Algérie

Réminiscence d'une traversée



Par : SOUÂD KEDRI
Enseignante-chercheuse Université Mouloud-Mammeri, Tizi Ouzou



Dans son œuvre romanesque et théâtrale, Mammeri a essayé de faire naître au milieu de la montagne et au milieu de la cité un univers qui permet aux personnages de se guérir de la plus grosse maladie qui les mine : la quête identitaire à travers une révolution culturelle."
Ecrivain, poète, anthropologue, traducteur, linguiste spécialiste de la langue et la culture berbères, Mouloud Mammeri est l'un des plus grands, l'un des fondateurs de la littérature algérienne de langue française. Ses œuvres ont marqué un tournant dans l'évolution de la littérature algérienne de langue française et pour la langue et la culture berbères. Son influence reste indéniable dans notre pays, et dans le monde entier. Il tient d'ailleurs une place singulière dans la recherche universitaire, ce que plusieurs ouvrages, thèses publiés sur ses œuvres confirment. M. Mammeri avait des choses à dire. Il s'est imposé comme écrivain, par quatre romans. Mais son combat qui se mène par l'écriture a visé haut et loin. Il a écrit aussi trois pièces théâtrales entre 1957 et 1987. Cependant, son œuvre romanesque a fait l'objet de plusieurs études universitaires, à l'exception de son théâtre. Son théâtre, pourtant, mérite mieux que cela, car il n'est pas un espace restreint par rapport à tout ce qu'il avait envie de dire. Il suffit de relire son œuvre théâtrale pour admirer sa plume que les académiciens et les praticiens de théâtre ne mesurent pas sa portée et ses enjeux dans l'actualité. Et maintenant la question bateau : pourquoi ignorer le théâtre de Mouloud Mammeri '
Un théâtre de confrontation
L'œuvre théâtrale de Mouloud Mammeri est composée de trois pièces différentes dramaturgiquement et chargées symboliquement : Le Foehn (1957), Le Banquet (1973), La Cité du soleil (1987). Le Foehn, tragédie de 4 actes, écrite en 1957, retrace l'un des épisodes les plus douloureux de la guerre de Libération, la Bataille d'Alger. Cette pièce a été montée en français au TNA, en 1967, mise en scène par Jean-Marie Boëglin. En 2017, Le Foehn a été adaptée en tamazight et montée au Théâtre régional Kateb-Yacine. Dans cette pièce, Mammeri donne un exemple de toute une génération qui symbolise la quête de la liberté, de la libération et de l'indépendance. Il avait envie de dire aussi cette incessante quête. Dans Le Banquet, une tragédie en trois actes, il l'a fait en retraçant l'histoire du dernier roi Aztèque. Enfin, en 1987, Mammeri change de registre et écrit une sottie en trois tableaux, La Cité du soleil, cette farce ne nous laisse pas indifférents. Ce dramaturge peint dans une atmosphère euphorique les espoirs des citoyens de la "ville du soleil", les Héliopolitains.
S'il fallait définir son théâtre, si précieux aujourd'hui, on pourrait tenter de le faire en quelques mots : le théâtre de Mammeri nous fait écouter le cri retraçant les silences de l'histoire de l'Algérie, avant et après l'indépendance. Il met ainsi les problèmes liés à la colonisation au centre de ses préoccupations au coeur de son théâtre. Ils ont été orientés vers la situation politique et culturelle du pays, tout particulièrement la quête identitaire. Celle-ci se manifeste à travers la quête de vérité.
Ce dramaturge décrit le parcours de personnages en perdition, ravagés, complexes et en conflits, saisis dans les différentes phases d'une même confrontation, d'une même traversée : la quête identitaire. Cette-ci traverse non seulement son œuvre romanesque mais aussi son œuvre théâtrale. La quête de vérité rythme donc l'univers des personnages de Mammeri, car "(...) l'essentiel n'était pas dans la trouvaille, mais dans la quête". (La Cité du soleil, p. 72) Mais cette incessante confrontation des personnages est au coeur de son théâtre. Elle provoque un climat d'instabilité. Le dialogue entre les personnages est un exemple extrême. Leurs propos sont en guise de scalpel acéré.
À l'exemple du Maître qui s'adresse aux "Hommes de peu de mémoire" (La Cité du soleil, p. 72), car l'Histoire peut être récupérée et déformée, et conduire même au mensonge, source de déchirement et de désenchantement. Les répliques du Boucher dans Le Banquet sont fort révélateurs à cet égard : "Le roi ment aux dieux. (...) Les dieux mentent aux hommes." (p. 102) À travers Tarik, Bourdieu, le peuple aztèque et les Héliopolitains, Mammeri s'adresse aux peuples du monde entier, car il est très ouvert aux autres cultures et civilisations. On aurait pu croire, en effet, que ces textes dramatiques auraient perdu de leur efficacité et de leur pertinence. Il n'en est de rien. La quête de vérité est donc le point de départ de son théâtre et l'évolution des personnages vont constituer un levier entre les mains du dramaturge pour la mise en œuvre de cette éternelle quête, car le pouvoir de la quête de vérité est sans égal.
