Algérie

Réflexion sur les conditions et les enjeux d'une croissance économique saine



Par Nadji Safir, sociologue (nadji.safir@gmail.com)
La veille du 57e anniversaire du 1er Novembre 1954, un certain nombre d'infrastructures situées à Alger et ses environs ont été, soit par leur inauguration (une ligne de métro, nouveau siège du ministère des Affaires étrangères), soit par le lancement de leurs travaux (Grande Mosquée d'Alger, Centre international des conférences) l'objet de cérémonies officielles.
Or, l'accent particulier mis sur ces quatre importantes infrastructures — en elles-mêmes fortement symboliques et probablement, chacune à sa façon, nécessaires et justifiables — loin d'être exceptionnel, s'inscrit, en réalité, dans une approche beaucoup plus systématique qui soulève d'importantes questions de fond en termes de politique économique et mérite nécessairement débat. De fait, depuis le début des années 2000, les infrastructures, de manière générale — celles de base surtout — grâce à la disponibilité croissante des ressources rentières assurées par la valorisation des hydrocarbures sur le marché mondial, bien sûr, jouent un rôle absolument majeur vu qu'elles sont devenues l'un des moteurs de la croissance économique du pays. En effet, le secteur des infrastructures, de par le rôle absolument central joué par la dépense publique dans le fonctionnement réel de l'économie, occupe une place de plus en plus grande dans la politique économique mise en œuvre. Concentrant une grande partie des ressources publiques injectées dans l'économie et trop souvent abusivement présenté comme le reflet vivant du dynamisme même de la politique économique suivie, il doit être objectivement réévalué à sa juste mesure afin d'éviter de nouvelles impasses et désillusions. Dans cette perspective, il convient d'abord d'énoncer trois évidences : d'abord, que ce qui fonde toute politique économique dans une société donnée est le mode de création de nouvelles richesses qui relève donc des activités mises en place de production de biens, de services et — dans les conditions réelles de fonctionnement de l'économie contemporaine — de connaissances. Ensuite, que les infrastructures, quelles qu'elles soient — routes, autoroutes, ports, chemins de fer, hôpitaux, écoles, universités, barrages hydrauliques, etc. — n'ont aucun sens en elles-mêmes et doivent donc, toujours, être appréciées en tant que moyens mis au service des activités en cours ou projetées de production, déjà mentionnées, de biens, de services et de connaissances. Enfin, que ces activités de production, non plus, n'ont pas de sens en elles-mêmes car elles doivent être au service, d'une part, du bienêtre de la société — dans sa triple dimension, économique, sociale et culturelle — et, d'autre part, du respect des nécessaires équilibres qu'elle doit entretenir avec ses ressources naturelles et qui, seules, constituent l'objectif ultime de la politique de développement à conduire. Rappeler ces quelques vérités élémentaires est d'autant plus nécessaire que le choix de l'investissement dans les infrastructures n'entraîne pas toujours, ipso facto, les retombées économiques positives qu'il pourrait, a priori, sembler comporter. En effet, même inscrit dans une perspective «keynésienne» de relance de la croissance économique — faisant intervenir le «fameux» effet multiplicateur de la dépense — le secteur des infrastructures ne constitue pas en lui-même une panacée, car «tout» va dépendre, d'une part, des conditions effectives de maîtrise nationale de réalisation des programmes concernés et, d'autre part, des différents horizons — court, moyen et long termes — auxquels va être évalué leur impact réel. Or, de ce point de vue, au moins pour ce qui concerne les conditions de maîtrise nationale de réalisation, il est clair qu'en raison des faiblesses patentes de nos capacités nationales et donc, du fréquent recours aux entreprises étrangères — y compris pour ce qui concerne souvent l'utilisation d'une main-d'œuvre peu qualifiée — les retombées positives réelles des programmes d'infrastructures ne peuvent être que nécessairement limitées. A cet égard, il est tout à fait significatif que les quatre infrastructures évoquées au début de cette réflexion sont, elles aussi, pour l'essentiel, conçues et réalisées — et même exploitées, dans le