Algérie

Sauve qui peut ! La chronique de Maurice Tarik Maschino



Il était français, il a failli être belge, le voilà russe. Comme le sera peut-être demain une ex-actrice. On s'esclaffe, on se moque, mais les variations identitaires d'un Depardieu ou d'une Brigitte Bardot n'ont rien que de très courant : près de 300 Français attendent leur passeport belge, d'autres, un passeport suisse ou luxembourgeois. Sans oublier ces Maghrébins et ces Africains qui espèrent un visa ou risquent leur vie en traversant la mer. La transhumance est l'une des caractéristiques du monde contemporain.
Développées ou émergentes, la plupart des sociétés actuelles ne sont plus des ports d'attache pour bon nombre de leurs ressortissants, à commencer par les plus riches. Les élites modernes ' hommes d'affaires, financiers, ingénieurs, artistes, économistes, savants'' n'ont plus de domicile fixe ni d'appartenance nationale. Elles se fixent, provisoirement, dans le pays financièrement le plus avantageux. Comme l'écrit l'un des intellectuels américains les plus critiques, Christopher Lasch, dans un ouvrage qui est une parfaite description du monde tel qu'il devient : «Les élites sociales ne se sentent chez elles qu'en transit, sur le chemin d'une conférence de haut niveau ou de l'ouverture d'un festival national du cinéma' Elles ont plus de choses en commun avec leurs homologues de Hong Kong qu'avec leurs compatriotes.»
Les riches ne sont pas seuls à migrer : informaticiens, médecins, intellectuels qui espèrent trouver ailleurs que chez eux de meilleures conditions de travail et de vie, diplômés sûrs d'obtenir à l'étranger un poste plus intéressant, étudiants à la recherche de débouchés, beaucoup n'hésitent pas à quitter leur pays, en essaient un autre, en prospectent un troisième. Encore très vivante au milieu du XXe siècle, l'idéologie nationaliste ne fait plus recette que dans les groupes sociaux marginalisés. Nomadisme et cosmopolitisme caractérisent les modernes.
Réalités fortes au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, les nations dépérissent, les anciennes comme les jeunes. Elles ne retiennent plus, elles font fuir. Leurs symboles ' drapeau, hymne national, fêtes patriotiques ' ne sont plus, pour beaucoup, que des oripeaux auxquels s'accrochent désespérément ceux qui n'ont rien d'autre ' ni capital, ni compétences recherchées, ni volonté de «réussir», ni possibilité de s'expatrier.
Ce déclin des nations est lié soit à l'absence, chez les plus jeunes, d'une classe moyenne, classe de marchands et d'industriels, soit en Europe à son affaiblissement, dans la mesure où les membres les plus dynamiques de cette classe rejoignent les nouvelles élites mondialisées, tout en s'efforçant d'entraîner avec eux les représentants les plus prometteurs de leur pays. D'où l'ouverture des grandes écoles aux meilleurs élèves de la petite bourgeoisie et du prolétariat : la méritocratie les vide de leurs éléments les plus brillants et condamne à une impuissance encore plus grande ce qui reste d'un prolétariat de plus en plus squelettique.
Faiblesse des classes moyennes, inexistence d'une classe ouvrière devenue «une pitoyable relique d'elle-même» : ceux qui restent dans les Etats-nations subissent dans l'apathie la plus générale le destin que les élites leur imposent. Nulle part ne se fait entendre une voix qui dénoncerait la condamnation à la malvie de la majorité de la population, les partis ne sont plus que des maffias où grouillent les arrivistes, nulle aspiration révolutionnaire ne se manifeste et l'idée même de révolution est discréditée, tant les Soviétiques, les Cubains, les Chinois l'ont pervertie.
La vie des laissés-pour-compte de la «modernité» est si dure que les organisations humanitaires se multiplient et tiennent la place qu'occupaient autrefois les partis progressistes. On ne mobilise plus, on aide à survivre. On ne fait plus rêver, on soigne, nourrit, héberge. On n'attend plus des lendemains qui chantent, on tente d'humaniser un présent qui maltraite. A l'espoir d'une révolution a succédé le temps de la compassion.
Les peuples eux-mêmes donnent dans l'abattement le plus mortifère ou le conservatisme le plus réactionnaire. Peur d'un avenir qui ne leur laisse aucune chance, dégoût d'un présent qui les meurtrit : ils sont de plus en plus nombreux, en Europe, à prêter une oreille attentive aux partis d'extrême droite qui leur promettent de restaurer le monde d'hier et, dans l'immédiat, cultivent leur haine de la démocratie.
La démocratie est la grande perdante des transformations en cours dans toutes les sociétés. Nulle part les réformes annoncées ne sont soumises à l'examen critique des citoyens, aucun débat ne leur est proposé, aucun souffle, aucune vision d'avenir n'habitent ceux qui les dirigent. De la démocratie ne reste que le droit de vote. Mais qui s'exerce à l'aveuglette et porte au pouvoir soit des chefs de bandes qui ont truqué les élections, soit des ambitieux sans envergure incapables de tenir leurs promesses électorales.
Y a-t-il un seul pays, aujourd'hui, qui ne donne pas à sa jeunesse, à ses économistes, ses ingénieurs, ses médecins, ses intellectuels et, naturellement, aux plus fortunés de ses habitants le désir de fuir ' Le «sauve-qui-peut !» est général.

1- Christopher Lash, La révolte des élites, Flammarion, 1996.


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