Algérie

Sahel (Bouzeguene/Tizi Ouzou) - Il était une fois un village



Sahel (Bouzeguene/Tizi Ouzou) - Il était une fois un village


C'est grandiose, c'est l'apothéose, ils sont sur le podium, pas sur la plus haute marche, mais la deuxième! Ils ne s'imaginent pas recevoir un prix tant l'humilité se confond avec la sagesse et le don de soi, ne voulant point être au-devant de la scène tant bien même le labeur entrepris depuis bientôt deux ans porte ses fruits.

Oui, ils sont là, une bonne centaine d'entre eux, peut-être plus, peut-être moins, les hommes habillés sobrement, les femmes belles et tonitruantes, traditionnellement bariolées avec des robes jaunes couleur genêt, car il ne peut en être autrement, dans l'enceinte du théâtre Kateb Yacine, à être venue pour entendre le verdict. Quand l'huissier ouvre l'enveloppe et qu'il en retire un feuillet, tout le monde retient son souffle. Le préposé sait faire patienter son public, mieux, il jouit de son numéro qu'il a certainement retourné dans sa tête à plusieurs reprises ; n'est-il pas dans son rôle, lui que la salle entière attend pour la prise de parole, mais qu'elle oubliera une heure après? N'est-il pas dans un théâtre?

Là, maintenant, c'est l'acte final. Il doit annoncer le résultat, on ne peut plus attendre, on piaffe d'impatience. Alors, il le fait, il l'annonce de sa voix qu'il veut forte et rassurante, mais en réalité chevrotante, une voix pleine d'émotion qu'il peine à contenir, se sachant épié et attendu par une salle comble de villageois descendus, pour une fois de leur montagne, non par pour manifester ou couper une quelconque route, mais uniquement pour faire la fête! Une explosion de joie accompagne le verdict, la salle se met en ébullition, une grappe de femmes et d'hommes se lèvent et s'avancent vers la longue scène du théâtre où bon nombre d'illustres artistes s'étaient produits; heureux et confiants où pour une fois, les acteurs principaux, ce sont eux, d'humbles villageois poussés sous la lumière des lampions. Ce n'est pas une pièce théâtrale qui va se jouer devant leurs yeux, c'est bien leur village qui est mis à l'honneur, c'est leur village, leur travail, leur sueur, leur dévouement, leur amour qui sont enfin reconnus et récompensés. Le titanesque labeur entrepris vient de sortir la bourgade de l'ornière de l'oubli dans lequel des siècles de retard et d'isolement l'avaient confinée. Car, l'agglomération des années d'avant, celle des années de feu, puis celle des années de misère et des premiers bourgeons qui ne voulaient pas éclore, suivies des périodes de plomb qui durent et durent encore, a décidé de prendre ses aises.

Le bourg a décidé de s'émanciper des tutelles, seul, sans l'aide de personne ou si peu. Il veut prendre son envol par la seule grâce de sa jeune garde encadrée de sages qui ont enfin compris qu'il faut lâcher du lest; ils ont décidé de faire confiance à leur progéniture souvent amoindrie, décriée pour sa pseudo paresse alors qu'elle bouillonnait et essayait de contenir sagement et subtilement son impatience et son énergie afin de prendre les rênes de son devenir. Ouf, le village est sauvé, le conflit de générations l'a épargné, la fougue juvénile s'est intelligemment alliée à la sagesse des aînés. Le hameau a grandi en même temps qu'ont grandi ses femmes et ses hommes, plus mûrs, plus conséquents des enjeux locaux et mondiaux; ils savent que l'avenir de leurs enfants se joue chez eux, dans ces ‘'collines oubliées'', tant bien même d'autres jeunes téméraires, armés de leur seul courage qu'ils portent en bandoulière pour affronter le monde, soient déjà partis loin; ceux-là ont la tête là-bas, dans l'ailleurs lointain et le cœur accroché à la colline de leur enfance qu'ils n'oublieront jamais. Ils tenteront de revenir à la moindre occasion qui leur sera offerte.

Ainsi, en est-il de ces villageois, simples, mais durs, d'abord avec eux-mêmes plus qu'avec les autres, bons et hospitaliers, mais impitoyables et sans concession s'agissant de leur honneur bafoué, cul-terreux pour la plupart, manœuvriers pour certains, diplômés pour d'autres, mais d'une incroyable sagesse et discernement, tant ils savent faire face aux passions aveugles, inutiles et encombrantes et, surtout, ils ne rechignent point à se soulever comme un seul homme pour défendre leur pays, leur terroir, leur dignité flouée ou simplement, un des leurs en détresse. La soldatesque française en connaît un bout, elle qui avait voulu se frotter à eux; elle est repartie bredouille, avec dans ses bagages, comme ‘'butin de guerre'' perdue, une honteuse et humiliante défaite qui allait ouvrir les yeux à d'autres peuples brimés à travers le monde.