cas de la ligne de métro — par des capacités étrangères. Par ailleurs, tous ces programmes, à un titre ou à un autre, sont toujours lourds d'exigence en termes de maintenance à long terme qui ne peut éternellement reposer sur les seules ressources publiques. En fait, le secteur des infrastructures tout à fait important et même stratégique — dans tous les sens que ce dernier qualificatif peut avoir — pour l'avenir du pays doit systématiquement, dans une vision globale du développement, être d'abord pensé au service des objectifs de création de la richesse nationale. Et ce, bien évidemment, par la mise en place d'un système national cohérent de structures de production de biens — hors hydrocarbures, bien sûr — de services et de connaissances en mesure, à la fois, de satisfaire une forte demande nationale exprimée ou latente dans tous les domaines et de fonctionner dans les conditions de la compétition mondiale. Alors que l'économie algérienne est durablement installée dans une situation structurelle que résument clairement trois indicateurs : les ressources financières liées à la rente évoquée représentent, depuis de nombreuses années, sensiblement, 40/50% du produit intérieur brut, 70% des recettes budgétaires de l'Etat et 98% des recettes d'exportations. Les chiffres sont très clairs et indiquent que nous sommes bien dans une économie nettement dominée par une logique rentière et affectée par la «malédiction des ressources». L'une des objections les plus importantes que l'on peut adresser à l'exploitation des hydrocarbures, en termes d'utilité sociale, est que, comme dans le cas de toute autre richesse naturelle non renouvelable, elle correspond donc d'abord, dans les faits, à la destruction irréversible d'une richesse nationale. De fait, directement assimilable à la consommation non-productive d'un capital qui appartient à l'ensemble de la société — incluant donc aussi les générations futures à l'égard desquelles nous avons des devoirs — elle constitue en soi, au départ, un processus d'appauvrissement et dès lors, ne peut en aucun cas, en tant que telle, être considérée comme entraînant une augmentation de la richesse nationale. En effet, si les ressources de la rente liées à l'exploitation des richesses du sous-sol sont consacrées à une consommation collective ou individuelle qui, ne conduisant pas à un investissement dans des secteurs créateurs de richesse, ne crée pas les conditions d'un développement durable, cela revient à dire qu'en réalité le pays s'appauvrit, puisqu'il détruit une source non renouvelable de richesse potentielle, sans en créer une nouvelle. Dès lors, toutes les analyses de la croissance économique du pays — telle que mesurée par la seule augmentation annuelle du produit intérieur brut — n'ont aucun sens en elles-mêmes et doivent être révisées de fond en comble. D'autant que, dans les faits, complètement rongées par les logiques dominantes rentières, l'ensemble des activités de production de biens — hors hydrocarbures — de services et de connaissances ont le plus grand mal à fonctionner de manière efficiente dans un contexte national qui, objectivement, leur est hostile. D'ailleurs, lors d'un débat à l'Assemblée populaire nationale, le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, a affirmé, de manière très lucide dans sa «déclaration de politique générale », le 21 octobre 2010 que «…malgré quelques reprises, l'industrie se voit de plus en plus marginalisée et n'a participé qu'à près de 5% de la valeur ajoutée globale de l'année dernière, soit moins que la part des services de l'administration. Cette situation est anormale au moment où la demande locale de produits manufacturés n'a jamais été aussi importante. Cette situation est inacceptable aussi, alors que l'Algérie dispose d'une importante base industrielle ayant besoin de relance et de savoir-faire». En effet, le secteur public industriel, de plans de relance en plans de relance, de recapitalisations en recapitalisations, tous mis en œuvre grâce aux ressources rentières, apporte une contribution de plus en plus limitée à la formation de la richesse du pays et à sa croissance et ne semble pas en mesure de (re)trouver une logique de croissance réelle. Ainsi, sur une base 100 en 1989, une analyse par branche de l'évolution de l'indice de la production industrielle révèle qu'en