Par Ali Mebroukine
Je répondrai à A. Merdaci avec plus de sérénité qu'il n'en a mise à réfuter mon argumentaire, et sans esprit polémique. Il n'est pas nécessaire, en effet, de reconvoquer la mémoire du président Boumediène pour s'étonner de certaines pièces du réquisitoire de l'auteur contre le système scolaire algérien. Oublions totalement l'ancien Président algérien, qu'on retrouvera en d'autres circonstances.
Les problèmes linguistiques sont des problèmes politiques
D'abord, quel message cherche à transmettre au lecteur A. Merdaci, en constatant la quasi-disparition d'un enseignement de la langue française qui prive objectivement — et il a raison de la déplorer — notre pays d'une élite capable de relever les défis de la modernité, de la connaissance et du savoir ' On ne le perçoit pas clairement, car nulle part dans son texte ne se dégagent des temporalités susceptibles de fournir la trame d'un réquisitoire argumenté contre la mise à l'écart de la langue française. Par ailleurs, l'auteur se focalise sur l'enseignement des humanités, lequel est en recul partout dans le monde, pour des raisons que l'on ne peut ici évoquer mais qui, à juste titre, suscitent l'émoi de certains pédagogues ; mais ce phénomène n'est pas l'apanage de l'Algérie. Ensuite, le constat désabusé de l'auteur vient tardivement, après trois décennies d'errements, de laisser- aller, d'approximations et de laxisme. Soit il fallait tirer la sonnette d'alarme, lorsque le ver avait été introduit dans le fruit, avec des conséquences prévisibles pour tout pédagogue digne de ce nom, ou alors, si on ne réagit, qu'en 2011, il faut plutôt s'efforcer de faire des propositions concrètes et réalistes susceptibles de permettre aux élèves algériens (c'est-à-dire à nos enfants) de maîtriser parfaitement, au moins une langue, qui fournisse l'accès à l'universel. Toute récrimination ex-post visant telle ou telle personnalité n'éclairera pas le débat, dans la mesure où elle ferait silence sur les causes historiques, politiques et socioculturelles qui ont conduit à un tel sinistre scolaire et pédagogique. En réalité, c'est depuis que les responsables algériens ont fait chorus à l'opinion algérienne, largement répandue, selon laquelle il fallait redonner une place à la langue arabe, langue du Coran, occultée 132 années durant par le colonialisme que le problème se pose. A partir de 1962, et plus précisément à partir de 1970, sous la férule d'un ancien secrétaire général du FLN, l'optique du monolinguisme a été résolument poursuivie, malgré les nombreux bastions de résistance de la langue française qui ne céderont qu'au bout de plusieurs années. Le bilinguisme n'a été réintroduit qu'en 1977, sans pour autant porter atteinte à la primauté officielle de la langue arabe (comment pouvait-il, politiquement, idéologiquement, symboliquement en être autrement '). La langue française redevenait ainsi une langue d'appui et d'ouverture. Il ne faudrait pas, du reste, se méprendre sur le vocable «Français langue étrangère» (FLE) et rester attentif au distinguo entre les dénominations officielles et le statut de fait que récupère cette langue, à partir de 1977. Je ne possède pas les compétences littéraires et linguistiques d'A. Merdaci pour juger dans le détail des conséquences négatives, selon lui, du contenu des programmes appliqués à la rentrée scolaire 1977-1978, lesquels consacraient un appauvrissement majeur de l'enseignement de la langue française. Si A. Merdaci souhaite que je lui donne acte de cette régression, je le fais bien volontiers, m'en remettant à sa science dans ce domaine. Là où le bât blesse, selon la connaissance modeste que j'ai du sujet, c'est lorsque A. Merdaci veut croire et faire croire au lecteur que «le système d'éducation rigoureux issu de l'Ecole coloniale, qui depuis l'unification des systèmes de formation dans la colonie, en 1949 [aurait] donné de semblables opportunités de développement aux langues arabe et française», n'eût été le contrecoup des réformes scolaires entamées à partir de 1977. Personne ne peut le suivre dans cette direction. La faiblesse essentielle de l'argumentation d'A. Merdaci réside dans l'exercice de dépolitisation des enjeux linguistiques auquel il se livre, et qui laisse pantois le lecteur un tant soit peu instruit de l'étroite subordination de la langue à la politique dans un pays en quête d'identité, après 132 ans d'un colonialisme qu'il est devenu superfétatoire de caractériser. Dès 1962, et encore fortement en 2011, la cause de l'arabisation