Algérie

REVOLUTIONS ARABES : Réveil magique, Vote Mécanique



REVOLUTIONS ARABES : Réveil magique, Vote Mécanique
Contribution : RÉVOLUTIONS ARABES
Réveil magique, vote mécanique

Par Noureddine Boukrouh

L’an dernier, le Soir d’Algérie m’a ouvert ses colonnes pour publier les réflexions à chaud que m’inspiraient les révolutions arabes. Vingt contributions ont été publiées entre le 23 mars et le 30 mai 2011 qui se rapportaient à la première phase de ces révolutions. Avec les élections qui viennent d’avoir lieu, celles-ci sont entrées dans leur deuxième phase. C’est à cette nouvelle étape qu’est consacrée la présente série dans laquelle j’essaie d’apporter quelques réponses aux questions que tout le monde se pose : y a-t-il un lien entre la simultanéité des révolutions arabes et l’automaticité du vote en faveur des partis islamistes ? Pourquoi les révolutions arabes, déclenchées par la «jeunesse facebook» et divers courants de la société civile, ont-elles systématiquement profité à ces derniers ? Leur arrivée au pouvoir ouvre-t-elle un Nouvel Âge ou annonce-t-elle un retour au MoyenÂge ? Le succès de l’AKP en Turquie dont ils affirment vouloir s’inspirer peut-il être reproduit chez eux ?

