Algérie

Rue de la Mosquée du Juif


Le titre de la chronique est en soi la madeleine de Proust. C’est un point-virgule qui marque une pause dans le texte et dans le temps pour mieux annoncer la suite du voyage. Si en termes de ponctuation, il met en parallèle deux propositions, ici, dans la chronique, il met en scène deux mondes passés. Ce point-virgule dédié à la «Mosquée du Juif», c’est finalement à la recherche du temps perdu. Pas «Du Côté de chez Swann», mais du côté de la rue de la «Mosquée des Juifs» comme l’appellent les Algérois qui auront ainsi inventé un oxymore toponymique, au cœur haussmannien de La Casbah d’Alger. Le titre même de la chronique est déjà en soi la madeleine de Proust. Normal, son évocation même incite à partir à la recherche du temps perdu et retrouvé dans la douce nostalgie. La rue de la «Mosquée des Juifs», l’ex-rue Randon, aujourd'hui Amar-Ali, le fameux Ali La Pointe de la Bataille d'Alger, mythifié par le film-culte de l'Italien Gillo Pontecorvo.
Cette veine urbaine fut jadis une foisonnante artère culturelle. Rue de cultures, au pluriel s'entend. Naturellement, ne jamais oublier que sa création fut au départ une violence caractérisée contre le patrimoine architectural de l'humanité qu'est la Citadelle d'Alger. Cette trouée haussmannienne a partagé la Casbah en deux blocs pour constituer une frontière jadis européenne entre la partie basse et la moitié haute de la ville berbère. La rue Amar-Ali-Randon s'ouvre à partir du marché Bouzrina, anciennement de La Lyre, et débouche sur la place Djamaâ Essafir, célèbre sous le nom de Djamaâ Lihoud, la «Mosquée des Juifs», nom générique d’un quartier plus vaste encore. Mais l’édifice à proprement parler est appelé ainsi pour désigner initialement la synagogue construite en 1850.
Les Algérois, qui vivaient dans un quartier de cultures parallèles, parfois métissées, n'avaient pas tort de voir la synagogue telle une mosquée. À la place du Grand rabbin Bloch, baptisée aussi au nom du comte Randon, maréchal sanguinaire de la colonisation, la synagogue, devenue mosquée, en a, à sa naissance même, toutes les structures : dôme, parvis, porte à colonnes. Face à ce temple de la foi hébraïque où l'on célébrait le Hodu Lachem Ki Tov, rite qui permettait de louer l'Éternel en sa permanente bonté : le marché Randon, naguère une corne d’abondance, aujourd’hui une addition d’étals bien loin de l’opulence des décennies soixante et soixante-dix.
Le triste nom de Randon a été fort heureusement évincé par celui plus glorieux d'Ali la Pointe. Réparation historique, restauration culturelle. Sur la même place, se côtoient donc cultures maraîchères, fruits de la culture humaine et de l'œcuménisme religieux. Et à partir de là, la rue Arbadji-Abderrahmene, jadis Marengo. Une continuation urbaine, en droite ligne, du nom d'une autre figure de fer et d'acier de la colonisation, le colonel Marengo. Un inspecteur général des Milices qui eut toutefois le bon goût de transformer un ancien cimetière en luxuriant jardin de même nom, même s’il le fit bâtir par des forçats algériens. Mini Jardin d'Essai au bout d'une longue artère composée de deux rues et d'une place. Juste en face où réside le rossignol éternel du chaâbi, Amar Ezzahi.
Rue Marengo, c’est notamment le numéro 25 où est né le « Gorille qui se parfume à la dynamite », alias l’Inspecteur Navarro, dit Roger Hanin, le grand Levy dont la famille juive algérienne enracinée dans La Casbah déménagera quelques années plus tard à Bab-el-Oued, précisément rue Mizon. Le 25, c’est aussi Hadj M’hamed El Anka qui y habitera durant les années 1944-1958, période durant laquelle il dirigea la première grande formation de musique populaire de Radio-Alger à peine naissante qui allait devenir, à partir de 1946, l’antenne par excellence du chaâbi, genre consacré par la voix, le mandole magique de Hadj M’hamed El Anka et le riche répertoire du melhoun algérien et marocain.
Rue Marengo fut aussi un creuset de militantisme et de résistance du Mouvement indépendantiste national dès les années 30 jusqu’à l’indépendance. Symbole d’œcuménisme culturel, l’ex-rue Marengo a également son poids d’Histoire, la grande qui s’écrit avec un H majuscule. Ce sont donc les immeubles où ont vécu des dirigeants de premier plan du PPA/MTLD, à l’instar de Hocine Lahouel, secrétaire général du parti au n°11, et dont le domicile a abrité aussi Mohamed Boudiaf.
Au départ, le quartier était juif par excellence. Ce n'était pas pour autant un ghetto ethnique et confessionnel. À la Mosquée des Juifs, nom global de tout un quartier d'architecture mixte, ce fut surtout la culture et l'Histoire. Tenez, pour bien commencer, c'est là, rue Amar-Ali-Randon, dans une échoppe de soie, de satin, de taffetas et de tussor, qu'un Mozabite, poète de très grande étoffe, écrivit l’essentiel de Qassaman, l'hymne de la Libération. Avant de l’achever dans une cellule de la prison Barberousse-Serkadji.
Si cet Omar El Khayyâm algérien n'y a pas fait fortune, un autre Algérien eut, lui, la bonne fortune d'y croiser des Juifs fortunés. Djilali Mehri n'y est pas né, mais a rencontré un jour heureux la famille d’un certain Prospère Messaoud Amouyal. Le deux fois bien prénommé roi du luxe et grand empereur des arts de la table et de la cristallerie en France, dont la famille est originaire de la région de Béchar et qui fit les débuts de la richesse du milliardaire de Oued Souf.
La rue Randon, c'est aussi une rue de théâtre. Dans un local où la contrefaçon chinoise expose désormais la richesse de sa gamme médiocre, Mustapha Kateb répétait ses pièces. Il y a surtout lancé la carrière de l’enfant de la balle Sid-Ali Kouiret. Rue Randon, aujourd'hui rue de la fripe et du sportwear de mauvais goût et de basse qualité, c'était le bazar des disquaires et de la BD. Ici et nulle part ailleurs, Blek le Roc, Akim, Zembla, Pif le chien, Mandrax, Tartine, Pim-Pam-Poum et Pipo, vivaient en harmonie avec Oum Kalsoum, Farid El Atrache, Abdelhalim Hafez, El Hadj El Anka, Cheikh El Hasnaoui, Brel, Lili Boniche, Ferrat et Ferré, Barbara et Fadila Dziriya, Piaf Et Beggar Hadda.
Rue de la Mosquée du Juif, vaste quartier qui trace la frontière architecturale entre la Haute et la Basse-Casbah d’Alger, c’est l’œcuménisme religieux et le cosmopolitisme culturel. Symbolisé par le Juif-Algérien Roger Hanin et l’Algérien musulman Hadj M’hammed El Anka habitant, à des périodes différentes, le même immeuble et au même numéro. Et c’est déjà la petite histoire qui fait la grande.
N. K.


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