Il est donc tout à fait abusif de la part de Manuel II, du professeur Khoury et de Benoît XVI de s'appuyer sur le fait que le Christianisme n'a pas tout à fait la même notion de la nature de Dieu -incarnée en Jésus (qpsl)- pour faire des musulmans des êtres déraisonnables et recourir à un commentaire discutable de Roger Arnaldez sur ce qu'aurait dit Ibn Hazmun grand théologien andalou n'arrange en rien une approche tendancieuse. Par ailleurs, l'argument selon lequel la foi en Dieu, fondée sur la Bible est en accord profond avec la pensée grecque, est pour le moins, non conforme à la réalité historique. Les Grecs étaient des idolâtres polythéistes. L'Etre, imaginé par leurs penseurs relevait d'une notion purement philosophique construite par spéculation intellectuelle et ne peut, en aucun cas, être assimilé à l'Etre Suprême Créateur de l'univers, Hors du temps et de l'espace, Omniscient, Omniprésent, Omnipuissant, tel qu'il a été révélé à Abraham (qssl). Du reste l'Eglise des premiers siècles ne s'y est pas trompée puisqu'à chaque fois qu'elle a pu exercer son autorité, elle a brûlé les écrits grecs et fermé les bibliothèques suspectes. L'histoire a retenu des exemples célèbres comme ceux de Théodose II, Empereur romain d'Occident (448/449) ou Valentinien III Empereur romain d'Orient qui ordonnèrent la destruction par le feu de tout ce que les platoniciens à l'instar de Porphyre (234/305) avaient écrit. Justinien un autre Empereur d'Orient (527/565) dans son rôle de dirigeant suprême de l'Eglise, a mis fin aux activités de la célèbre Académie de Platon à Athènes, a interdit que l'on se réfère à la philosophie comme mode de vie rationnel, et a persécuté les juifs pour leur référence à la Bible. Ajoutons que les premiers Califes de l'Islam qui ont eu à combattre les Byzantins ont systématiquement proposé d'échanger les prisonniers qu'ils avaient faits contre les livres grecs dont ils savaient que l'Eglise ne voulait pas. Force est de reconnaître que le divorce intervenu entre la raison grecque et la foi chrétienne dont parle le Pape est bien antérieur au Moyen-Âge tardif. Le plein Moyen-Âge était si peu imprégné de rationalité que Alain de Libéra résume la situation dans une formule lapidaire en disant que la scolastique passait son temps à «apporter de mauvaises réponses à de fausses questions» (1). Sans vouloir être désobligeant, on peut avancer, sans crainte, que le mariage foi/raison dont parle Benoît XVI n'a jamais eu lieu. «L'événement décisif pour l'histoire mondiale» dont parle le Pape, et qu'on ne peut plus continuer à occulter aujourd'hui comme on l'a fait depuis les Croisades et l'Inquisition, est sans conteste, la rencontre de l'Islam et de la pensée grecque. Le débat concernant les rapports entre foi et raison a pris naissance à Baçra, dans le sud irakien, au 2e siècle hidjri avec Wassil Ibn Atta, le fondateur du mouvement mou'tazillite. Il fut âpre, passionné, mettant parfois à mal le dogme islamique; des oeuvres remarquables jalonnèrent les débats comme le «Tahafout el falassifa», « réfutation des philosophes» de Ghazalli (1058/1111). Il s'acheva pour cette première période, avec les oeuvres magistrales de l'Andalou Ibn Rochd (1126/1198); une riposte post-mortem à Ghazali, sous un titre évocateur: «Tahfout tahafout el falasifa», «réfutation de la réfutation des philosophes», et «Façl el maqal» traduit par Marc Geoffroy sous le titre: «Le livre du discours décisif où l'on établit la connexion existant entre la Révélation et la philosophie». C'est dans ce dernier ouvrage que l'Avérroës des latins, dans une logique imparable démontre la compatibilité de la foi —notamment islamique- avec la raison. C'est ce grand penseur, instituteur de l'Europe pendant cinq siècles, nous dit de lui le penseur algérien Malek Bennabi, qui nous apprend que «la Vérité de la foi et la vérité de la raison ne peuvent que se rencontrer et se confondre, que la foi est une raison sans frontières». Ibn Rochd est né à Cordoue en 1126, il s'est formé et a enseigné dans les universités de l'Espagne musulmane et par conséquent au contact direct du système scolastique de l'Eglise moyenâgeuse. Celle-ci combattit l'averroïsme et toute la pensée hélléno-islamique avec encore plus d'acharnement qu'elle ne l'a fait contre la philosophie grecque à partir du 5e siècle après J.C. De nouveau, la philosophie comme moyen de vie selon la raison fit scandale, on parla de «libertinage intellectuel», d'abomination institutionnelle, de désolation sociale.