Les femmes et les hommes d'ici sont ainsi brassés de ‘'terre et de sang'' qui se sont entremêlés et qui les ont façonnés ; on ne pourrait les changer, eux dont le comportement a été forgé par des siècles de luttes contre la nature ingrate qu'ils ont à moitié domptée et les envahisseurs qu'ils ont définitivement chassés, de durs labeurs, de promesses non tenues et d'abnégation pour savoir que le mot ‘'renoncer'' ne fait pas partie de leur lexicographie. Oui, ils sont ainsi, et justement c'est pour cette raison qu'ils se retrouvent aujourd'hui joyeux et heureux dans cette illustre enceinte du théâtre Kateb Yacine de Tizi Ouzou à fêter leur victoire. Certes, ils n'ont défait personne, fort heureusement d'ailleurs, ce n'est pas le moment d'engager une quelconque bataille inutile contre un ami ou un ennemi virtuel; cette victoire-là, la leur, ils l'ont gagnée, d'abord sur eux-mêmes, en se sacrifiant nuit et jour, femmes et hommes et, ensuite sur le sort qui s'était acharné faisant du village un cul-de-sac que personne ne voit et où personne ne s'aventure, enfin, ils l'ont gagné pour leurs aînés, leurs ancêtres, des inconnus à qui personne n'avait donné la parole, et aussi pour les autres villages de Kabylie et d'ailleurs de cette belle Algérie, ceux qui sont passés par cette aventure merveilleuse, ceux à venir, ceux qui souffrent et aspirent à mieux que ce qui leur est proposé et qui voudraient être tentés par cette odyssée magnifique que l'Assemblée populaire de wilaya (APW) de Tizi-Ouzou a mis en symphonie pour faire concourir sainement et honnêtement des villages de Kabylie et ainsi fédérer des populations que certains voudraient monter les unes contre les autres en ces moments extrêmement délicats et aussi conjuguer les efforts pour des objectifs nobles.

On ne peut ne pas avoir une pensée bien particulière au défunt Aïssat Rabah, président de cette auguste assemblée, à l'origine de cette initiative, ainsi qu'à sa famille. Repose en paix Da Rabah, le message est compris! Fasse Dieu que cette merveilleuse initiative prenne mousse, rameute des émules, ailleurs.

Alors, seriez-vous tentés de rendre visite à ce village? Tiens, mais quel oubli, il n'est pas encore nommé? Cela ne saurait tarder. Allez-y, vous ne vous y perdrez pas, les villageois interrogés le long du parcours ‘'planté‘' de grappes de bourgades, vous y guideront, par ‘'ces chemins qui montent‘' et qui montent, encore et toujours, vers là-haut où habitent les «fils du pauvre», ces «Fouroulou» des temps modernes. Un plateau oblong, couvert d'oliviers, seconde richesse de ces contrées après sa jeunesse, souhaitera la bienvenue à quiconque s'y aventure. Non, ne croyez plus cela, depuis peu, ce n'est plus une aventure, c'est juste une randonnée, un moment de plaisir inoubliable qui replongera le visiteur, surtout celui qui viendra de la grande ville, dans ses racines et ses rêves d'antan; il reverra, au détour de chaque tronc d'olivier ou de figuier ou de lentisque, ses ancêtres proches et lointains, son enfance certainement, son avenir peut-être.

Depuis peu, le chef-lieu de la commune est devenu tumultueux, comme partout ailleurs, lui aussi a décidé de grandir. À sa manière! À droite du virage en épingle, la montée, c'est la dernière, puis le plongeon vers la grande rivière, au loin cachée par une multitude de collines qui s'alignent les unes derrière les autres comme voulant dissimuler au visiteur les vallées encaissées, accessibles par des pistes tortueuses et plongeantes, que peu d'étrangers auront le courage ou la chance de s'y engouffrer pour goûter à la douceur du rude hiver des lignes des crêtes et à la fraîcheur de l'été qui érode les sommets et bien évidemment, goûter aux saveurs des incontournables figues fraîches dégoulinant du nectar des rosées matinales.

