Algérie

Ruralisme et paysannerie, que de sentiers battus ?



Les composantes sociologiques et culturelles du monde rural, dans son ensemble d'aujourd'hui, sont caractérisées par un état d'esprit qui semble évoluer vers un mode de vie « rurbain » accru, tous azimuts. En effet, la « ruralité », longtemps engouffrée dans le labyrinthe des approches de développement, est de plus en plus évanescente. La paysannerie, tel que perçue, comme un « ensemble de ruraux » vivant des activités agricoles semble évoluer, elle aussi, dans un climat de frictions corporatives et d'insuffisances technico-économiques. Alors, ruraux et paysans, quelles tendances respectives et, interactions rationnelles ? Ci-après, succinctement, quelques points de vues. De l'indigénat rural à la paysannerie Vers la fin de la période coloniale, le peuple algérien était perçu comme un indigénat constitué. l'un, en « masse brute » : les ruraux, les gens de l'extérieur (Esshab barra), les campagnards ( El bedou), les nomades (Erraïyenne). L'autre, qualifié d'indigénat de proximité, défini en artisans, commerçants et autres activités villageoises (Esshab leblad, Ahl lemdina, Esshab el hirref, jardiniers,...). Un « indigénat de services » en quelque sorte. De proximité.  La SIP (société indigène de paysannat) fut la première organisation qui a vu le jour dans ce contexte. Elle fédérait les paysans indigènes semi-ruraux, c'est-à-dire, les « propriétaires agricoles » de proximité villageoise, passerelle entre les 1er degré (villageois) et 2ème degré (ruraux). Le temps affirmé des Khamessa.  La SAP (société agricole de paysannat, prévoyance plus tard), fut le second type organisationnel élargi aux paysans exploitants agricoles et éleveurs. Avec des ateliers machinistes, des docks silos céréaliers et autres écuries de bétails, tenancières. Le temps des « gros exploitants terriens et éleveurs » indivis (ârch.) et individuels (kbir douar) liés au système agricole colonial. Le temps indigéno-colonial et des khamessa associatives. « Du quint exponentiel ».  Enfin, le SAR (secteur d'amélioration rurale), outil d'interventions de l'administration, chargé des actions de soutien en termes de pénétration du monde rural et de « suivi agro-rural ».  Le plan de Constantine lança une série de mesures complémentaires à ces mécanismes organisationnels par le biais de coopératives à l'accession des terres, entre autres (Caper, etc...) ainsi que des centres de regroupements de ruraux « sans terres », aux différentes appellations suggestives, périphériques aux villes et villages. Ce sont ces noyaux qui vont abriter successivement plusieurs générations issues de l'exode rural. Un terrible dépeuplement des campagnes, qui va s'accentuer après 1962, pendant de longues années. Toute une ruralité déversée en vrac, pêle-mêle. Tout une société pluri-séculaire, ainsi débobinée, déstabilisée et déstabilisante à ce jour. Union syndicale ou de « masse » paysanne ? L'état d'esprit paysan n'est pas d'essence revendicative. Il est plutôt enclin à « l'attentisme », depuis notamment le plan de Constantine de 1958/62, ainsi que pour d'autres raisons. En revanche, à travers l'histoire coloniale, l'on note les soulèvements successifs tribaux dès 1871, contre les expropriations et leurs cantonnements sur les mauvaises terres. Un déracinement dramatique. Oppressant et léthargique. Par conséquent, les petits paysans algériens n'ont jamais constitué une couche sociale à part entière, au sens « prolétariat » du terme. C'était une strate rurale importante extrêmement démunie, certes, mais rétive à tout embrigadement associatif, contraignant, de nature non « tribaliste ». Dans tous ses archaïsmes. Elle est restée longtemps tétanisée ainsi, par l'emprise des « puissants » du moment. A savoir : les colons, les Caïds et les gros propriétaires terriens. Un ensemble écrasant.  