constitue un enjeu politique et social majeur entre deux courants opposés, le courant arabo-islamique conservateur et un courant moderniste qui parfois transcende la segmentation culturelle entre élite arabophone et élite francophone, dans la mesure où il possède aussi ses représentants dans le premier. Cette loi d'airain est quasiment un invariant de l'histoire de l'Algérie indépendante. Le courant qui entend faire de la langue arabe classique la langue unique de la société est toujours vivace ; c'est le même qui a combattu les langues vernaculaires de ce pays et en particulier l'amazigh, car il y voyait autant de dégradations d'une langue sacralisée, la langue arabe, seule digne d'être érigée en langue véhiculaire, symbole de l'unité de la nation arabe, en dépit des échecs répétés du panarabisme. Cette réalité constitue la toile de fond de toutes les politiques scolaires qui se sont succédé depuis 1962. On ne peut pas échapper aux réalités qui rythment l'évolution des sociétés, particulièrement de celles qui se sont affranchies d'une domination étrangère ayant porté atteinte à leur personnalité. C'est assurément le cas de l'Algérie. Du reste, le courant moderniste et le courant conservateur se sont affrontés sur d'autres terrains que celui de la place de la langue française dans l'enseignement et dans l'administration. Qu'il s'agisse du statut personnel, du rôle de la femme dans la société, du processus de sécularisation de l'espace public, en partie induit par l'insertion de l'Algérie dans la mondialisation, les antagonismes persistent et constitueront, à coup sûr, les plus lourds défis que les générations montantes auront à relever.
Le tournant de 1977 était porteur de mutations profondes
A partir de 1977, l'antagonisme semble vouloir se résoudre dans la mise en concurrence de la langue arabe avec la langue française. C'est ce que je me suis efforcé de montrer dans ma réponse à A. Merdaci, du 23 octobre dernier. La question du contenu des programmes est essentielle, personne n'en doute. Mais elle est seconde, au regard des choix faits en amont par le décideur en faveur de telle ou telle langue d'enseignement. Il faut sortir définitivement de l'hypocrisie qui veut qu'un programme d'enseignement soit valable ne varietur ou que la langue dans laquelle il est conçu et dans laquelle il sera dispensé aux élèves importe peu, en définitive. Seule la langue constitue une question principielle, même s'il ne s'agit pas ici d'un absolu, toutes les langues ayant vocation, à un moment ou à un autre, à transmettre un savoir identique à l'ensemble de leurs utilisateurs. Du reste, si le contenu des programmes recélait la valeur décisive que leur attribue A. Merdaci, nul doute qu'ils auraient été amendés à la lumière des lacunes et insuffisances révélées par leur application. On ajoutera que les incessants rappels à l'ordre que le ministre en charge du secteur adresse aux confectionneurs de programmes, motif pris de leur inadaptation aux exigences internationales, ceux-ci prenant des libertés que nulle part ailleurs on ne s'autorise, montre bien que le politique ne commande guère aux pédagogues pour l'élaboration des programmes. Abdelali Merdaci, tout à son dépit devant la disparition de l'enseignement des humanités, en vient à omettre un certain nombre de faits que ni le sociologue ni l'historien ne peuvent laisser en déshérence. a) L'Algérie possédait-elle l'encadrement pédagogique suffisant (en termes quantitatifs et qualitatifs) pour que soient enseignés, dans les années 1970, Lamartine, de Vigny, Assia Djebar, Yacine Kateb. A partir de 1970-1972, du fait même du départ massif des coopérants français, notamment de ceux qui enseignaient dans les collèges et lycées ainsi qu'à l'Ecole normale, de la diminution sensible du volume horaire affecté à l'enseignement du français, de la désaffection des meilleurs élèves à l'égard d'une langue dédiée par l'idéologie officielle à une mort lente mais inexorable, il était irréaliste de penser qu'on pouvait perpétuer le système qui inspire à A. Merdaci une nostalgie au goût d'absinthe. A ce propos, A. Merdaci a le tort d'ironiser sur ma suggestion de battre le rappel de milliers de coopérants français ou francophones ; ce serait, en effet, le seul moyen de ressusciter l'âge d'or qui illumina tant l'école algérienne jusqu'en 1977. Il est, du reste, légitime qu'on aspire à la reviviscence de cette période, au regard de l'état de déréliction dans lequel se trouve aujourd'hui la pensée dans toute l'Algérie. b) Les