Algérie

«Rogue states» et «obedient tribes» (II)



Lorsque le Soudan du Sud fait sécession en 2011, il importe peu aux Etats-Unis et à Israël, ses véritables géniteurs, de savoir si la nouvelle entité créée pourra travailler aux intérêts des populations qui la composent. Le concept tribal à dimension politique qui émerge des massacres et des famines continuels au Soudan du Sud est nouveau car il n'a rien de commun avec les manipulations tribales dont fut témoin la période coloniale et il est totalement étranger à la réalité tribale africaine d'antan, de «l'état naturel» d'avant la violence apportée par les «missionnaires du siècle des lumières», projetant l'Afrique dans un imbroglio ethno-identitaire inventé, en lien de cousinage étroit avec le berbérisme en Algérie, dont on nous présente aujourd'hui la facture exorbitante. Il ne s'agit pas de nier le fait tribal ou plus largement ethnique (au sens culturel) qui constitue une clé de voute sociale incontournable, mais il est nécessaire de bien circonscrire la nature de sa genèse première pour mieux saisir les manipulations dont il sera l'objet durant la période coloniale et aujourd'hui à l'ère du mondialisme triomphant avec en cheville ouvrière de ce succès planétaire, les «obedient tribes» ou les «tribus dociles».L'alternance au pouvoir aux Etats-Unis, qui a, dans un premier temps, promu une théorisation des droits de l'Homme relevant du combat, interprétée magnifiquement par Jimmy Carter, incarnant le meilleur de ce que l'aile gauche démocrate américaine pouvait offrir en 1976, puis, dans un second mouvement, la prise de fonction de Ronald Reagan, remportant opportunément les élections présidentielles en 1980 pour avancer son programme de «la guerre des Etoiles», venait faire la démonstration de l'incroyable flexibilité intellectuelle de l'Etat profond américain, sachant à chaque étape produire les candidats et les programmes qui correspondent au plus près à ses intérêts stratégiques du moment.
Si Jimmy Carter a vaincu les Soviétiques sur leur maillon fort, l'idéologie, en concentrant ses argumentaires sur l'aspiration irrépressible de l'individu à la liberté, Ronald Reagan les a achevés sur leur maillon faible, leur dispositif militaire. Les conservateurs qui portèrent par deux fois Reagan aux plus hautes fonctions présidentielles, soutenus par les pans les plus droitiers de l'establishment de Washington se nichant au Pentagone en décideurs de tout et de dernier ressort, jamais à court de concepts, se contentant rarement de la seule force brute, ont, dans la foulée de l'idéologie «droit de l'hommiste» et alors que l'empire soviétique éclatait de toutes parts, mis au point avec minutie, la théorie de guerres déstabilisatrices contre les «Rogue States», les Etats voyous en bon français. Ils ont lancé la plus profonde des contre-
attaques en opposition aux idées exprimées maladroitement en leurs temps par les bolcheviks mais si clairement défendues par Sultan Galiev, un révolutionnaire de lignée princière Tatar (une tribu dirigeante aristocratique), donnant la primauté aux luttes nationalistes dans les colonies sur toute révolution sociale, lors du Congrès de Bakou qui s'était tenu en 1920 avec pour mot d'ordre : «Opprimés de tous les pays unissez-vous», mettant pour «les peuples d'Orient» la «question nationale» au centre des débats, comme leviers de l'anti-impérialisme voulu par le Komintern, déjà mu par les intérêts permanents de la grande Russie.
Les «Rogue states», un concept de combat?.
La construction de la théorie des «Etats voyous» par les Etats-Unis procédait, à soixante années de distance, de la mise au point de contre-feux aux alliances que la Russie, puis plus tard la Chine, privilégiaient avec tous ceux qui pouvaient se mettre en travers de l'hyperpuissance maritime américaine que ce soit l'Irak de Saddam Hussein, la Libye de Kadhafi, la Syrie des Assad, l'île de Cuba des Castro, la Corée du Nord des Kim, le Venezuela bolivariste de Hugo Chavez, le Mozambique de Mugabe, le Congo de Kabila, l'Iran républicain de l'Islam et tant d'autres Etats ne voulant pas plier sous le joug de la domination impériale US bien plus par connivence géostratégique d'avec le «heartland» russo-chinois que pour des raisons idéologiques.
Alors que les mêmes qui militent pour des rapports plus justes au sein de leurs propres Nations n'en finissaient pas de suivre les péripéties largement publiées des récits des guerres américaines contre les peuples du monde de la dignité, les théoriciens créatifs yankee, inventaient en sourdine une arme bien plus redoutable que le «Tomahawk», missile subsonique de précision et de longue portée, dont l'appellation empruntée aux peuples indiens massacrés, montre à quel point la civilisation moderne américaine pratique avec cynisme un fétichisme introspectif en direction de ceux qu'elle a annihilé, à ne pas confondre avec celui que les tribus des anciens Indiens vouaient au culte de leurs ancêtres disparus. Bien entendu lorsque les faucons américains lisent les rapports des pères blancs européens du XIXème siècle, ils ne voient pas «l'?uvre civilisatrice» qui y est mise en avant par ses zélateurs mais sont bien plus intéressés par les manipulations tribales et leurs ressorts profonds qu'exerçaient les colons pour mieux affirmer leurs droits sur ces conquêtes territoriales et leurs richesses immenses.