A partir de 1930 et surtout bien après, deux partis politiques semblaient bien introduits dans le monde rural : le PPA (parti populaire algérien) de par son populisme d'essence rurale, et le Parti communiste algérien (PCA). Le PPA envahissant, en terme de propagande populiste et mythique, ne permettait pas au second de s'ancrer et rationaliser sa démarche. En outre, certains camarades français étaient aux antipodes des réalités de la paysannerie algérienne démunie, et se concentraient dans quelques îlots ruraux sahélien et tellien. Le mouvement des zaouïa constituait l'exécutoire socio-culturel, des fantasmes des ruraux en général. Partout et depuis longtemps. Le FLN, avec l'organisation parentale du PPA/MTLD, combinée à la mythologie de certaines zaouïa, s'est approprié du monde rural dans toutes ses composantes sociales ou presque, en militantisme nationaliste libérateur, dans un populisme sublimé, insaisissable.  La première organisation « paysanne » post-indépendante était la FNTT (fédération nationale des travailleurs de la terre), un appendice de l'UGTA (union générale des travailleurs algériens), à l'image de ses fédérations liées jusqu'à ce jour (industrie, éducation, transport, etc...). Pour entamer la réforme agraire, jamais enclenchée réellement, on créa l'ONRA (office national de la réforme agraire), qui s'est retrouvé chargé de la conduite du... secteur autogéré affilié à la FNTT, une coquille vide en terme syndical, mais un outil de centralisation bureaucratique inimaginable. Démobilisateur. C'était le temps des commissariats gestionnaires. L'ONRA dissoute, ses attributions vont être transférées à l'administration agricole départementale. Un autre parasitisme sur des structures techniques, devenues du jour au lendemain, planificateurs et gestionnaires indirects des exploitations agricoles comme, à quelques exceptions près aujourd'hui, avec les différents fonds agro-ruraux dits de « Daâm » et autres projets « participatifs ». Avec, cependant, moins de « politique intégratrice », mais plus clientélistes.  L'Agriculture était partagée entre deux secteurs : l'autogestion agricole (travailleurs des terres ex-coloniales), et quelques dizaines de milliers de gros et moyens propriétaires terriens, ainsi que des éleveurs d'ovins nomadisant formant une strate rurale bien particulière, une foultitude de petits agriculteurs et des paysans sans terres. Ces derniers vont être plus tard, les attributaires de la révolution agraire, du plein emploi, etc...  Avec l'avènement de la révolution agraire, un troisième secteur agricole va apparaître. Un autre gouffre de contradictions rurales. L'UNPA (Union nationale des paysans algériens), qui s'était déjà dessinée sur la défunte FNTT- ONRA, voit le jour dans la foulée des « organisations de masses » de l'ex-parti unique FLN (1). Aujourd'hui, à part l'UGTA qui reste fortement structurée et « autonomisée », du fait qu'elle s'articule autour des secteurs névralgiques (hydrocarbures, fonction publique, transport, etc...), le reste fut disloqué à chacun selon ses avatars. L'UNPA, par la Chambre d'agriculture, aussi bizarre que cela puisse paraître. Le dernier du genre est celui de l'UGPA, non encore officialisée, (Union générale des paysans algériens), à l'image du sigle UGTA. Ce qui semble inaugurer des frictions de leaderships, où le monde paysan va être ballotté et, par conséquent, serait plus enclin à qui va donner plus. En transfert des mécanismes rentiers, bien évidemment, devenus le nerf des « guerres unionistes », y compris sectoriels entremêlés. Et peut-être, pourquoi pas, une certaine fondation de l'esprit syndical paysan pluriel. En effet, le monde paysan a besoin de plus de visibilité comme jamais. Une génération de jeunes paysans plus percutants est plus que salvatrice car, les enjeux et défis sont énormes. Et pour qu'enfin, les jongleurs de l'unicité des données et des moyens financiers ne soient plus seuls maîtres du terrain (2). Ce serait déjà beaucoup, comme premier acquis. Certaines déclarations des nouveaux frondeurs de L'UNPA, le