élèves algériens (et j'en parle en connaissance de cause, étant encore lycéen en 1974) n'étaient pas préparés à recevoir un enseignement des humanités porteur de tant d'exigences aussi bien de la part des enseignants que des élèves. Pour des raisons sociologiquement basiques que A. Merdaci n'évoque même pas, fût-ce par prétérition, la quasi-totalité des Algériens n'étaient pas en mesure, au milieu des années 1970 et bien sûr davantage encore après, de recevoir un enseignement des humanités, ou alors cela voudrait dire que l'école algérienne était capable de se soustraire complètement de son environnement et divulguer un savoir en totale déconnexion avec la vie sociale et professionnelle de ses élèves. C'était pure illusion. c) S'agissant de la lecture, dans quel lieu des Algériens auraient-il pu acquérir le goût de la lecture. Au sein de leur famille ' Dans les bibliothèques ' Mais si l'école algérienne a été réellement défaillante dans la transmission du goût de la lecture à ses élèves, cela n'a pas pu être consécutif uniquement à la réforme de 1977. Il faut sans doute, si l'on est animé d'un minimum d'objectivité, interroger plutôt les tendances lourdes qui sont à l'œuvre dans la société algérienne et dont certaines préexistent à l'indépendance du pays : massification de l'enseignement, faibles qualifications pédagogiques des maîtres et des professeurs d'enseignement moyen et secondaire, analphabétisme généralisé des parents dans les couches modestes de la population, départ des enseignants étrangers, montée en puissance de la langue arabe conçue comme une machine à défranciser tous azimuts.
Se tourner résolument vers l'avenir
Abdelali Merdaci, qui a rendu d'immenses services au secteur de l'éducation, en particulier, au pays en général, gagnerait maintenant à s'associer à toutes celles et tous ceux qui entendent éviter que l'Algérie ne rate le passage à l'économie de la connaissance et du savoir dans laquelle sont engagés les pays émergents. Tout le monde doit s'alarmer du phénomène massif de déscolarisation qui frappe nos enfants, et particulièrement les garçons, qui quittent l'école après seulement quelques années de scolarité menées à la diable, sans savoir ni lire, ni écrire, ni compter. Quel est le système de formation, fut-il le plus sophistiqué, qui pourra demain les prendre en charge ' Leur destin est-il de devenir marchands ambulants ' Et l'Algérie est-elle assurée de pouvoir importer chaque année pour 40 milliards de dollars de produits (la majorité d'entre eux contrefaits), à seule fin de trouver une occupation à des centaines de milliers de jeunes qu'elle aura été incapable d'intégrer dans son système scolaire ' Que penser, par exemple, d'un Premier ministre qui, en réponse à la question d'une sénatrice sur la détérioration de la qualité de l'enseignement scolaire, lui déclare que les Algériens devraient rendre grâce au ciel de pouvoir scolariser leurs enfants gratuitement (il semble, selon le Premier ministre, lequel a suivi toute sa scolarité sans bourse délier, grâce aux sacrifices consentis par la génération de Novembre, que l'Algérie soit le seul pays au monde à offrir à ses enfants une scolarité gratuite). Et que dire d'autres irresponsables, pour qui l'école soulage les parents de la surveillance de leurs enfants pendant les jours ouvrables de la semaine ' Autrement dit, pour l'un et pour les autres, l'école primaire algérienne a vocation à être une garderie d'enfants, le collège, une garderie d'adolescents, et le lycée, bientôt, un haut lieu de consommation et de trafic de stupéfiants, dont on peut se demander, par ailleurs, quand leur répression et leur prévention constitueront une priorité de l'action des pouvoirs publics ' Plutôt que de s'épuiser dans de vaines querelles qui appartiennent désormais à un passé révolu, que A. Merdaci et toutes les bonnes volontés que compte ce pays meurtri se mobilisent pour que l'école algérienne sorte enfin la tête de l'eau. Si l'école algérienne n'est pas réformée, toutes préoccupations cessantes, notre pays va s'enfoncer dans le chaos d'autant plus que ses ressources pétrolières suffiront à peine, dans quelques années, à importer l'essentiel. Pas de vaine nostalgie, mais une détermination à aller de l'avant, ce qui suppose préalablement un diagnostic partagé de la situation. Dans ce défi, un homme de l'envergure intellectuelle d'A. Merdaci a toute sa place.
Posté Le : 02/11/2011
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Ali Mebroukine
Source : www.lesoirdalgerie.com