Algérie

Retour sur une censure de connivence



Par Salah Guemriche(*)
En 1975, près de deux ans avant de quitter le pays, je travaillais au Sahara, entre Djanet, Illizi et In Amenas. J'avais lié amitié avec un groupe de Touaregs. Plus particulièrement avec les dénommés Djebrine et Sid-Ali, guides à leurs heures, dans le Tassili. C'est grâce à eux, et plus particulièrement à Djebrine, que j'avais pu mener à bien une enquête sur les fresques du Tassili.
On avait alors constaté le vol de tout un pan de l'une des fresques savamment découpé et emporté en France, et qui allait, selon une version jamais vérifiée, finir au Musée de l'Homme (Paris), alors qu'une rumeur incriminait des membres de la Mission Henri Lhotte, du nom de l'ethnographe français, présenté comme préhistorien et à qui l'on attribua (trop vite) la découverte des fameuses fresques. Plus tard, deux de ses assistants publieront un petit livre mettant en cause, dans nombre de conflits internes, son autoritarisme...
Après de longs entretiens avec Djebrine et ses proches, j'avais rédigé des dizaines de pages, une étude que j'avais proposée à El-Moudjahid-Culturel que dirigeait feu Mouloud Achour, sous le titre : Songes et mensonges de... Henri Lhotte (en référence au livre de l'historien jordanien Suleiman Moussa, publié deux ans plus tôt : Songe et mensonge de Lawrence d'Arabie, Sindbad, 1973).
L'hôte de Lhotte
Mouloud Achour programma la publication en deux parties. La première occupait, si mes souvenirs sont bons, une double page du journal ! Avec, tout en bas, la mention : «À suivre». Il n'y aura pas de suite, mais un coup de fil rageur à la rédaction, du ministre de la Culture (Ahmed Taleb), qui avait reçu en personne l'ethnographe, un coup de fil rageur et menaçant : interdiction absolue de publier la suite !...
C'est dans la deuxième partie que j'évoquais justement Djebrine, qui me racontait souvent ses souvenirs d'enfant jouant dans les grottes qui allaient, bien avant l'entrée en scène de la Mission Henri Lhotte, lui révéler leurs trésors rupestres... Mon regret fut et reste immense : je n'avais pas gardé de copie de mes textes, des pages d'écolier...
Le 8 octobre 1976, je prenais le bateau pour l'autre rive... Etudiant tardif, en France, entre 1978 et 1985 (j'avais abandonné, très jeune, mes études universitaires à Constantine pour rentrer à Guelma, et enseigner), je m'étais inscrit à l'université de Jussieu Paris VII, en ethnologie, département dirigé alors par l'éminent ethnologue Robert Jaulin. Je me souviens, à la rentrée 1982, inscrit en maîtrise d'ethnologie, avoir désarçonné un chargé de cours qui deviendra un grand ethnologue (Pascal Dubie, qui se fera connaître par son «ethnologie de l'intérieur», de son village de Bourgogne). Donc, à sa question : «Pourquoi l'ethnologie et pas la sociologie ou la littérature '», j'avais le plus sérieusement du monde répondu : «Parce que je n'aime pas les ethnologues !» Oups ! Mais encore '... «Parce que je pense qu'ils n'ont fait que préparer le terrain à la colonisation !» Rien que ça !... Désarçonné, le chargé de cours, mais d'autant plus intéressé... Les quelques étudiants présents, bien plus jeunes que moi, avaient éclaté de rire. On les comprend. Pourtant, c'est bien ce qui m'avait motivé. Et figurez-vous que, pour mon mémoire de maîtrise, je voulais jouer à l'ethnologue de l'île Saint-Louis, à Paris, pour étudier son « étonnante faune humaine», comme disait, du peuple d'Alger, Pépé le Moko... Finalement, mon sujet porta sur les... Touareg(s), la société targuie, que j'avais bien connue durant deux ans entre Illizi et Djanet. Il me fallait pour cela suivre des cours de touareg à l'Inalco (Institut national des langues orientales).