Tout a commencé comme dans un conte, un conte oriental : «Il était une fois un jeune marchand ambulant qui peinait de l’aube à la nuit pour ramener une bouchée de pain à sa famille. Un jour, il fut pris à partie dans la rue par un membre de la garde qui le gifla et lui confisqua sa charrette. D’humiliation, le jeune homme mit le feu à son corps sur la place publique et mourût quelques jours plus tard. Chose étonnante, la population du village qui avait subi par le passé toutes sortes d’injustices sans protester se révolta. La nouvelle se propagea alentour et les habitants des autres villes se soulevèrent aussi inexplicablement. Après avoir fait tuer les gens par centaines et constaté que la répression ne mettait pas fin à la révolte mais l’attisait de plus belle, le tyran qui gouvernait le pays prit peur et s’enfuit, abandonnant derrière lui la fortune amassée tout au long de son règne. Mais là où les choses ont atteint au surnaturel, c’est quand les habitants de pays lointains suivirent l’exemple des villageois et se révoltèrent à leur tour contre leurs tyrans dont l’un fut enfermé dans une cage comme une bête féroce, l’autre lynché dans la rue, et un troisième contraint à l’abandon de son trône en échange de l’impunité… » Est considéré comme magique ce qui n’a pas d’explication satisfaisant la raison critique. Le réveil arabe n’a pas de causes rationnelles, il n’a pas été préparé, pensé ou voulu. Personne ne peut dire comment les évènements se sont enchaînés car aucune coordination n’apparaît dans leur simultanéité. C’est une alchimie qui a pris on ne sait comment et qui semble relever de la magie plus que des sciences humaines. Avant Mohamed Bouazizi il y a eu en Tunisie des émeutes durement réprimées et des suicides ici ou là. Pourquoi ce pays, et à sa suite le monde arabe, ont-il basculé cette fois-là comme si Bouazizi avait été l’unique victime de l’injustice en Tunisie et l’unique opprimé dans le monde arabe ? Pourquoi la révolte de la jeunesse algérienne en octobre 1988 au cours de laquelle il y a eu plus de morts que pendant la révolution tunisienne n’a-t-elle entraîné aucun remous dans son sillage ? Les suicides se comptent par milliers chaque année à travers le monde, mais ils restent des drames personnels et familiaux. S’il avait suffi d’un suicide pour faire chuter d’une seule traite une demi-douzaine de despotes, cette espèce aurait disparu depuis longtemps. Sans dire qu’en terre musulmane le suicide n’a aucune valeur exemplaire et qu’il est tenu pour un péché inexpiable. Ceux qui, à la suite de Bouazizi, ont pensé qu’en mettant le feu à leur corps ils déclencheraient des évènements historiques sont morts pour rien. Dans les semaines et les mois suivant son acte, plusieurs dizaines d’Arabes dans divers pays ont reproduit son geste sans que rien n’arrivât dans le quartier même où ils se sont donné la mort. Il y a quelques jours encore un père de famille tunisien s’immolait à Gafsa parce que des ministres de la nouvelle ère en déplacement dans la ville ne l’ont pas reçu pour écouter ses doléances. Il ne s’est rien passé dans l’univers ni même dans sa ville. C’est pour cela qu’observateurs et analystes à travers le monde se sont rabattus – et moi aussi l’an dernier – sur des métaphores pour leur trouver un semblant de rationalité. On a parlé d’effet papillon, d’effet domino, d’effet boule de neige, etc. mais il en est un qui convient mieux et dont personne n’a fait état: c’est l’«effet quidamus», expression par laquelle on veut signifier qu’un individu dans la foule peut, à son insu et par suite d’un acte donné, se retrouver à l’origine d’évènements aux répercussions colossales. La formule s’applique parfaitement au jeune Tunisien qui a changé la face du monde arabe comme personne ne l’avait fait avant lui à l’exception du Prophète. Elle s’applique si bien qu’on devrait pouvoir la remplacer par «effet Bouazizi», le «quidamus » ayant pour la première fois une identité. Dans les années 1930, Jung a consacré un ouvrage à une de ses découvertes psychologique qu’il a baptisée «synchronicité». Cette notion, qui a été rejetée par la communauté scientifique en raison de sa faible valeur expérimentale, est de nature à éclairer la simultanéité constatée dans le déroulement des révolutions arabes. Le grand psychiatre suisse la définit comme «l’occurrence simultanée d’au moins deux évènements improbables qui ne présentent pas de liens de causalité mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit… Ce sont des coïncidences non espérées. Un évènement synchronistique a un tel degré de signifiance pour la personne qu’elle s’en trouve transformée… L’évènement repose sur des fondements archétypiques… L’archétype est un complexe psychique autonome siégeant dans l’inconscient des civilisations, à la base de toute représentation de l’homme sur son univers tant intérieur qu’extérieur… Il se démarque par une intense charge émotionnelle et instinctuelle…» Cette théorie, révoquée en doute pour sa proximité avec la mystique comme on en fit alors le reproche à Jung, prend tout son sens dans notre contexte. «L’inconscient des civilisations » existe bel et bien : un acte à un bout d’une civilisation peut miraculeusement produire des effets psychiques et physiques similaires à l’autre bout. C’est, en psychologie, le pendant de l’effet papillon en météorologie. La physique nous apprend pour sa part qu’il existe une constante universelle nommée «loi de la