Réminiscence d'une traversée en éternel retour
Pour M. Mammeri, ce qui est important, c'est la notion de "quête". Mais celle-ci est renforcée par une autre, celle de "traversée". En "Amasnaw" de son temps et du temps actuel, ses idées sont portées par des personnages tantôt en conflit, tantôt en perpétuelle interrogation. Pourtant, l'Histoire a rattrapé les idées de M. Mammeri. C'est ambitieux de le penser de cette manière, mais je crois que M. Mammeri a construit des portes aux siècles qui viennent. Aujourd'hui, l'Histoire et la conscience nous condamnent au devoir de laisser ces portes ouvertes et d'en ouvrir d'autres. Le terrain est glissant. Mais la génération d'aujourd'hui ne connaît pas le théâtre de Mammeri. Il faut le dire que l'univers affligeant que décrit ce dramaturge n'a rien à envier à celui d'aujourd'hui. La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si nous sommes prêts à renouer avec le théâtre de M. Mammeri. Je ne doute pas d'une possible réminiscence, car son théâtre représente aujourd'hui une bonne synthèse, témoigne à lui seul des maux de l'Algérie.
Sa transmission dépend de l'intérêt que va lui porter ses héritiers (P. Bourdieu). L'ensemble de l'œuvre théâtrale de Mammeri est une mise en question du "comment penser la vérité au pluriel". Pour ce faire, les personnages de Mammeri (Tarik, Commandant Brudieu, Montezuma, Cortès, Tecouchpo, Le Maître, Le Chef, les Héliopolitains) devaient brider leurs démons intérieurs. Tous les peuples que Mammeri a représentés dans son théâtre sont des peuples piégés de l'intérieur. Dans "La Cité du soleil", les citoyens d'Héliopolis subissent les coups bas du Conseil des Elus, de l'Idéologue, du Prêtre et du chef qui ont instauré un pouvoir politique en crise avancée. Cette pièce est une éclipse représentative d'une véritable quête impossible de la vérité : les Héliopolitains, peuple piégé de l'intérieur. En intellectuel consciencieux, il met en œuvre tout un projet de société dans un contexte social et politique en crise avancée. Malheureusement, le vent qui traverse Le Foehn, Le Banquet et La Cité du soleil n'a rien à envier à celui d'aujourd'hui. Il n'a pas changé de direction. Le théâtre a cette ambition de changer le cours des choses.
Témoin d'un temps en éternel retour. Faire de ces personnages des "passeurs de vérité". Mais ces personnages ne débusquent pas cette vérité au pluriel. Peut-être ne sont-ils pas prêts à découvrir cette vérité ' Ils sont en confrontation pour dire cette quête impossible de vérité. Quelle réminiscence !
En "démocrate impénitent" et défenseur des valeurs citoyennes, identitaires et culturelles, M. Mammeri a montré, dans son théâtre, la portée de la quête de vérité. Sa prise de position est récurrente dans l'ensemble de son œuvre romanesque et théâtrale, aussi affirme-t-il : "(...) On ne fait pas de culture sur commande. (...) La culture vit de vérité." (Entretien avec Tahar Djaout, p. 54) Son message est clair.
On ne peut pas avoir sous la main de solution miracle, les peuples du monde entier sont donc acculés à la quête de vérité, mais cette dernière est à la croisée de deux chemins : "ça pense ou ça passe, entre les deux, il faut choisir." (La Cité du soleil, p. 88) Autrement dit, prendre en main son destin ou faire voix de silence ! Telle est bien la morale de Mammeri, peut-être la plus durable des enseignements et des héritages de cet intellectuel, et ce par quoi il est tant admiré. Il s'était engagé à écrire un théâtre qui est malheureusement peu enseigné et auquel les académiciens et peu de praticiens de théâtre se sont intéressés. Ses pièces ne sont pas jouées, à l'exception du Foehn.
C'est le prix à payer pour celui qui prend le risque de dévoiler, de quêter la vérité, plus important encore, de rester loin de tout rouage du pouvoir politique. Dans son œuvre romanesque et théâtrale, Mammeri a essayé de faire naître au milieu de la montagne et au milieu de la cité un univers qui permet aux personnages de se guérir de la plus grosse maladie qui les mine : la quête identitaire à travers une révolution culturelle. Son théâtre a l'effet d'une thérapie destinée à souffler tous les maux de l'Algérie. En intellectuel visionnaire, il met la question de la quête de vérité en perspective, car cette quête est un acte de résistance : "(...) C'est dans le sens de la libération que mon peuple (et à travers lui les autres) ira. L'ignorance, les préjugés, l'inculture peuvent un instant entraver ce libre mouvement, mais il est sûr que le jour inévitablement viendra où l'on distinguera la vérité de ses faux semblants."
(p. 59).


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