Algérie

S?il te plaît, dessine-moi la modernité !


Parlant du livre «Self Islam» d?Abennour Bidar, Rémi Yacine (1) conclut sentencieusement qu?«adapter l?Islam à la modernité est le plus grand djihad de ce siècle». Il m?a toujours paru évident que l?Islam est l?expression parfaite de l?idée même que je me faisais intuitivement de la modernité. Je me rassure en vérifiant que je ne suis pas seul.Malek Chebel et bien d?autres intellectuels algériens pensent que le message coranique recèle la quintessence même de l?idée qu?ils se font de la modernité.Je fus donc choqué par cette conclusion quelque peu abrupte et surtout injuste vis-à-vis de l?Islam. Nous nous mettons en quête de modernité avec la même inanité qu?un âne perdu dans un désert cherchant désespérément de l?eau pour étancher sa soif, alors que son échine ploie sous le poids de l?outre remplie de l?objet de son désir. C?est donc en toute humilité que j?essayerai de dire, ici, que c?est surtout aux musulmans de faire l?effort de comprendre le message coranique éclairé par la Sunna du prophète, de s?en imprégner, mais surtout que cela se traduise véritablement dans leur vécu et leur quotidien.Un débat fécond peut nous amener à définir cette modernité qui nous installera dans notre temps et nous esquissera des perspectives plus souriantes. Nous avons un atout, l?Islam. Il est vrai que nos gouvernants sont revêches à l?idée d?argumenter et de défendre une idée. Nous-mêmes nous sommes allergiques aux débats.La moindre contrariété nous fait nous emporter et nous catapulte dans la crise. Résultats des courses: nous nous réconcilions sans débat, nous réformons l?enseignement supérieur sans presque le dire et on nous annonce que la révision de la Constitution est inéluctable: on s?attend donc à ce qu?une nouvelle loi fondamentale nous soit pondue en catimini. On a beau leur ressasser qu?un débat sans solution est plus productif que des solutions sans débat, nos décideurs n?en ont cure. Ils sont si prompts à décider qu?ils n?ont guère le temps de réfléchir.Le concept de la modernité est si malmené par les hommes politiques et si galvaudé par les médias que les citoyens perçoivent confusément la direction que l?on cherche à leur indiquer. Ils sont tout de même sommés de la prendre, Emchi bark ! Peine perdue, tous les Algériens sont résolus à entrer corps et âme dans ce lointain paradis terrestre vaguement mais désespérément situé devant eux.La société recèle toute une panoplie de portraits des candidats à cette modernité. Des incontinents qui entendent y accéder en défonçant les portes, aux plus retenus qui attendront patiemment qu?on les leur ouvre, en passant par les indécis qui tergiversent sur la nature de l?habit ou la couleur de la cravate dont il conviendra de s?affubler. Naturellement, il y a ceux qui s?interrogent sur l?opportunité d?encombrer leur esprit avec quelques idées en guise de bagages et leur âme de quelque conviction en guise de viatique. Ou serait-il plus pertinent de se servir dans le prêt-à-penser du rutilant monde occidental pour accomplir le voyage avec davantage de célérité, le coeur léger... Plus simplement, l?équivoque qui perdure entre occidentalisation et modernisation de la société est le premier écueil à aplanir préalablement avant toute velléité de débat sur le concept de modernité.L?insistance de certains sur la nécessité de «moderniser» l?Islam soulève un questionnement grave. En clair, faut-il tripatouiller l?Islam dans la louable intention de «l?adapter à la modernité», avec probablement en filigrane l?inavouable désir d?obtempérer aux injonctions de Bush et de ses amis néo-conservateurs, résolus à expurger l?Islam de toute valeur, comme le djihad, susceptible de contrarier ses desseins pour le Grand Moyen-Orient ? Ou bien, les musulmans feraient-ils preuve de sagacité en faisant l?effort de se réapproprier concrètement les valeurs et les principes de l?Islam ? Dans ce cas, il s?agira de vivre l?Islam et non de le revendiquer pour se forger une identité formelle vide de contenu et de sens pour habiller son indigence intellectuelle. Avant de se précipiter pour choisir les bonnes solutions, nous devrions commencer par nous poser de vraies questions pour essayer de débattre sereinement. Sans s?exciter ni jeter d?anathème sur qui que ce soit !Les concepts, mêmes «importés», lorsqu?ils sont bien définis, ont la vertu d?éviter les quiproquos. Je n?essayerai pas pour autant de réinventer la poudre. Notre propos sur la modernité est constitué de bribes de bon sens glanées dans des manuels élémentaires. C?est donc loin de toute sophistication du discours que nous proposons cette réflexion.La modernité de l?Occident contemporain s?est édifiée sur deux fondements. Le mérite du premier revient à Archimède. Pour montrer l?infinité des nombres, il stipulait la possibilité d?affecter un nombre à chaque grain de sable existant sur toutes les plages de l?univers ou tout à fait virtuel de son imagination. Son esprit débridé s?autorisait donc à énoncer un nombre plus grand à chaque grain de sable supplémentaire. L?Occident a généralisé cet algorithme en le transposant dans la méthodologie.L?idée que la perfectibilité de toute création de l?homme est indéfinie est ainsi née. L?application des découvertes scientifiques dans les processus de la production industrielle constitue le second.Seule la notion de coût, mesurée en temps de travail, en valeur fiduciaire ou en énergie, régule l?