Publié le 28.03.2024 dans le Quotidien d’Oran
par Belkacem Ahcene-Djaballah
Livres
La décoloniale. Mémoires-Essai de Maleyka Fredj. Editions Frantz Fanon, Boumerdès 2023, 152 pages, 800 dinars
Pour l'auteur, aucun enfant de la communauté émigrée ne peut sérieusement dire qu'il n'a pas été affecté par sa condition d'appartenance à une minorité et cela, à tel point «que nous avons fini par fabriquer, plus ou moins consciemment, trois sortes d'individualités issues de ce qu'on pourrait appeler le triple syndrome du «décolonial».
On a donc trois camps : celui des «ébranlés» (vivant dans la dénégation totale de l'identité parentale, avec une volonté farouche d'imiter le «modèle» français. Très souvent agressifs et virulents. Il y a les «affectés»... des funambules qui cherchent un équilibre entre l'affection et le rejet, luttant contre les influences agressives des deux bords.
Il y a les «accablés», le groupe le plus fragilisé par l'environnement. En butte au racisme et à l'intégrisme, leur souffrance est telle qu'ils ont perdu tout sens de la mesure, que ni l'école ni la famille n'ont su leur inculquer.
Notre auteure se situe parmi les «affectés»... et c'est cet état d'esprit qui l'a poussé à remonter le temps et surtout à explorer le territoire de ses parents et de sa famille... en Algérie. Elle s'y installe tout un moment (par la suite elle s'y installera définitivement) , et y commence même des études supérieures... Mais tout cela ne lui suffit pas puisqu'elle se lance dans une sorte d'auto-psychanalyse lui permettant, enfin, de se situer aussi exactement que possible au sein des deux sociétés -française et algérienne- composant sa personnalité et sa vie. Une confession presqu'intime qui nous la rend si proche... et qui nous permet de mieux comprendre -leur vie mais aussi leurs souffrances visibles ou tues- nos frères et sœurs émigré (e)s, binationaux ou non... tout particulièrement celles et ceux issus de la deuxième et troisième génération. Et, les nouveaux «harragas» exclus !
L'Auteure : Née à Reims (France) en 1961 de parents algériens. Diplômée en Droit. Plusieurs fois cheffe d'entreprise en France... et en Algérie ; ici surtout pour mener une quête sur elle-même et sa famille.
Table des matières : Préface (de Raphaël Confiant)/Les désenfantés /Ma définition/ Legs et filiation/ Les égarés/ Terre en vue... !
Extraits : «Le plus terrible pour un être dans l'enfance est ce que l'on nomme aujourd'hui les «micro-agressions». Elles ne s'accompagnent ni de cris ni d'insultes ni de coups mais minent au jour le jour les personnes qui les subissent. D'où venez-vous ? (Préface, p7), «J'avais la pureté de l'enfance innocente jusqu'au jour où je suis rentrée à l'école. La différence, c'est l'école française qui me l'a enseignée. La discrimination je l'ai découverte... Tu viens d'où ? (note : question de «Mme Jacob, une maîtresse au triste tablier gris»)» (p 16), «Dans une société où chaque chose doit être définie, on me forçait à prendre position en me déclarant française d'origine algérienne, algérienne de nationalité française, française musulmane de deuxième génération, immigrée, arabe, kabyle, berbère, pied-noir, juive, musulmane, indigène. J'en avais invariablement la tête embrouillée» (p 41), «J'imagine le calvaire des trois cents jours que dura la bataille de Verdun. Sans aucune formation militaire, ces jeunes hommes (note : Les Nord- africains musulmans), naïfs et pourtant hardis, comprirent trop tard qu'ils allaient servir de bouclier» (pp 65-66), «Pour la France, est bon musulman celui qui ne l'est plus. Est bon africain celui qui méprise l'Afrique. Et enfin, est bon Français celui qui prénomme ses enfants selon son calendrier ou sans référence à ses origines. Nous devons nous effacer, gommer notre différence qui est notre originalité» (p 133), «La colonisation n'est pas terminée. Elle vit sous d'autres formes selon l'évolution des consciences. Plus sournoise, elle est autant dangereuse car elle utilise non plus la violence physique mais la manipulation des consciences. Elle va jusqu'à utiliser ses dominés comme ses meilleurs défenseurs» (p 146), «J'ai la chance de savoir d'où je viens. J'ai la chance de pouvoir vivre en Algérie. De renouer avec ma chair en foulant cette terre, la terre de ma mère, la terre de mon père et de mes aïeux» (p 147)
Avis - Enfin, un (petit) livre qui relève beaucoup plus du recueil de souvenirs que de l'essai. N'empêche, on y retrouve des faits, mais aussi beaucoup de réflexions... critiques qui vont droit au but et sans détours... Sur ce qu'elle est, ce qu'elle pense, sur sa famille, et son père, sur l'Algérie... un pays qui l'habite. En fait, un petit «grand» livre... qui mérite amplement d'être traduit en arabe et en tamazigh.
Citations : «Sa portée (note : L'Histoire) est si capitale que les Etats s'en servent comme arme de guerre» (p 45), «La qualité, comme la version de l'Histoire, dépendent de celui qui la racontait» (p 45), «Je comprends une langue (note : l'arabe) que je ne parle pas et je parle une langue (note : le français) que mes parents ne comprennent pas» (p111), «S'il est une valeur suprême dans toute société organisée, soit-elle réduite et isolée, c'est sans aucun doute celle de la transmission» (p 113), «L'inhumation est une des premières institutions humaines et, à travers la mise en terre, se joue l'histoire d'une personnes et la révérence d'une vie» (p 126), «Pour rester libre, il faut tuer la peur» (p 138), «Je savais que cette histoire avec l'Algérie, nous ne pouvions l'écrire en commun car nos mémoires sont différentes. C'est à la France de laver son Histoire» (p139), «Le plus grand risque dans la vie est de ne pas en prendre» (p141).
Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l'offense coloniale en Algérie. Essai de Karima Lazali. Koukou éditions, Cheraga/Alger 2018, 1.000 dinars, 278 pages*
Le trauma colonial existe. Si, si. Karima Lazali l'a rencontré, s'en est emparé, l'a disséqué et nous présente ses constats.
Auparavant, et jusqu'ici, côté algérien, le fait colonial et ses effets ont été largement abordés d'un point de vue historique, sociologique, anthropologique, linguistique, politique... mais rarement, sinon jamais, sur le plan psychique. Fanon est décédé, hélas, trop tôt, et son œuvre n'avait pas été continuée.
Bien sûr, on a eu Mohammed Arkoun, Nabile Farès et bien d'autres, sociologues et/ou psychologues, mais les uns comme les autres ont été ignorés (par l'auteure elle-même, car bien des travaux universitaires ou en marge ont été menés sur le sujet) ou méprisés (parfois insultés) ou mal compris. Heureusement, il y eut des écrivains et des essayistes : Kateb Yacine, M. Feraoun, M.Dib, M. Haddad, Amrouche Jean, Yasmina Mechakra, Ouettar, A. Camus, Louisette Ighilahriz, Benheddouga... pour les plus anciens, et pour les tout nouveaux A. Zaoui, K. Daoud, R. Boudjedra, R. Mimouni, S. Toumi, Moussaoui, Bachi, M. Benfodil, C. Amari, Khadra, Sansal... qui, grâce à leurs «romans» ont «rattrapé le coup»... Encore fallait-il que les premiers concernés (car le peuple est, lui aussi, concerné), c'est-à-dire les gens du (de) pouvoir et d' «avoir», se donnent la peine de lire sans discrimination (de langue ou d'idéologie) et sachent tirer les leçons idoines... et, donc, ne pas laisser des héritages psychiques dommageables perpétuer le «trauma colonial».
L'auteure remonte le temps.
D'abord, une période coloniale qui, avec toutes ses «offenses», bien plus que toutes celles qui l'ont précédée, a marqué, pour longtemps, (pour toujours ?), les psychismes des individus, rendant difficile d'isoler la part de destruction réelle et le rapport souffrant à l' «identitaire».
Tout particulièrement à partir des «renominations», Presque toutes fantaisistes (loi de mars 1822 sur l'état-civil), entraînant un «effacement mémoriel» et des «blancs», les individus ayant été massivement renommés ou, plutôt, a-nommés par l'administration ; hors référence à leur généalogie..
Ensuite l'histoire interne du Mouvement national avant et durant la guerre d'indépendance.
Puis, vint l'autre «guerre intérieure» dans les années 1990.
Conclusion : «Plus d'un demi-siècle après la «fin des colonies», les descendants des ex-colonisés (et des ex-colons) restent toujours pris dans cette difficulté de se séparer de l'esprit du colonial et de rendre à l'histoire son indépendance de pensée afin de mettre fin à sa confiscation par le politique. L'auteure est allée jusqu'à avancer une thèse «scandaleuse» (c'est elle qui l'affirme dans un entretien): Le colonisé est encore un «possédé» par le colonialisme et il s'en sert comme un «bouchon»... une sorte d'alibi permanent. Ce qui arrange bien du monde.
L'Auteure : Psychanalyste (Paris depuis 2002/ Alger depuis 2006). Nombreux articles sur l'articulation du psychisme et du politique.
Extraits : «En Algérie, tout se passe comme si la colonisation ne pouvait qu'être le trauma. Alors que, en France, l'éventualité du trauma colonial se renverse très souvent en capitalisation pour le politique: les bénéfices de la colonisation pour les sujets ex-«indigènes». Le politique tente ainsi de faire disparaître le fait historique et frappe d'irrecevable la part subjective de l'Histoire» (p13),«A vouloir absolument glorifier et nationaliser la disparition et les disparus, il se produit un mouvement inverse : «Les ancêtres redoublent de férocité» (p100)... «De bout en bout, la colonie porte un projet de naissance et donc de mort, qui se décline différemment : renaissance pour les uns, disparition et mort en masse pour les autres» (p234).
Avis - Un livre difficile à lire et à comprendre... mais pouvant aider à mieux se connaître. Il est vrai que la psychanalyse n'est pas reconnue comme métier, chez nous et dans bien d'autres pays... car elle n'est pas «enseignée». Des «raquis» des temps modernes ?
Citations : «L'histoire saisit, la littérature écrit et la psychanalyse lit ce qui dans le texte se loge dans le blanc de ses marges» (p14)... «La guerre de libération a clairement acté le refus par les «indigènes» de leur réduction à ce statut d'objet-déchet» (p59)..., «Etrange est l'Histoire, elle recèle bien des détournements, retournements et refoulements» (p186)... «La libération acquise ne signifie pas une sortie de la colonialité» (p249)... «La liberté ne se laisse pas penser et encore moins organiser» (p273).
*(Fiche de lecture déjà publiée. Extraits pour rappel. Fiche complète in www. almanch-dz.com/histoire/ bibliothèque d'almanach).
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Posté Le : 31/03/2024
Posté par : rachids