«Un cri d’admiration, presque de stupeur au fond d’une gorge sombre, sur la crête d’une montagne baignant dans les derniers reflets rougeâtres d’un soleil couchant, apparaissait une ville fantastique, quelque chose comme l’île volante de Gulliver».
Alexandre Dumas
Malgré une forte canicule en cette journée du mois de juillet, la place du 1er Novembre, plus connue par la Brèche, ne désemplit guère.
Si chaque ville a sa place mythique, la place de la Brèche en est une pour les Constantinois, car c’est le lieu de rencontres par excellence. Une sorte de forum qui draine toutes les couches de la société, c’est aussi un point de départ et de convergence vers toutes les artères de la ville.
Comme pour Rome, tous les chemins mènent à la Brèche. C’est à partir de ce lieu inévitable, que tous les circuits sont entamés par les visiteurs avides de randonnées pédestres.
A partir de Bab Djedid, ancienne porte de la ville, disparue après l’expédition française de 1837, située en face du siège de la Banque centrale, on entre de plain-pied dans le fameux boulevard de l’Abîme, ancien boulevard Joly Brésillon, qui porte actuellement le nom du martyr Zighoud Youcef (photo jointe). Il est tracé le long des remparts qui ont protégé, durant des siècles, la ville contre les assaillants.
C’est à partir de 1844 que cette partie du rocher prit naissance pour devenir un pan de la partie européenne de la ville. La partie musulmane se trouvait en contrebas de la porte de Bab El Oued, près de l’actuel théâtre.
«C’est un endroit qui était interdit aux Arabes, car tous les immeubles étaient habités par des Européens», nous dira ammi Slimane, un octogénaire, qui se rappelle toujours des grands rassemblements qui avaient eu lieu lors de la célébration du centenaire de la prise de Constantine sur cette même place de la Brèche, inaugurée pompeusement à cette occasion en 1937.
Un lieu, une histoire
C’est durant la période 1901 et 1935 que le boulevard de l’Abîme connaîtra de profondes transformations à la faveur des travaux engagés par Emile Morinaud, le fameux et fougueux député-maire de Constantine, auquel la ville doit de nombreuses réalisations qui existent encore de nos jours, à l’instar du siège de la mairie inauguré en 1903.
Une construction monumentale qui se trouve à quelques dizaines de mètres du centre-ville, accueillant la population dans de vastes bureaux fonctionnels et des salles fastueuses.
Un peu plus loin, sur le même boulevard, et dans le même style, mais l’aspect un peu plus austère, la préfecture. Construite en 1886, cette infrastructure occupe toute l’ex-rue Sauzai, actuellement Souidani Boudjemaâ.
Il aura fallu tout de même attendre l’inauguration des ponts de Sidi M’cid et Sidi Rached, en 1912, pour entamer des travaux de creusement des tunnels du boulevard de l’Abîme, qui seront achevés trois ans plus tard.
Le magnifique chemin, percé dans la roche pour relier le centre-ville au pont suspendu Sidi M’cid et l’hôpital civil et ceinturant la partie ouest de la ville à plus de 100 m de hauteur, deviendra l’une des importantes curiosités touristiques de Constantine.
Cette succession de creusements, d’ouvertures et de belvédères permettra de découvrir d’incroyables panoramas. On s’y attarde surtout les soirs d’été, lorsque le soleil couchant embrase de ses flamboiements la riante plaine du Hamma.
«Les passionnées des randonnées pédestres viennent surtout en fin d’après-midi pour se balader, en solitaire ou en famille, le long du boulevard et admirer le coucher du soleil dans cette partie de la ville, où les gens profitent aussi du calme et de l’air frais, en suivant à partir du grand belvédère, situé à l’entrée du pont suspendu, le cours du Rhummel à 175 m de bas-fond.
Les cascades de Sidi M’cid et le chemin de la Corniche dans cet endroit qui attire aussi de nombreux touristes étrangers avides de découvertes et de curiosités ».
Note ammi Smaïl, un habitué des lieux. Même si nous n’avons pas de corniche sur la plage, nous avons l’un des plus magnifiques sites naturels en Algérie», poursuit-il.
Les interminables déambulations de Malek Haddad Le ravin le plus célèbre d’Algérie, offrant une vue pittoresque de la ville, est aussi un site exceptionnel qui fait de cette cité une véritable forteresse.
Abou Obeid El Bekri, un voyageur qui a visité la ville, affirme que «Constantine est d’accès si difficile qu’aucune forteresse ne saurait lui être comparée».
Selon El Idrissi, le célèbre géographe arabe, la ville est l’une des plus fortes places du monde.
Certains historiens ont manifesté leur étonnement en proclamant qu’il est difficile d’échapper à un sentiment de stupéfaction mêlé de respect et presque d’effroi, lorsqu’on se retrouve, pour la première fois, en face de cette ville étrange, ce nid d’aigle, cette ville fantastique…
On ne peut parler du boulevard de l’Abîme sans évoquer l’endroit situé au-dessus du dernier tunnel, sur l’extrémité nord-ouest du rocher, appelé jadis Kef Chekara (la falaise du sac). Une vieille légende raconte que les anciens beys de la ville enfermaient leurs victimes avec des chiens dans des sacs de jute, qu’ils précipitaient dans le ravin d’une hauteur de 150 m.
L’on raconte aussi que ces personnes, condamnées à mourir de cette abominable façon, étaient généralement des ennemis des beys, des traîtres et des femmes accusées d’adultère. Mais cela n’est qu’une de ces multiples légendes racontées depuis des générations dans une ville qui a enfanté aussi l’un des passionnés des randonnées sur ce chemin.
Alors qu’il était à l’ex-lycée d’Aumale (actuellement Rédha Houhou), Malek Haddad (1927-1978) fréquentait assidûment les lieux avec son meilleur et seul camarade, Rolland Doukhan, un juif du ghetto du Chara’â.
Vingt ans plus tard, Malek Haddad décrira ainsi le paysage à partir du boulevard de l’Abîme dans un écrit paru dans le journal En Nasr le 7 janvier 1966 sous le titre
, Le rocher et son sculpteur, genèse d’un tour de force : «Dans le ciel, dont la soie d’azur est tendue au-dessus des gorges, passent les nuées de pigeons couleur d’ardoise. Le vol en flèche des émouchets au plumage roux ou l’envergure noire des vautours dépeceurs de charogne, qui s’enlèvent lourdement quand on approche et tournoient au zénith en attendant de reprendre leur affreux festin. Le mur qui tombe verticalement de ces hauteurs a des tons de sang desséché, de fer oxydé ou de bronze clair ; mais des buissons verts s’accrochent aux parois et les îlots qui parsèment le lit portent des touffes de lauriers roses. Au bout de la gorge, le lit s’effondre et engendre une chute d’eau que les pluies d’hiver et la fonte des neiges font bondir dans un brouillard irisé. De part et d’autre de cette cascade, la sortie du ravin inscrit dans le ciel les deux pieds droits d’une porte géante s’ouvrant sur un fond de lumière».
Un des plus beaux textes écrits sur la ville de Constantine et qui restera gravé sur les tablettes de l’histoire du Vieux Rocher.
Arslan Selmane
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Posté Le : 14/08/2011
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Arslane Selmane
Source : El Watan.com du 3 août 2011