laissent entendre (3). On cite des extraits : « Depuis des années, l'organisation des paysans a été détournée de son objectif. Nous comptons sur une forte adhésion de la base pour mieux agir dans l'intérêt des fellahs ». Et d'ajouter, « l'avenir nous démontrera que la légitimité ne peut être assurée par les appareils. Bien au contraire, seul le retour à la base en prenant en charge ses problèmes est à même de redonner confiance aux personnes concernées ». Ses promoteurs assurent : « le terrain est vaste pour contenir deux syndicats ou plus. Il y a des problèmes qui n'ont pas été pris en charges ». C'est bon signe pour les paysans. En effet, seules les confrontations des idées et des propositions pourraient configurer un monde paysan pluriel, mobilisable et responsable. L'UNPA, pour sa part, propose la création d'un conseil supérieur de l'Agriculture (4). Une louable initiative. Décidément, un monde paysan en pleine effervescence qui semble avoir tiré les leçons, on l'espère, de la crise du lait, de la pomme de terre, etc... La liste est longue. Quelques remarques sur les approches en cours De plus de 80 % (6,4 millions) de ruraux sur une population de 8 millions environ avant 1954, dont plus de 90% vivaient des activités paysannes, l'on est descendu en 1962 à 70% de ruraux, sur une population de 10,6 millions d'habitants dont 65% étaient des paysans. En 1977, les ruraux représentaient 60% de la population globale estimée à 17 millions, dont 50% pratiquaient l'agriculture. Aujourd'hui, on est 33 millions d'habitants environ, dont 32% sont des « ruraux », soit 12 millions environ. Mais, dans un autre type de ruralisme, c'est-à-dire déguisé.  En effet, la concentration des ruraux est devenue dense au niveau des centres dits agglomérés, toutes tailles confondues, « semi-urbains » à franchement urbains, où les activités agricoles sont parfois éclipsées par d'autres, extra-rurales, sans aucun lien avec l'environnement et enclines à un « exode rural de raison » vers les grandes villes. Une nouveauté « d'aisance à califourchon ». Ainsi, sur le terrain, nous remarquons de nouvelles appellations qui se cheminent en deux pôles : i) Les paysans : El-fellahine, y compris éleveurs, où le mot moual est devenu évanescent lui aussi ; et ii) Les groupes ruraux : Djemâat lerriaf. En fait, ce dernier qualificatif reste usité que dans les grandes villes et de moins en moins ailleurs car, toutes les limites socioculturelles et économiques s'effacent avec le temps qui passe (5). Au fur et à mesure de l'évolution des choses, d'autres concepts liés sont en cours. Rénovateurs dit-on, pour mettre fin à cet « emmêlement existentiel ».  Par de nouvelles méthodes d'approches, a-t-on dit, visant la revitalisation des espaces ruraux, où ceux-ci ne seront plus perçus comme une valeur d'utilité immédiate, temporaire, sans perspectives de durabilité, mais un monde rural lié au développement durable, où ses liens avec son environnement seraient socioéconomiques et surtout culturels. Le tout, par une valorisation efficace des ressources naturelles et d'activités annexes centrées sur l'entrepreneutariat rural, opéré « participativement ».  Un monde agro-rural intéractif, avec tous ses courants ancrés à leur milieu matériel et immatériel, dit-on. Une rénovation rurale et paysanne multivalente, que tout le monde attend car, déterminante pour tout le développement du pays, qui ne peut plus permettre d'autres fourvoiements en la matière. Le temps presse. 