synchronisation» qui explique dans certains cas l’inexplicable, c’est-à-dire ce qui n’est pas régi par le principe de causalité. Si le réveil arabe a indéniablement quelque chose de magique, les récentes élections avaient incontestablement quelque chose de mécanique. On peut en déduire que l’unité psychique constatée dans la phase de soulèvement s’est avérée également de nature politique dans la phase électorale. Mais par quel «effet» désigner ce vote systématique ? Les militants islamistes ont dû y voir non pas de la magie mais un miracle eux qui, quelques mois plus tôt, n’avaient pas droit de cité dans leurs pays, étaient prêts à tous les accommodements avec le régime, ou rasaient les murs. Même Ben Ali et Moubarak ont dû se demander dans leur retraite s’il n’y avait pas du parapsychologique dans cette déferlante tant elle a dû leur sembler surréaliste. Ils croyaient que leurs peuples leur seraient reconnaissants au moins sur un point : l’endiguement de l’islamisme. Surtout Ben Ali. Or, c’est un islamiste qu’il a embastillé pendant seize ans qui occupe aujourd’hui le poste de chef du gouvernement avec des prérogatives que n’avaient pas ses prédécesseurs. En voyant Moncef Marzouki qu’il a pourchassé et exilé prendre possession de ses fonctions, de son bureau et de ses anciens appartements au palais de Carthage, il n’a pas dû en croire ses yeux. D’autant que c’est lui qui se trouve maintenant en exil, sous le coup d’un mandat d’arrêt international, et déjà condamné dans son pays à 55 ans de prison pour détournement de fonds, détention de stupéfiants et torture. Sans parler de Ghannouchi, sa bête noire de toujours, qui plastronne comme un ayatollah. Quel incroyable retournement de situation ! Bref, de tous côtés, on convient que ce qui est arrivé ressortit au surnaturel, que le «vent divin» va continuer de souffler, et que les islamistes de tous les pays vont sortir revigorés de l’obscurité dans laquelle ils étaient confinés pour exiger la direction des affaires de leurs pays. Même en Algérie l’excitation est à son comble : on croit et table sur ce vent plus que sur les électeurs. Lorsque les résultats des élections tenues en Tunisie, au Maroc et en Egypte sont tombés, ils suscitèrent une véritable stupeur en constatant que le «printemps arabe» cédait à tous les coups la place à un «automne islamiste» annonciateur d’une ère glaciaire : «Tout ça pour ça !» s’est-on alors exclamé dans les médias, étonné et déçu. Les résultats du vote apparaissaient comme un plébiscite de l’islamisme laissant craindre un retour au Moyen-Âge. Comme si la partie était terminée, jouée en un seul acte, et que le rideau était tombé sur la pièce comme bientôt le voile sur les femmes. On pensa même que le cycle des révolutions s’arrêterait à la Syrie. La déception internationale était à la hauteur des espérances soulevées. Les gouvernements américain et européens ainsi que leurs opinions publiques avaient particulièrement apprécié que les manifestants n’aient brûlé aucun drapeau étranger, ni scandé des slogans anti-occidentaux. Ils avaient noté aussi que ce n’étaient pas les islamistes qui tiraient la dynamique mais la jeunesse et la société civile. Encore sous l’influence du cliché d’une rue arabe ne bougeant que pour soutenir une intifadha palestinienne ou vouer à l’enfer un caricaturiste sacrilège quand ce n’est pas, bien sûr, pour une émeute de la faim, ils y avaient vu la promesse d’un avenir démocratique. En fait, ce que nous avons tous vu mais différemment interprété, c’est que les manifestants n’étaient pas remontés contre la politique intérieure ou extérieure de leurs dirigeants, mais étaient pleins de hargne et de rage contre eux et leurs familles kleptomanes. Dans les cinq pays où elles ont eu lieu, les révolutions avaient des cibles identifiées et des mots d’ordre clairs : «Le peuple veut la chute du régime !» Elles n’étaient pas sous-tendues par une demande de la démocratie mais par une colère titanesque. Les manifestants ne réclamaient pas des changements ou des améliorations dans la politique des despotes, mais leur départ et la fin d’un règne qui avait trop duré. Dans le feu de l’action, ils ne pensaient pas à la suite car ils avaient fort à faire, engagés qu’ils étaient dans une partie qu’ils n’avaient jamais jouée et dont ils n’étaient pas assurés qu’ils la gagneraient. Faire tomber le tyran était une fin en soi. D’ailleurs, au lendemain du départ de celui-ci, l’enthousiasme et la mobilisation ont chuté vertigineusement. Ils n’étaient plus que quelques milliers sur la place Tahrir à réclamer le retrait de l’armée de la vie politique et la remise du pouvoir à une instance civile. En filigrane, les manifestants voulaient la liberté qui signifiait en l’occurrence la libération d’un ordre dictatorial abhorré et d’une bureaucratie étouffante. Ils voulaient l’égalité qui signifiait la fin des privilèges exorbitants, des passe-droits et de l’impunité dont profitaient les gens du pouvoir. Ils voulaient une justice impartiale et indépendante pour juger les corrompus. Ils voulaient la justice sociale, c’est-à-dire la fin du pillage des biens publics et une redistribution transparente des richesses nationales. Ils voulaient le desserrement de l’étau des services de sécurité sur leur vie quotidienne… Ces valeurs sont celles de la démocratie, certes, mais elles sont aussi celles auxquelles croient naturellement tous les hommes. Il est indéniable que ces révolutions n’ont pas été