Le travail livresque ne relève pas du domaine de la consommation. Le regard des décideurs à la fabrication du livre doit changer.

Il y a aussi l'écrivain, le créateur, qui joue un rôle majeur, il est au centre de la chaîne du livre; sans lui, il n'y a pas de livre. Les producteurs de la littérature, toutes créations livresques confondues, sont appelés à se rassembler dans des clubs, dans des cercles, dans des syndicats, dans des vraies associations pour donner une visibilité sociale et culturelle à l'auteur.
Il n'y a pas de livre, de librairie, de bibliothèque, d'école, d'université sans activités culturelles de création, sérieuses et réfléchies. Afin que le livre recouvre sa place naturelle, il faut libérer ces institutions culturelles, éducatives et universitaires de la bureaucratie et la phobie politique qui hante les têtes des petits responsables.

Il faut multiplier les petits et les grands salons du livre et les cafés littéraires, dans les villes et les villages, créer des prix littéraires afin de donner un dynamisme culturel profond à notre pays, celui de Kateb Yacine, de Dib, de Mammeri, d'Assia Djebar, de Mohamed Arkoun, de Lakhdar Sayhi, de Mimouni, de Djaout, de Moufdi Zakariya, de Tahar Ouetar, de Jean Amrouche, de Benadouga, de Mostafa Lacheraf, de Réda Houhou, de Rachid Aliche, de Taos Amrouche, de Kaddour M'hamsadji, de Belaid Ath Ali, de Sidi Lakhdar Benkhlouf, de Benguitoune, de Benkariou...

Amin Zaoui