La nuit est sans
étoiles ni clair de lune. C'est une heure où enfants sages et parents
raisonnables dorment depuis longtemps. Je hâte le pas en descendant le
boulevard Pasteur.
Au loin, la Tour Eiffel va bientôt
scintiller pendant quelques minutes. Sur le trottoir, déboulant dans mon dos,
un cycliste m'évite de justesse. Je lui demande pourquoi il ne roule pas sur la
chaussée, il m'envoie deux ou trois grossièretés qui me donnent envie de le
poursuivre pour lui faire avaler le guidon de son vélib'.
Mais je suis trop fatigué et j'ai hâte de rentrer. Demain, ou plutôt tout à
l'heure, la journée sera longue et bien remplie. Inutile de gaspiller ses
forces.
A l'angle de la
rue Vaugirard, une femme surgit en courant. Elle est poursuivie par un homme corpulent
qui, la traitant de dame de petite vertu, lui ordonne de l'attendre. Il respire
bruyamment et son souffle rauque me fait penser à un vieux transistor des
années soixante-dix. Elle obéit et fait face, menton levé et index pointé.
«T'as pas intérêt à me taper encore. Je t'avertis, j'vais
crier et j'irai aux flics», hurle-t-elle. Il se met à rire, se tenant les
côtes, le buste penché vers l'avant. «C'est ça, fais-moi peur… Tu sais bien que
plus tu brailles et plus je t'aime», lui lance-t-il avec une douceur étonnante
dans la voix.
Je ralentis mon
pas, me disant qu'il vaut peut-être mieux traverser. A chaque fois que
j'assiste à ce genre de scène, je repense à l'une des rares fois dans ma vie où
l'on a bien voulu de moi dans une pièce de théâtre. C'était «Le Médecin Malgré
Lui». Je jouais le (petit) rôle de M. Robert, le brave voisin qui cherche à
s'interposer quand Sganarelle corrige sa femme Martine. Au final, le pauvre
Robert se prend quelques soufflets de la belle, solidaire de son époux, et
s'enfuit la joue brûlante et l'esprit méditant sur l'importance de ne jamais se
mêler des disputes conjugales fussent-elles musclées.
Je m'apprête à
prendre la clé des champs quand la prise de bec dégénère. Avec une rapidité
d'exécution qui tranche avec sa corpulence, l'homme met un coup de poing dans
la figure de la dame qui tourne sur elle-même avant de tomber à terre.
Impossible de regarder ailleurs ou de fuir. Je m'interpose. «Laisse-moi la
finir. Elle m'a trahi !» me hurle le cogneur tandis que je le repousse par les
épaules. Je lui parle le plus lentement possible, sans crier, méthode classique
et maintes fois éprouvées pour dompter les énervés.
Il a l'haleine
avinée et les yeux pratiquement clos. Il cherche à me faire perdre l'équilibre
et le maintenir immobile n'est pas facile. Je lui demande de se calmer, de ne
pas commettre de bêtise qu'il pourrait regretter. «Mais tu ne comprends-pas ! Elle m'a trahi ! Elle a un petit copain !».
Je lui réponds, en le vouvoyant, que cela ne lui donne pas le droit de la frapper
et que si cela continue, il risque de se retrouver au poste de police. «T'es
flic ? C'est ça ? Mais, c'est elle qu'il faut arrêter ! Elle m'a trahi. Elle a
un amant. L'adultère, c'est la prison, non ?».
De temps à autre,
je jette un coup d'Å“il derrière mon dos, surveillant la dame qui s'est relevée.
Elle a allumé une cigarette et semble indifférente à ce qui se passe. On dirait
qu'elle réfléchit à ce qu'elle doit faire. Puis, sans crier gare, elle se met à
hurler des obscénités. Des mots gras et méchants qui laissent entendre que
l'homme que j'ai du mal à contenir n'en serait pas un. Au dessus de nous, des
volets s'ouvrent. Je me dis que l'on va bientôt recevoir un seau d'eau sur la
tête, arme classique des Parisiens excédés par les bars et cafés qui restent
ouvert tard la nuit et dont les clients sortent sur le trottoir pour fumer et
cancaner à voix trop haute.
Alors que je
commence à fatiguer, un passant s'approche. Je reconnais le cycliste qui m'a tangenté. Une idée folle me traverse la tête. «Voici l'amant
de votre femme» dis-je en le montrant du doigt. «Regardez comme il est laid. Un
type comme lui ne vous fera pas concurrence longtemps». Le cycliste incivique
est interloqué. Il ne comprend pas. Ou plutôt, il
devine vite qu'il a intérêt à détaler. Dans ma peine du moment, je suis
satisfait en le voyant s'éloigner le dos voûté, comme s'il craignait de
recevoir un mauvais coup. Vengeance... Mais le mari trompé n'apprécie guère la
plaisanterie.
«C'est quoi cette
histoire ? Tu te fous de moi ? J'le connais son amant ! Il est Noir. C'est pour
ça que j'la cogne. Me faire ça avec un n… !». Je
perds patience. L'envie me prend de bastonner cet abruti. Il n'a toujours pas
renoncé et lance parfois son pied vers l'avant. Je ne sais pas comment me
dépêtrer de cette histoire. Je me tourne vers la femme et lui demande de s'en
aller pour qu'il puisse enfin se calmer. Elle me regarde à peine et hausse les
épaules en continuant à tirer sur sa cigarette. D'une fenêtre, une voix excédée
annonce qu'elle a appelé la police.
Quelques minutes
plus tard, une voiture banalisée s'arrête à notre hauteur. «Pourquoi vous
battez-vous ?» nous demande l'un des policiers en
civil. Tandis que j'explique la situation, une angoisse me saisit. J'imagine le
scénario catastrophe qui risque de se dérouler. La femme qui jure que son homme
ne la battait pas, lui qui m'accuse de les avoir agressés et moi qui me
retrouve au poste, puni bien plus sévèrement que M. Robert. Enchaînement de
catastrophes, garde à vue, bavure, avocat et tout le tintouin…
Finalement, tout
s'arrange. On me remercie du bout des lèvres et on me laisse partir non sans
m'avoir demandé de décliner mon identité. La tête un peu lourde et les jambes
flageolantes, j'abandonne les présumés infidèle et cornu à leur sort incertain.
L'air frais de la nuit me fait vite du bien et voilà que j'accélère de nouveau
le pas me disant qu'avec un peu de chance, je risque peut-être de rattraper le
cycliste indélicat…
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 13/10/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Akram Belkaid: Paris
Source : www.lequotidien-oran.com