Algérie

Remonter



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Chlef, début des années 2000. L'ancien ministre de l'Intérieur, Yazid Zerhouni, demande son âge à un jeune de la région. A la réponse, le ministre lâche, surpris, peiné : «Tu avais donc 15 ans en 1990, tu n'as alors pas vécu.» Non, il n'avait pas vécu, car c'est un survivant, un statut hybride entre mourir et ne pas avoir peur de mourir tout le temps. Et puis il a eu, ce jeune, à faire cet effort extraordinaire, banal, de vivre quand les attentats terroristes, les bombes, les assassinats, les voitures piégées, les faux barrages, les rafles brutales et les policiers cagoulés commençaient à s'estomper, doucement. Il n'y a rien de romantique à réapprendre à vivre.C'est comme avoir les yeux aveuglés par la lumière après l'obscurité. Beaucoup comme lui, dans tout le pays, et ceux exilés renouèrent avec demain, avec l'idée que la mort redevienne juste une fin d'étape et non une présence quotidienne, ils redécouvrent qu'ils peuvent se projeter dans leur propre pays, regarder au-delà des heures sombres de la longue nuit des années 1990 vers l'aube d'une vie normale, avec les siens, penser à se marier, et avoir des enfants, les éduquer, leur donner le meilleur en les tenant loin des horreurs qu'on croyait passées. Ils se donnaient du courage, en petits cercles d'amis, de voisins ou en groupes qui se mobilisent pour aider d'autres dans le besoin, ils réapprenaient à franchir de longues distances et redécouvrir le pays qui n'est plus une carte avec des points rouges marquant les attentats et les massacres.Dur travail de se réunir pour construire et de se dire que nous sommes encore humains, et non pas des moutons qu'on mène fatidiquement à l'abattoir national. Il fallait revenir de si loin, être si fort pour insuffler l'humanité dans le regard des enfants qui ont la chance de ne jamais avoir entendu parler d'une tête coupée ou d'une femme enceinte éventrée. C'est pour cela que la chute est si dure, l'escalade de ce mur de la peur qui débouche sur son versant lumineux nous a beaucoup coûté, quitte à oublier et à faire semblant d'oublier. C'est pour cela que la chute est si dure, car la moindre réminiscence fait rejaillir dans notre mental éprouvé les images de sang et les senteurs de la chair cramée. C'est pour cela que la chute est si dure, car à la moindre déflagration on sursaute et qu'un pneu qui explose affole notre rythme cardiaque.La violence a tant détruit en nous, ne laissant qu'une maigre protection autour de notre humanité que nous avons réussi à sauver. Cette maigre protection reste si frêle face au premier soubresaut de la bête, au premier déchaînement de la mort qui tente de nous reprendre en otages. Nous avons tellement payé, parfois même sans le savoir, souvent sans l'avoir verbalisé pour conjurer les fantômes qui nous hantent à jamais, que nous n'avons plus rien à donner en sacrifice à la violence. Nous sommes condamnés, comme ce jeune de Chlef, à regarder devant, même si le poignard assassin a déjà entamé sa trajectoire pour nous frapper dans le dos.




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