dehors des hydrocarbures, des mines, de l'eau et de l'énergie et des matériaux de construction, elle est négative pour toutes les autres branches. Toujours sur la base 100 en 1989, l'indice, y compris les hydrocarbures, est de 91,9 en 2009 ; hors hydrocarbures, il est de 78,5 et pour les biens manufacturés de 53,3 ; allant, à titre d'exemple, jusqu'à 18,4 et même 6,5 pour, respectivement, les textiles et les cuirs. C'est dire à quel point la situation réelle du secteur public industriel s'est gravement détériorée alors même qu'aucune relève réellement significative, à la hauteur de la demande, n'est assurée par le secteur privé — ni national ni étranger — appelé à œuvrer dans un contexte défavorable. A ce propos, il convient de mentionner le dernier rapport de la Banque mondiale relatif aux conditions d'investissement pour le secteur privé dans le monde «Doing Business 2012» qui classe l'Algérie au 148e rang sur 183 pays analysés, contre 143e dans le rapport de 2011. Soit un classement qui, sur les dernières années, ne cesse de se détériorer et fait du pays, dans un domaine pourtant essentiel, l'un des moins performants au monde ; à titre de comparaison, dans ce dernier classement, la Tunisie est 46e, le Maroc 94e et l'Egypte 110e. En fait, les pays plus mal classés que l'Algérie sont soit des pays appartenant à la catégorie des «pays les moins avancés» (PMA), soit des pays en conflit ou sortant de conflit. La situation préoccupante des activités de production de biens — hors hydrocarbures — de services et de connaissances qui, au final, ne sont pas en mesure de structurer un système productif national performant l'est d'autant plus que, de toute évidence, seul celui-ci est en mesure de résoudre les graves problèmes d'emploi que connaît le pays et qui, d'une manière ou d'une autre, ont aussi des répercussions
directes sur sa sécurité et sa stabilité. En effet, non résolus, notamment pour ce qui concerne une jeunesse désespérément en quête d'avenir — y compris chez les diplômés —, ils la conduisent directement à recourir aux fausses solutions d'une économie informelle de plus en plus présente et potentiellement porteuse de toutes sortes de dérives. Actuellement enfermé dans une logique d'accumulation essentiellement matérielle — à la périphérie des vrais enjeux contemporains —, surtout financée par des ressources publiques en grande partie d'origine rentière, le pays risque sérieusement de se marginaliser comme l'indique l'examen de nombreux indicateurs récemment publiés par de nombreuses institutions internationales et concernant, outre le climat des affaires déjà évoqué, la capacité à diffuser et maîtriser l'utilisation des technologies de l'information et de la communication, la capacité de la société à innover, la compétitivité et l'économie de la connaissance, pour ne citer que les plus significatifs. En fait, tout se passe comme si, eu égard à de nombreux critères tout à fait pertinents pour appréhender le positionnement des diverses économies, le pays était en train de connaître un grave processus de déclassement. Phénomène de plus en plus inquiétant, il trouve son origine, de mon point de vue, entre autres, dans une approche des problèmes de développement économique du pays qui, systématiquement, privilégie ce que j'appellerai — en recourant à la terminologie de l'informatique — le «hardware» (tout ce qui se rapporte à une accumulation matérielle, donc tangible) par rapport au «software» (tout ce qui concerne une accumulation intellectuelle, donc intangible). Pour aller à l'essentiel, en illustrant rapidement, je dirai que le premier, par excellence, correspond à des constructions, des infrastructures, des équipements, des matériels, etc. ; le second, à des savoirs, des normes, des valeurs, des croyances, des idées, des perceptions, des mémoires, des consensus à construire, etc. Or, dans un contexte de relative aisance financière — comme c'est le cas dans tous les pays frappés par «la malédiction des ressources» sous tous les cieux — rien n'est plus facile que d'acquérir le «hardware» ; immédiatement disponible et pouvant être présenté tel quel comme manifestation précisément tangible de la politique mise en œuvre. Alors que ce «hardware» lui-même ne peut réellement fonctionner que si on en maîtrise d'abord le «software» qui est directement impliqué par