évolution du progrès humain. Ainsi, l?adoption de quelques idées simples a généré un mouvement constant vers le bien-être social.Le 20ème siècle finissant nous a montré que durant une génération, les limites du progrès sont plusieurs fois repoussées par l?homme aux confins de l?inimaginable de la veille.Cette puissance de l?esprit humain est, me semble-t-il, magistralement exprimée par Jean-Paul Sartre lorsqu?il déclare: «Quand je pense, les jeux sont faits !».Cette modernité basée sur la créativité de l?esprit n?a donc aucun rapport ni avec le port du hidjab et du foulard ou un tout autre apparat vestimentaire, ni encore moins avec le nombril en l?air. La modernité est plus une attitude vis-à-vis du savoir, une aptitude à en produire et à le transmettre et naturellement une capacité à le transformer en production matérielle pour plus de confort social. Il serait bien puéril de croire que l?on pourra atteindre le confort matériel et accéder aux fruits de la modernité en faisant l?économie des efforts intellectuels colossaux consentis par les sociétés aujourd?hui avancées. Cependant, il serait incontestablement judicieux de s?en inspirer et de tirer profit de leurs acquis les plus universels. L?impasse sur le travail de fourmis qui a puissamment propulsé l?Occident contemporain pour lui permettre de prouver quasi quotidiennement que le progrès est irrépressible est un pari perdu d?avance. La culture du paraître, qui prospère chez certaines élites des pays du Sud et les berce avec cette magnifique mais illusoire pensée que l?habit ferait le moine, est inopérante et stérile.J?illustrerai volontiers ce phénomène par ce que j?appellerai le syndrome du «Caprice du Tessala». Les apprentis sorciers du marketing des produits laitiers ont proposé sous cette dénomination au consommateur de l?Ouest algérien un camembert qui copiait à s?y méprendre le même produit connu sur l?autre rive de la Méditerranée sous le label « Caprice des dieux ». La qualité intrinsèque du produit n?est pas en cause ici.Là où le bât blesse, c?est que le manque d?imagination et la méconnaissance de la culture de celui que l?on essaye d?imiter fait oublier aux concepteurs locaux que les caprices divins sont délicieux, mais ceux d?une montagne, même modeste comme le Tessala, sont a priori catastrophiques. Autrement dit, chez nous le marketing est une politique dérisoire de l?arnaque faite d?un incommensurable irrespect pour la culture du consommateur. Alors qu?ailleurs, vendre un produit c?est le charger d?émotion en lui donnant une identité forte.La publicité, aujourd?hui, est une occasion, autour d?un produit, pour initier un véritable dialogue culturel souvent exquis et raffiné avec le consommateur. C?est bien de la niaiserie que de croire qu?en mimant quelqu?un on finit par lui ressembler. De Germinal à la Silicone Valley, nous ne pourrons pas brûler toutes les étapes.Les sociétés du Sud sauront, tout au plus, emprunter quelques subtils raccourcis.Après sa conversion, Shîblî, disciple du célèbre soufi de Bagdad Jûnayd, demandait au cheikh de lui donner ou de lui vendre la perle de la connaissance divine.La réponse du maître spirituel est d?une perspicacité toujours utile à méditer sans modération pour quiconque voudrait quelques provisions pour se mettre sur la voie de la modernité. «Je ne peux pas la vendre, car tu n?en as pas le prix; et si je te la donne, tu l?auras obtenue à trop bon marché.Tu ne connais pas sa valeur. Jette-toi, la tête la première, comme moi, dans cet océan afin de pouvoir gagner la perle en attendant patiemment». Toute proportion gardée, la quête de la modernité requiert autant de patience. Le cheminement risque d?être long et parfois semé d?embûches.Ces considérations liminaires désignent évidemment l?université comme étant le creuset propice à l?émergence des idées motrices pour le développement de la société. Malheureusement, l?