Un jour, sortant de l'un de ces cours, une dame de belle allure m'accosta...
- Bonjour !... Je vous ai entendu tout à l'heure (...)
- Oui... Bonjour... À qui ai-je l'honneur '
Et la dame de lâcher, sans ciller : «Monsieur, vous avez fait beaucoup de mal à mon époux !»
Imaginez la mine que je fis... J'avais suffoqué, ne comprenant rien à l'accusation. Elle finit par se présenter : «Je suis Madame Lhotte. Henri Lhotte !»
Du coup, je respirai. Et alors que je m'apprêtais à lui répondre, sereinement, elle avait déjà tourné talons...
Le mal que j'aurais fait à Henri Lhotte '... Dans mon étude, je voulais démonter le mythe du « découvreur », titre que j'attribuai personnellement à Djebrine Ag Mohamed, guide qui accompagna la mission et dont j'avais recueilli le récit (...). J'y dénonçais, en outre, un trafic de quelques trésors rupestres...
En fait, à Alger, j'avais eu du mal à connaître la raison de cette censure. On finit tout de même par me l'apprendre : le ministre de la Culture, qui avait reçu personnellement Henri Lhotte, était dans une colère noire... Ainsi, voilà ce que Madame Henri Lhotte était venue me reprocher sèchement, au sortir d'un cours de touareg à l'Inalco.
Un détail qui vaut son pesant d'eau
Il y a quelques jours, de ce mois d'août 2021, je me suis plongé dans mes archives, comme cela m'arrive quand je suis en panne d'écriture (et je le suis depuis deux mois !), à la recherche d'anciens textes laissés en suspens. Et voilà que je retrouve non pas les feuillets de l'enquête sur les fresques du Tassili, mais deux pages manuscrites (une feuille recto-verso) où je parle de l'une de mes visites à Sidi-Ali, un proche de Djebrine, dans son campement, non loin de la base de vie d'In Amenas... La veille, on m'avait informé d'une descente de police au cours de laquelle deux jeunes Touaregs furent brutalisés (euphémisme) pour avoir pénétré sur la base sans autorisation... On trouvera ici les notes que j'avais alors prises en rentrant, tard la nuit, du campement...
Il y a dix ou quinze ou vingt ans (désolé, j'ai la mémoire qui tangue), on m'apprit que Djebrine était passé à la télévision et qu'il avait évoqué notre rencontre, en témoignant aimablement de l'aide que j'avais apportée aux siens pour les faire embaucher sur la base de vie de la Sonatrach (l'entreprise préférait alors aller chercher ses employés au nord du pays).
Je joins donc ces deux feuillets. 46 ans après, il y a bien prescription !... En espérant que mon écriture restera lisible...
Ah, au fait, petit détail, qui vaut son pesant d'eau par les temps qui courent : en ces années-là, l'Algérie pouvait disposer de deux canadairs ! Et je fus moi-même témoin d'une intervention laborieuse mais radicale sur un puits de pétrole en feu...
S. G.
(*) Salah Guemriche, essayiste, romancier, chroniqueur de presse, ethnologue de formation et diplômé en sciences de la communication, raconte une histoire de fresques et de frasques d'un célèbre ethnologue français dans le Tassili. Dans cet article, rédigé après la découverte récente de deux pages de notes manuscrites rédigées fin des années 1970, il est question de vol de biens culturels algériens, et de censure d'un reportage dans El Moudjahid par un ministre de la Culture de l'époque. Auteur d'une quinzaine d'ouvrages, dont Dictionnaire des mots français d'origine arabe, Israël et son prochain et Abd er-Rahman contre Charles Martel, il effectue en 2021 un retour sur une censure de connivence et rend hommage, a posteriori, à ses guides targuis algériens qui ont permis la découverte des fresques subtilisées.


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