Il y a ceux qui écrivent l'histoire. Il y a ceux qui font des discours sur
la manière et la nécessité d'écrire l'histoire. Et il y a ceux qui en font une
arme absolue.
C'est un petit cimetière, près de nulle part. Et nulle part, ici, c'est
Sidi Rabah, près de Oued El-Malah, au sud-est de Médéa. De petites tombes sont
alignées là, certaines portant des noms, d'autres anonymes. D'habitude, ces
lieux sont synonymes d'actes de bravoure, avec des gens qui parlent de
sacrifices et racontent l'épopée des ces chouhada tombés les armes à la main.
Dans ce cimetière, pourtant, l'histoire est encore plus tragique, parce que
plus simple. Il s'agit de personnes non armées, cent onze au total, assassinées
par l'armée coloniale en mai 1958.
Leur histoire est terrible de banalité. Des hommes, originaires de
plusieurs dechras, se rencontrent, parlent de la guerre, du devoir, et
finissent par exprimer leur envie de rejoindre l'ALN. Ils n'ont aucune
expérience de la guerre, ni de l'organisation. Leur disponibilité et leur
enthousiasme sont leurs seules armes. La rumeur court alors qu'il faut aller à
Tunis chercher des armes. Ils décident d'y aller.
Par petits groupes, ils se retrouvent près de la dechra des Mechata, près
de Oued El-Malah, où ils attendent un commissaire politique, qui pourrait leur
délivrer un laissez-passer pour Tunis, et peut-être même leur fournir un guide.
L'armée coloniale finit par apprendre que des hommes sont rassemblés dans
cette zone. Elle organise une expédition. Personne ne sait exactement comment
elle s'est déroulée. Mais à la fin de l'opération, les habitants de la région
trouvent des corps un peu partout, une dizaine à tel endroit, une quinzaine un
peu plus loin. Ils les enterrent dans des fosses communes, parfois à la
sauvette.
En 1966, est menée une action d'envergure pour tenter de regrouper les
sépultures des chouhada. Les habitants de la région retrouvent les fosses
communes, d'où les corps sont extraits, pour être transportés au cimetière. On
dénombre 111 cadavres. Parmi lesquels celui de Messaoud, un fellah sans
instruction, initiateur de l'idée de départ vers la Tunisie pour chercher des
armes.
Qui est l'officier français en poste à ce moment-là dans la région ? Qui
était son supérieur à Médéa ? Et le chef de région militaire ? Qui a décidé la
tuerie, qui en a donné l'ordre, qui l'a exécutée, qui y a participé ? Qui était
l'officier des services spéciaux, le petit Aussaresses local, qui a dû avoir un
rôle central dans l'organisation et l'exécution du crime ? Parmi tous ces
soldats et officiers français, y en a-t-il qui sont encore en vie et qui
seraient en mesure de témoigner pour apporter un éclairage sur ce qui s'est
passé ? Y en a-t-il dans le lot qui s'y seraient opposés, ou qui auraient,
aujourd'hui, envie de témoigner pour se libérer du poids de ce crime ? Le
général Simon, qui aurait présenté sa démission à cette époque, a-t-il été
influencé par cette affaire ?
Toutes ces questions sont restées sans réponse. Pourtant, selon des
juristes, il y a là matière à poursuite, car un crime de guerre a été commis.
Les accords d'Evian, qui ont mis fin à la guerre de libération, comportaient
les clauses classiques d'amnistie concernant les faits liés à la guerre. Mais
la législation internationale a rendu imprescriptibles certains actes commis en
temps de guerre, comme les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité.
Dans toutes les régions du pays, de faits similaires ont eu lieu. Des
crimes planifiés, organisés et exécutés par des professionnels de la guerre ou
par des milices civiles. Mais l'Algérie a si mal géré ce dossier qu'aucun
officiel n'a été poursuivi pour des crimes avérés. La partie algérienne se
limite à des litanies inlassablement répétées lors des commémorations, mais
sans aucune incidence pratique sur le terrain.
N'importe quel responsable local, n'importe quel notable du régime,
n'importe quel bureaucrate au sein d'une organisation de rentiers, se croit
obligé de répéter, à toutes les occasions, les souffrances du peuple algérien
et la responsabilité du système colonial. Comme s'il y avait encore nécessité
de convaincre qu'il y a eu crime. Cette semaine encore, le secrétaire général
de l'Organisation nationale des moudjahidine, M. Saïd Abadou, a déclaré qu'il
«nous appartient à nous, Algériens, de démontrer à ceux qui ne veulent pas les
reconnaître, les crimes de guerre commis par la France en Algérie durant la
Guerre de libération». Mais aucune démarche concrète d'enquête, de
documentation et de poursuite n'a été menée.
Depuis quelques années, les discours de dénonciation des crimes de
l'armée coloniale sont conclus par une revendication, exigeant la repentance de
la part de la France. Le mimétisme aidant, ce nouveau discours sur la
repentance est devenu un véritable rituel. C'est le must du nationalisme.
Particulièrement depuis la loi du 23 février, qui a fait un choix absurde,
allant à contre-courant de l'histoire. En fait, cette question de la repentance
est elle aussi si mal gérée, côté algérien, qu'elle est en train de glisser
vers la langue de bois et le rituel ennuyeux. Rares sont les positions lucides
sur ce thème.
Le concept même de repentance pose problème, car il renvoie à des bases
religieuses liées à la culture occidentale, alors que ce dossier doit être
traité d'abord sur le plan politique et moral. Le cinéaste Mohamed Lakhdar
Hamina va encore plus loin. «La repentance ne se demande pas, parce qu'elle
diminue celui qui la demande», a-t-il déclaré. «La repentance ne s'offre pas
non plus. C'est un acte spirituel et moral».
La repentance est en effet l'expression d'une conviction intime de la
part de celui qui a commis un acte répréhensible. En son âme et conscience, il
est convaincu de la gravité de son acte. Il peut donc exprimer ses regrets, se
repentir.
Dans le cas de la France, on en est loin. Car quoi qu'on dise, c'est la
représentation nationale française, le Parlement, qui a adopté la loi du 23
février, laquelle glorifie «l'oeuvre civilisatrice» de la colonisation. Cela
signifie tout simplement que la France ne peut ni regretter ni se repentir d'un
acte qu'elle estime positif et civilisateur !
La France ne semble pas encore mûre pour franchir le pas. Il reste juste
à savoir comment traiter un dossier aussi sensible. Avec peut-être un modèle,
probablement le plus efficace au monde: le modèle israélien. Des milliers de
personnes, dans des milliers de fondations et associations, travaillent avec
méthode, depuis des décennies, pour documenter cette page de l'histoire. Ils en
ont fait une des pages les plus connues de l'histoire de l'humanité, mais aussi
un instrument de chantage inégalable.
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Posté Le : 05/07/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Abed Charef
Source : www.lequotidien-oran.com