(2) Etienne Tempier, évêque de Paris se distingua particulièrement en condamnant en 1277 «l'idéal philosophique arabe»; de nombreux intellectuels à travers l'Europe, dont Maître Eckart en 1329, furent soumis à divers châtiments; le Concile de Lyon en 1245 excommunia et déposa Frédéric II de Hohenstaufen Empereur germanique, Roi de Sicile, le dénonça comme incarnation de l'Antéchrist pour sa sympathie envers la civilisation arabo-musulmane et la pensée helléno-islamique; le Concile de Vienne, en 1312, interdit la création de chaires de langue arabe en terre chrétienne . Il semble bien que ce soit cette attitude de l'Eglise acharnée à faire barrage au savoir rationalisé par l'Islam, et à poursuivre les chrétiens qui en feraient acquisition, qui a conduit les intellectuels occidentaux à contourner son dogme à s'en détacher progressivement jusqu'à l'aboutissement de la pensée moderne, sécularisée, matérialiste, athée. Il est, par conséquent, difficile de suivre le Pape dans son insistance à soutenir que la foi chrétienne a été victime à trois reprises de programmes de «déshellénisation» consistant à la réduire à la Parole biblique originelle, à une simple morale ou au simple message du Nouveau Testament. Mais après tout quand il dit, aujourd'hui, que l'éthique scientifique et la vérité à laquelle elle aboutit font partie des choix fondamentaux du Christianisme, nous ne pouvons que nous en féliciter, «notre religion étant faite» sur ce point depuis quatorze siècles. Quand il dénonce l'exclusion du divin du champ de la raison positive et des formes philosophiques qui en dépendent, les musulmans le soutiennent entièrement et lui font remarquer que cela leur cause beaucoup de soucis par les temps qui courent. Quand il invite au dialogue des cultures dans le cadre d'une raison élargie, nous rappelons qu'Ibn Rochd a répondu pour nous il y a de cela huit siècles. Et même si l'intention véritable du Pape est de christianiser la modernité comme l'entendait Jacques Maritain dans son «humanisme intégral», il faut signaler que l'Islamisation de la modernité est également dans l'esprit de beaucoup d'intellectuels musulmans depuis la moitié du 19°siècle et que les néo-conservateurs américano-sionistes endossant la doctrine de Léo Strauss (3), ont sérieusement entrepris de judaïser cette même modernité. La meilleure des intentions serait, peut être, de conjuguer les initiatives de tous les Croyants en un Dieu Unique que le Pape a reconnu aux adeptes des deux autres religions monothéistes, pour tenter de sauver le monde en dérive dans lequel nous a précipité le «rationalisme intégral». Si le discours de Benoît XVI peut contribuer à consolider cette voie il en sera remercié. 1) Alain de Libéra: «Penser au Moyen-Âge» 2) ibid. 3) Léo Strauss: philosophe juif allemand, mort aux USA, en 1973: auteur notamment de: « La critique de la religion chez Spinoza ou les fondements de la science spinoziste de la Bible»; traduction française de l'édition allemande: Berlin, Akademie-Verlag, 1930. « La philosophie et la Loi, dans Maïmonide»; traduction française de l'édition allemande: Berlin, Shocken-Verlag, 1935. «Pourquoi nous restons juifs. Révélation biblique et philosophie»; Paris, La Table ronde, 2001. «Comment Fârâbi a lu les Lois de Platon»; traduction française, dans «Mélanges Louis Massignon», Institut français de Damas, 1957.
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Posté Le : 11/06/2007
Posté par : sofiane
Ecrit par : Hadj Habib Hireche
Source : www.lequotidien-oran.com