2013, c'est demain. Conclusion: Le monde rural dans son ensemble traverse, comme le monde urbain d'ailleurs, une période de tumultes liés à son histoire et ses problèmes spécifiques actuels, dus à des états d'esprits conflictuels, immobilistes car rentiers d'une part, ainsi que les difficultés de promouvoir de nouvelles approches, qui veulent se dégager des « appareils » clientélistes, d'autre part. La revitalisation de nos espaces ruraux dans tous leurs composants se pose avec acuité. Les pouvoirs publics concernés ont eu, par le passé, des approches « liminaires » et d'immédiatetés conjoncturelles, et se retrouvent 6 ans après, dans un carrefour complexifié par de nouvelles réalités rurales de plus en plus critiques (rurbanisation tentaculaire, décrépitudes des terroirs, des esprits désabusés par les approches sans lendemains, etc, etc...) d'une part, et paysannes ayant atteint le seuil de l'inefficacité liée aux soutiens financiers « standardisés », sur toute l'échelle nationale, alors que les indigences des systèmes de productions en présence sont multidimensionnelles et différentes d'une région à une autre, d'autre part. Le bilan établi, après les importantes actions engagées dans ce sens depuis l'an 2000 et bien avant, reste mitigé, du fait des résultats en certains produits agricoles, stratégiques, qui restent en deçà des prévisions d'un côté et que l'ont conçoit d'autres approches rurales, a-t-on dit, de l'autre côté. Il semblerait que les leçons ont été tirées. Par tout le monde. Ruraux et paysans, enfin, l'un à côté de l'autre. Le commun des citoyens l'espère. Les embrouillaminis ont trop duré, sévi. Inutilement.  Il convient donc de conclure que sans des phares guides personnifiés, en organisations paysannes puissantes et « d'associations rurales » pertinentes, revendicatives, perçantes, de la base au sommet, ces pouvoirs publics referont les mêmes erreurs de navigation. Peut-être pire. Comme celle de tribord clientéliste, arrangeante, mais avec tous ses récifs. En effet, l'argent « politisé » n'est rien, le génie des gens est tout. L'avenir des paysans et des ruraux en est lié. Et celui de tout le pays avec, bien évidemment. Notes (1) Dans les années 70, il y avait un engouement révolutionnaire aussi bien généreux que superficiel dans le contexte de l'époque. Romantique même. Personnellement, j'admirais l'engagement sincère des volontaires de la révolution agraire, bien que toujours en désaccord avec leurs approches et idées qu'ils développaient dans un environnement aux antipodes de leur bonne volonté. Ex : une fois, j'étais parmi un groupe qui voulait sensibiliser un membre de l'UNPA. Alors, l'un des volontaires voulait le convaincre par un dessin sur une feuille de papier, qu'une masse (populaire) est traversée par plusieurs courants (politiques) ; le mieux adapté à ses intérêts est celui qui la transperce en profondeur, démontrait-il. Notre interlocuteur n'y comprenait rien et confondait tout. Courant en électricité et masse en pierre. Peut-être avait-il raison dans un certain sens ! (2) Comme on dit chez nous « laâb hmida, ouaracham hmida » : Il y a un seul et même « joueur ». (3) Rapporté par le Quotidien d'Oran du jeudi 19/04/2007, page 05. (4) Rapporté par le quotidien El-Watan du 23/4/2007 (5) Dans l'approche khaldounienne, il y a deux pôles sociologiques liés à des modes d'existence différents : Ahl errif (le pôle rural) El-badaoua ; et Ahl et moudoune (le pôle citadin) El-hadher. Il remarque que le rural est d'essence austère, dans son mode d'existence, liée à son milieu naturel, qui le rend assagi, l'endurcit et lui façonne un état d'esprit modéré. Sobre. Par contre, le citadin est plus enclin à la vanité et autres interprétations de la vie. Le pôle rural est souvent « purificateur » des excentricités de celui citadin. Pour un temps. Malheureusement, les choses matérielles d'aujourd'hui n'ont plus de limites morales ni dans le temps, ni dans l'espace. Le cycle devient fuyant. La diffusion des modes de consommation urbains dans les campagnes amenuise considérablement les différences au niveau des modes et des rythmes de vie. Enfin, le développement des moyens de communications et de transports augmente le degré d'interactions entre ces deux « mondes ». D'où, la question : pour quels systèmes de valeurs, d'échanges, d'intérêts mutuels, respectifs ? Le proche avenir nous le dira.


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