Algérie

Sabrina



Personne ne sait vraiment qui elle est et d'où elle vient mais dans le quartier, tout le monde peut vous en parler. Depuis qu'elle y a élu « domicile », Sabrina donne une histoire et un parcours à tout le monde. Les versions, comme pour tous ceux dont on ne sait rien, diffèrent. Il y en a de gauchement fantasmées, de grossièrement copiées et de furtivement inventées mais elles ont ceci de commun : Sabrina est une énigme laissée sur le carreau et elle prend une certaine revanche en entretenant le mystère à son corps défendant. Personne ne sait vraiment qui elle est et d'où elle vient. D'abord parce qu'elle ne parle pas mais peut-être aussi parce que personne n'a essayé de lui parler. La Sabrina de ce bout d'Alger comme toutes les autres du bout du monde d'Algérie, on ne leur parle pas. On leur donne la pièce, on leur met un sandwich entre les mains ou on leur jette un regard condescendant avant de vaquer à ses occupations. Sur la route, il y a toujours quelqu'un pour écouter le geste triomphalement généreux ou la sornette morale à servir avec délectation. Le corps de Sabrina ne renvoie qu'une profonde lassitude et un mépris infini mais à bien écouter son silence éloquent et son désintérêt émouvant, on finit par y déceler l'essentiel : la dignité. Parce que Sabrina n'a jamais rien demandé à quelqu'un. Elle mange et boit quand elle ne peut plus rien contre la réclamation du corps et parfois, elle sourit. Elle sourit pour narguer le monde, elle sourit pour s'offrir un caprice et elle sourit au passage d'un enfant. Il y en a qui disent qu'elle est devenue folle après avoir perdu mari et enfants, une histoire glacialement rabâchée dans chaque drame inexplicable. Il y en a qui disent qu'elle a fait ses quatre cents coups de fille de joie avant que son corps s'étiole au point de ne plus attirer personne. Il y en a qui disent qu'elle a été séduite et abandonnée par un mari sans scrupules. Il y en a qui racontent que son père l'a ramenée de force d'un pays d'Europe où elle est née et a grandi. Chaque nouvelle histoire collée au parcours de Sabrina est une nouvelle hallucination. Elle, elle est là, dans un coin de terrain vague qui abrite d'interminables matchs de foot pour des bambins sans perspective ou à l'occasion d'un marché de moutons pour maquignons roublards. Sabrina a la cinquantaine, peut-être un peu plus ou beaucoup moins, allez savoir. Il n'y a pas d'âge pour être sur le carreau, n'est-ce pas ' Sabrina est belle mais il n'y a pas grand monde pour le dire : « elle a dû être belle avant », qu'on dit dans le quartier. C'est ainsi, on ne peut pas être belle tout court quand on est sale et on habite un terrain vague. Depuis quelques mois, Sabrina a quitté les lieux sans laisser d'adresse. Dans le coin de terrain vague, il reste deux ou trois couvertures, des pots de yaourt et l'ombre d'une femme dont on ne sait rien mais va quand même inspirer d'autres sornettes.S. L.


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