faites au nom de l’islamisme ou pour installer l’islamisme au pouvoir. Les islamistes n’ont nulle part réussi à soulever les peuples contre le pouvoir. Ni par l’endoctrinement ni par le recours à la violence. Si le jeune Tunisien de Sidi Bouzid s’était immolé au nom de l’islamisme, il n’y aurait pas eu d’«effet Bouazizi». Si c’étaient les islamistes qui s’étaient révoltés en Tunisie, leurs homologues d’Égypte, du Yémen, de Libye, de Syrie ou d’ailleurs ne les auraient pas suivis et il n’y aurait eu ni effet papillon (soulèvements en série) ni effet domino (chute en cascade des despotes). Ils auraient été réprimés avec la bénédiction de l’opinion publique internationale, et nul ne se serait porté à leur secours. Or, ce sont eux qui ont cueilli les fruits de la révolution. Les révolutions arabes ont réalisé leur finalité. Elles ont tué psychologiquement (et physiquement dans certains cas) le père abusif et détruit le modèle despotique. Les Tunisiens ont pris le pouvoir depuis le moment où ils se sont soulevés contre le despote, jusqu’à celui où ils l’ont transmis à une assemblée élue. C’est énorme et inédit dans leur histoire, et rien que pour cela ils méritent le respect éternel. C’était à la fois une mutation psychologique (fin de la peur) et une révolution culturelle (fin du despotisme). C’est en cela que les révolutions arabes se distinguent des révolutions de velours (Tchécoslovaquie) et orange (Ukraine) où ce n’est pas la tête d’un tyran qui était demandée mais la démocratie. Ceux qui ont manifesté et affronté les forces de la répression, hommes, femmes, musulmans, coptes, jeunes, classes moyennes, artistes, intellectuels, libéraux, gauchistes, islamistes, etc., étaient unis autour d’un objectif unique : la chute du régime. Le but atteint, le gros d’entre eux a regagné ses pénates, heureux et comblé. Pour l’essentiel ils appartenaient à la jeunesse «branchée» qui a agi spontanément et par idéalisme. Elle n’avait pas d’intérêts particuliers à défendre, ni de programme politique à proposer ni de pénates à rejoindre à la fin des opérations. Les islamistes, par contre, avaient leurs intérêts, leur «programme» et des pénates où se replier, rendre compte et prendre les ordres. Ils ont rejoint la révolution à pas de loup, regardant devant et derrière, avançant ou reculant en fonction des directives, participant un jour et s’absentant un autre. Ils ont prémédité depuis le commencement des évènements chacun de leurs actes, chacune de leurs paroles. Ils ont mesuré, évalué et calculé les risques et les bénéfices. C’est de la sorte qu’ont été récupérées les révolutions là où elles ont eu lieu à travers l’Histoire. Il y a toujours eu ceux qui agissent par exaltation et ceux qui agissent par calcul. A tous les coups ce sont ces derniers qui partent avec la caisse. Une fois encore, les minorités agissantes ont fait l’histoire. En science, comme en politique, c’est toujours un petit groupe d’individus qui fait avancer l’humanité. Si les révolutions ont commencé arabes et fini islamistes, c’est parce que réveil et vote n’avaient ni les mêmes déterminants ni les mêmes acteurs. Dans l’affaire, il n’y avait pas les révolutionnaires d’un côté et les islamistes de l’autre, mais un troisième larron, le corps électoral, souvent l’auteur de surprises dans les urnes même dans les démocraties les plus vieilles. La majorité des électeurs n’a ni manifesté, ni passé la nuit sur la place Tahrir, ni affronté les forces de la répression. Les acteurs acquis aux idées démocratiques étaient peu nombreux par rapport au reste de la population pour peser de manière décisive dans la deuxième phase, celle des élections. Ce sont d’autres, qui n’ont pas pris part aux évènements, se contentant de les suivre à la télévision, qui sont entrés en scène et utilisé leur bulletin de vote pour exprimer leur choix. Et c’était leur droit. A réveil magique, vote mécanique, vote atavique. Mais où va mener ce réveil ? Ira-t-il dans le sens de l’Histoire ? Ayant commencé comme un conte de fée, tournera-t-il au cauchemar ? Qui, de l’ogre ou de la fée, s’est finalement réveillé ? Si pour les uns, c’est la boîte de Pandore qui a été ouverte, pour les autres c’est la lampe d’Aladin qui a été trouvée. Dans la mythologie grecque, Pandore, en ouvrant le vase où Zeus avait enfermé le mal, l’a libéré pour punir les hommes de leur orgueil. Dans le conte des Mille et Une Nuits, Aladin découvre la lampe merveilleuse où était enfermé un génie du bien qui va exaucer tous ses souhaits. L’Histoire a voulu que le despotisme arabe soit combattu sans préparation d’aucune sorte et abattu en un temps record. On en est réduit à solliciter la magie, la psychologie, la météorologie, la physique et même les contes pour trouver un sens à ces révolutions atypiques. Il est patent qu’il existe dans le monde arabe une unanimité sur le rejet du despotisme, pour des considérations diverses, mais il est tout aussi patent qu’il n’existe pas un consensus sur l’alternative à lui apporter. Même pas l’islamisme puisqu’il n’est pas «consensuel» ainsi qu’on l’a vu en Tunisie et au Maroc. Le problème qui se posait à l’Algérie en Octobre 1988 se pose dans les mêmes termes aux pays arabes qui viennent de se libérer : comment instaurer une démocratie en l’absence d’une opinion publique acquise aux idées démocratiques ?

N. B.



A suivre dans notre prochaine édition : «La boîte de Pandore».


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)