sa conception initiale. En effet, tout «hardware», quel qu'il soit, comporte obligatoirement un «software» sans la maîtrise duquel il n'a plus de sens. Une école, un lycée, une université, un hôpital, une route, une autoroute, une ligne de chemins de fer ou de métro, un aérodrome, un port ou une usine tout comme un immeuble de bureaux ou de logements ou un véhicule ou un avion, tous ces biens tangibles ne fonctionnent que grâce à la maîtrise d'un certain nombre de processus intellectuels et de flux d'informations qui leur deviennent intrinsèques. D'ailleurs, ils le sont d'autant plus que dans le contexte de généralisation de l'économie de la connaissance, aujourd'hui, de plus en plus, un produit tangible est d'abord une forme de matérialisation de la connaissance, en tant que principal facteur de sa production même. Quant au «software», en général, non directement lié à un quelconque «hardware» — en tant qu'accumulation intellectuelle — de par sa complexité, il est évidemment plus difficile, à la fois, à acquérir et à montrer et donc, se prête moins à une présentation destinée au grand public ; alors qu'en réalité c'est bien lui qui est au cœur de «tout» ; en fait de toute activité humaine individuelle ou collective significative. Tout d'abord, car c'est lui qui va directement déterminer la qualité des ressources humaines du pays, sa seule véritable richesse, son principal — voire, le seul — avantage comparatif dans le monde d'aujourd'hui. C'est donc dire s'il ne faut surtout pas se tromper quant à l'ordre des séquences : c'est bien le «software» qui peut engendrer le «hardware» et non l'inverse. Et aucun surinvestissement dans le «hardware» n'arrivera à compenser le sous-investissement dans le «software». Sans maîtrise du «software», le «hardware» finira par péricliter et se transformer en ruine ou en ferraille. Et c'est pourquoi il importe que la prise en charge des enjeux du «software» — tous articulés, en dernière analyse, autour de processus individuels et collectifs de rationalité — soit au cœur de toute la politique de développement du pays. Pour conclure, je dirai que, plus que jamais, les véritables enjeux de stabilité, de sécurité et de développement du pays à moyen et long termes — voire ceux de sa survie — ont tous un lien direct avec nos capacités à mettre en place trois systèmes nationaux efficients, étroitement reliés entre eux et, successivement, articulés autour :
- de l'éducation et la formation ;
- de la recherche et l'innovation ;
- de la production de biens, en dehors des hydrocarbures, et de services. Seule véritable matrice de la puissance, probablement depuis toujours, mais qui le sera encore beaucoup plus dans ce siècle qui commence sous le signe de la mondialisation et de l'irrésistible montée de l'économie de la connaissance, la créativité devra être au cœur même de ce dispositif global incontournable, si nous ne voulons pas être marginalisés dans des domaines désormais absolument vitaux, au sens fort. Alors qu'ils devraient pourtant nous être d'autant plus proches qu'il y a dans la recherche de la connaissance — y compris en tant que dimension d'essence ontologique — une tradition bien ancrée de quête, à la fois individuelle et collective, inhérente à toutes nos profondes dynamiques culturelles historiques, qu'exprime très bien l'éminente figure de l'histoire nationale qu'est l'Emir Abdelkader dans sa «Lettre aux Français», en écrivant, notamment, ce qui suit : «La dignité de l'homme, sa propriété particulière, propriété par laquelle il se distingue de tous les êtres, est la science qui le rend parfait.» Et, quelques lignes plus loin, il poursuit : «Voilà pourquoi certain savant, lorsqu'il lui arrivait de triompher d'une difficulté qui se posait à lui dans le domaine de la science, pouvait proclamer avec raison : comme les rois et fils de rois sont loin de ce plaisir !» Si nous voulons que le pays, en trouvant la voie d'une croissance économique saine, adaptée aux conditions du monde d'aujourd'hui et prête à relever les défis de celui de demain, ce faisant, sorte de la crise complexe qui, aujourd'hui encore, continue d'hypothéquer ses perspectives, c'est bien cette inspiration et cette intelligence qui parcourent le texte de l'Emir Abdelkader que nous nous devons de retrouver.


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