état de délabrement et de déliquescence de l?université algérienne n?incite pas à un optimisme démesuré.La situation peu reluisante de l?université ne doit pas non plus justifier un fatalisme et un défaitisme inconsidérés, comme nous pouvons en rencontrer chez certains pseudo-intellectuels à l?esprit chagrin et à l?encéphalogramme plutôt plat. Les problèmes de l?enseignement supérieur, l?incapacité de l?institution universitaire à produire et à diffuser des idées génératrices de progrès dans la société, le silence des intellectuels ou leur peu d?emprise sur la transformation de la société sont des facettes d?un même sujet. Une analyse plus ample, à la mesure de sa gravité, serait utile pour tous.La léthargie de ce monde du savoir est si profonde que le traitement de cheval urge, avant qu?un choc fatal prévisible n?intervienne! L?Algérie est malade de ne pas savoir le sens de la marche qu?il lui convient de prendre, l?université n?en est que le reflet.Le mot-clé qui revient comme un leitmotiv chez les observateurs de la situation algérienne est celui de gâchis. Gâchis tout à fait proportionnel au gigantisme des moyens mis en oeuvre. L?une des causes principales de ce constat amer est d?ordre intellectuel. L?indigence intellectuelle des gouvernants les rend hostiles à toute pensée un tant soit peu élaborée. Ce qui ne les prédispose pas à être à l?écoute de l?intelligentsia locale, elle-même plutôt paresseuse, quand elle ne verse pas dans un béni-oui-ouisme béat. Tout ceci induit très naturellement un penchant, quasiment pathologique, pour le couper-coller dans les processus d?analyse et de la prise de décision politique.La promptitude des décideurs à calquer « ce qui marche ailleurs » s?explique par une volonté naïve de gagner du temps. En vérité, les déconvenues sont à la mesure de la précipitation. Dans cette mouvance, les décideurs côtoient des intellectuels de pacotille qui se plaisent à pérorer dans les salons leur opposition convenue au « système » pour se bousculer dans les coulisses afin de le servir et le cautionner. Pour paraphraser Boris Vian, nous dirons que dans plusieurs domaines, les gouvernants algériens sont passés maîtres dans l?art de prendre de longs raccourcis, parfois marécageux. Pour nettoyer les bottes, il y a pléthore d?opportunistes et de «phraséologues» de service.Le peuple est prostré dans un attentisme sans fin, absorbé qu?il est à regarder sa propre histoire s?accomplir. Les indus occupants du pouvoir n?aiment pas le peuple qui le leur rend bien. Tant et si bien que cela n?a pas échappé au fin observateur qu?est l?universitaire américain William Qandt. Il note que les Algériens, aigris par le déficit de démocratie, identifient leurs gouvernants au pays lui-même. Ils en arrivent à ne pas aimer leur propre pays. Serions-nous si peu patriotiques au point qu?un étranger s?en émeuve ? Les choses sont plus complexes que la manière de les aborder ici risque de le laisser supposer. La simplification excessive de l?analyse complique davantage nos réalités. Cependant, nous ne devrions pas éluder ou fuir la complexité. L?acceptation de la complexité n?est-elle pas un acquis contemporain du génie humain pour vaincre la complication ?La modernité dont l?Islam est porteur s?exprime à travers les principes qu?il propose. Un peu comme les facettes d?un diamant déterminent son eau. Ces principes sont la sacralisation de la personne humaine dans son intégrité physique, sa dignité et ses biens.L?incitation à l?organisation démocratique de la société (choura), l?attachement à la science et l?incitation à l?accumulation du savoir et à sa production l?encouragement à défendre sa liberté de conscience: c?est ça l?autre djihad, M. Rémi Yacine ! Jamais le djihad n?a été une « course morbide vers la mort », sauf chez une génération d?écervelés abreuvés à l?école de la pensée unique. A qui, comme le soulignait Fawzi Rouzeik, dans une de ses réflexions (2), un pouvoir, « fondé sur une doctrine unificatrice », a voulu imposer par le haut une modernisation économique et sociale. Cette volonté du pouvoir d?installer autoritairement les gens dans « la modernité » s?est conjuguée à une autre volonté de les installer au paradis au pas de course.Ce télescopage d?autoritarismes nous en a fait voir de toutes les couleurs - du noir et du rouge surtout - des décennies durant. De verte, nous n?avions pas. Il n?est jamais trop tard d?apprendre aux générations futures d?écrire sur leur cahier d?écolier le mot de liberté et de démocratie. J?ai essayé non pas de dessiner la modernité, comme le laisserait supposer le titre, choisi pour le plaisir de succomber en faisant un clin d?oeil au «Petit Prince».     A force de prendre la liberté de m?occuper de mes moutons et de me mêler de mes oignons, j?ai retenu que pour élever les uns et cultiver les autres, une bonne dose d?amour est nécessaire.Si nous sommes plusieurs à vouloir prendre le chemin de la modernité, je crois qu?il nous en faudra aussi pour mieux nous supporter. Mon petit doigt me susurre que la direction passe par la Qibla. Ce n?est pas une raison pour perdre le Nord et encore moins de s?étriper avant de se mettre en route. Allez ! Marchons et parlons ! El-hadhra wa el-maghzel ! * Département des sciences agronomiques, Université de Mostaganem1- Rémi Yacine. RubriqueFrance-Actualités, Sortir l?Islam de la cave, El Watan du lundi 08.01.2007.2- Fawzi Rouzeik. Rubrique Idées-Débat, El Watan du lundi 08.01.2007.
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