Où l'on se met, une vue circulaire extraordinaire éclabousse les yeux. On ne peut pas ne pas poser longuement son regard sur la montagne au sud, la haute montagne, la vraie des vraies, derrière les mamelons de la ville qu'ils cachent, prenant racines dans l'immense oliveraie plate et grise, blanche et immaculée les jours d'hiver où ses cimes sont dégagées, dominant de Sa Majesté séculaire, monts et vallées. L'été arrivé, le mastodonte blanc se transforme en une masse éteinte, uniforme, rugueuse, il titille les cieux et chevauche l'horizon sur des dizaines de kilomètres en s'érigeant en rempart salvateur, bloquant le vent chaud provenant du désert qui ne cesse de l'assiéger. À sa droite, les plaines étroites que dominent d'autres monts, des nains, qui s'engouffrent vers l'ouest pour former une immense forêt belle et verdoyante au creux de laquelle coule la grande rivière qui, tel un serpent qui connaît sa destination, slalome langoureusement en s'enroulant autour des collines comme un prédateur étreignant sa proie pour mieux l'étouffer; il s'en va ainsi, souvent et paisiblement de son cours lent et plat et des fois, tumultueusement, exagérant sa furie et sa colère contre les hommes, emportant tout sur son passage comme un monstre narcissique et déchaîné que rien n'arrive à contenir; il s'en va, ainsi, se jeter au loin à une embouchure où les montagnes se rencontrent, s'ouvrent et s'écartent comme une amante attendant son soupirant pour lui faire découvrir ses charmes que sont la mer et son encre bleue qui se confondent avec l'horizon azur, lointain et visible même à partir de la belle et nouvelle placette que les bâtisseurs viennent d'ériger au village. Aux nuits sombres mais dégagées, on doit cette féerie magique au ciel qui offre généreusement un firmament couvert de milliards d'étoiles que des artistes à qui Bacchus s'active à réchauffer le cœur et l'esprit, pensant cueillir un astre juste en allongeant la paume de leurs mains. Des fois, embrumés plus que de coutume, les artistes par les effluves de leur nectar, la nature par son brouillard et ses nuages bas, les deux se rencontrent dans un ballet surprenant, les premiers voulant ramasser un flocon de brume immaculée, les seconds s'activant à filer vite à l'est vers la haute montagne qui leur tend les bras.

Paradoxalement, les colliers de lumière qui lient les villages entre eux jusqu'à former une chaîne circulaire et ininterrompue, scintillent et font croire aux nostalgiques que le ciel s'est inversé; il se met à leurs pieds à la nuit tombante. Le foisonnement et les scintillements ne s'estompent qu'au lever du jour, comme par enchantement, avec la disparition des astres qui, las de nous avoir nargués, rentrent quelque part chez eux vers on ne sait où dans ce lointain espace sidéral.

En face, adossés au ciel à qui ils font peut-être office de levier ou de soutien pour on ne sait quelle divine ou démoniaque manœuvre, le sommet, l'hiver plongé dans les tourments des vents et des nuages, l'été, suffocants des rayons du soleil que leur crâne reçoit en premier, les villages sur les crêtes ou à flanc de la moyenne montagne, veillent sur les autres et les défient quelquefois, en leur faisant croire qu'ils leur soustraient à la vue l'autre versant qui s'étend à l'est.

Le travail accompli par les habitants du village est titanesque. La placette qui servira à devenir le cœur battant du village, le nouveau siège de la Djemaâ, la mosquée restaurée, les fontaines fluorescentes, les murs peints de gravures et de tableaux qui rendraient jaloux les diplômés de l'école nationale des beaux-arts, le tri sélectif des déchets sont autant d'acquis pour le bien-être et la quiétude du village. Et surtout, c'est le plus important de tous, les nouvelles mentalités qui s'installent auprès des jeunes et moins jeunes quant à la défense de l'environnement, le dévouement en sacrifiant son temps et son argent pour la beauté du site et la chose publique et la volonté d'aller de l'avant malgré la récompense reçue. Avant, c'était le village du bout du monde, le voilà maintenant devenu, le village du monde. Avant, c'était le village du néant et des ténèbres, voilà que par l'acharnement de ses habitants, il est devenu le village du temps présent et, peut-être bien, des temps futurs. Et pourquoi ne le serait-il pas? Fier? Comment ne pas l'être! Il est inutile de citer des noms, inutile de jeter des fleurs à qui que ce soit, sauf à tous, paysans, manœuvres, étudiants, ingénieurs, médecins, fonctionnaires, chômeurs, etc. L'effort étant commun, la réussite aussi. Attention, l'avenir doit se conjuguer au même rythme que les sacrifices endurés pour arriver à ce point de non-retour. Ne dit-on pas qu'il est plus facile d'arriver au sommet que de s'y maintenir? À vous toutes, à vous tous, merci. Vous nous avez honorés, vous, femmes et hommes du village d'ICHERKYENE dans la commune de Maatkas à Tizi-Ouzou. L'Histoire retiendra ces moments-là.


PS : Sincères félicitations au village SAHEL de Bouzguene, aux huit autres qui ont obtenu un prix ainsi qu'à tous ceux qui ont concouru à cette édition 2019.

Remerciements à Mlle Amar Rachida et Tabek Omar qui ont bien voulu assurer la traduction de ce texte, respectivement, en tamazight et en arabe.

Photo: Village Sahel. Commune de Bouzguene. Wilaya de Tizi Ouzou


Ali Kader (* Romancier)


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