L'impérialisme possède une mémoire cachée qui est inscrite dans les études ethnographiques et anthropologiques de l'histoire coloniale militaire qu'elle soit britannique, française, italienne, belge, portugaise, espagnole, hollandaise, japonaise ou bien encore allemande. Dans le cas des Américains, leur longue pratique des alliances avec certaines tribus indiennes contre d'autres, favorisant les Comanches contre les sioux puis la stratégie de «containment», dans des réserves réduites à peau de chagrin, conçues à cet effet, après de nombreux massacres, pour asphyxier les peuples amérindiens au XVIIIème et XIXème siècle, leur autorise l'avantage décisif que donne toute pratique sociale historique fut-elle militaire, sur la théorie, pour une meilleure compréhension des phénomènes de singularisation et de manipulations de groupes ethniques dominés technologiquement. Sans doute que les spécialistes du département d'Etat possèdent de brillants anthropologues, mais nous ne pouvons pas comprendre la capacité américaine à ériger le fait ethnique, la singularité sociale, nationale ou confessionnelle en véritable science de la subversion contre la «question nationale» en Afrique (alors que les Etats-Unis ne participèrent pas au partage colonial) en dehors d'une mémoire historique imbibée des guerres d'extermination contre les nations indiennes.
La tribu d'avant la colonisation se situe dans des rapports quasi écologiques avec celles environnantes, privilégiant l'échange basé sur la spécialisation des groupes ethniques dans des grandes fonctions de services rendus, sur un pied d'égalité, à un ensemble territorial bien plus vaste que les strictes limites de chaque clan, flexible en fonction de divers aléas, pour l'essentiel climatiques et déjà travaillé par des différentiations culturelles inter tribales affirmées de manière sereine car issues d'un compromis historique. Ainsi, les Arabes avec le sens de l'observation aiguisé qui les caractérise, ont distingué dans les sociétés soudanaises qu'ils tentaient d'islamiser les éleveurs de dromadaires et de bovins, les pécheurs du Nil et les agriculteurs.
Chaque tribu rendant fièrement aux autres tribus environnantes les services qui complètent les nécessités d'une vie simple se fondant sur une «économie morale», appui indispensable à une «morale tribale» et pour reprendre les termes mêmes de l'article éclairant du Professeur J. Lonsdale du Trinity College de l'université de Cambridge dans son étude approfondie des tribus Kikouyou du Kenya (Ethnicité, morale et tribalisme politique ? in Politique Africaine, 61, mars 1996), notant «qu'aucune société de l'Afrique précoloniale n'était communautaire mais de par la rusticité des techniques, toute accumulation individuelle des richesses entraînait inévitablement des obligations sociales dont il fallait constamment s'acquitter».
Et c'est dans l'accomplissement de ces obligations sociales que cela soit à un niveau infra-tribal ou intertribal que naissent «la réputation individuelle» et «la réputation tribale», fondement d'une «morale individuelle» et «d'une morale tribale» qui servent le biotope social et les équilibres du capital premier dans lesquels ces groupes évoluaient. Certes, les conflits armés existaient suite à une surpopulation démographique, aux élevages aux parcours steppiques peu définis ou à tout autre facteur en rupture avec les invariants généraux comme une sécheresse subite, mais ils étaient limités et circonscris dans le temps.
?Héritier d'une vision néocoloniale du monde
L'irruption coloniale, issue d'un capitalisme marchand et industriel basé sur l'exploitation de la force de travail humaine et la puissance des machines, remettait radicalement en cause les racines mêmes de «l'inégalité morale tribale», désormais révélées par un capitalisme d'exploitation supérieur en intensité et plus avancé sur les plans techniques sans pour autant complètement éradiquer les vertus et valeurs qui constituaient le soubassement moral de la communauté tribale. Il a fallu alors reformuler, littéralement réinventer un rapport à la tribu et ses «valeurs solidaires permanentes», sous d'autres formes, dans un contexte référentiel colonial complètement nouveau.
Si au niveau individuel, cet effort interprétatif tendait à faire corps avec sa tribu d'origine dans un effort de retour aux sources identitaires, au plan élargi des territoires, plus partagés qu'occupés par les différentes tribus, la singularisation par le colonialisme d'une tribu par rapport à une autre (la fameuse «obedient tribe» mise en exergue dans notre titre), pour des raisons de domination et de division, donnait le coup d'envoi à une inégalité dans la perspective du nouveau champ économique et social colonial qui s'ouvrait, remettant en cause de manière définitive les arrangements historique intertribaux de pouvoir, négociés patiemment sur des temps immémoriaux par les générations indigènes précédentes.
Cette discontinuité d'avec l'histoire, organisée sciemment par le colon pour des raisons militaires évidentes (comme par exemple favoriser les Dinkas du Soudan en raison de leur docilité sur les Nuers jugés guerriers par les Britanniques), introduit une inégalité insupportable pour la «morale ethnique» imprégnée, comme le souligne si subtilement J. Lonsdale, de frustrations lourdes de sens ; ce que les marxistes appellent de manière un peu légère la «fausse conscience» mais qui remplit en vérité «un rôle de l'affirmation ethnique dans la formation des classes sociales». Du coup, la conservation de l'honneur individuel ou tribal, l'affirmation de l'identité morale nouvelle d'une tribu par rapport à une autre, dans des limites ethnolinguistiques pourtant homogènes s'interprète à l'aune d'une action morale normative du passé.
C'est de la manipulation de ces valeurs, dans un premier temps par le colon, puis dans un second temps par des idéologues «nationaux», héritiers décomplexés d'un colonialisme inique mais désormais s'exprimant dans un contexte de globalisation, mus par des considérations de compétitions politiques, économiques et de prise de pouvoir que naissent des «tribalismes politiques», apparemment modernes dans leurs formes mais sectaires voire racistes dans leurs contenus pratiques. C'est ce que nous passerons en revue dans la troisième partie à suivre de cet article consacré aux origines des tendances réfractaires à l'Etat-Nation dont le berbérisme n'est qu'un exemple parmi d'autres d'une greffe idéologique sur l'Afrique, intimement liée aux processus de mondialisation.
(A suivre)


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