Algérie

Qui est Malek Bennabi '



Par Nour Eddine Khendoudi, écrivain
IV - Un entretien avec Malek Bennabi
Beaucoup de textes de Malek Bennabi, inédits ou peu connus du public, voire des chercheurs et autres spécialistes, ont le mérite d'offrir des éléments d'éclairage et des clés pour comprendre ses idées, les soustraire aux prismes et aux clichés dépréciatifs et rétablir leur auteur dans la place qui lui sied.
L'entretien qui suit et que nous présentons, après l'avoir traduit pour la première fois en français, a paru en arabe, à Beyrouth, en 1973, année de la disparition du penseur algérien. Dans cette rare rencontre d'une grande pertinence, Bennabi s'est prêté au jeu des questions-réponses, à Beyrouth, face à Ibrahim Aassi, un intellectuel syrien. Il fait le tour d'horizon sur certaines questions qui marquent l'époque et les problèmes qui minent le monde musulman, non sans expliciter certaines de ses thèses et idées.
Il est bon de souligner, enfin, que la spontanéité de l'exercice préjuge qu'il n'était pas destiné à la publication.
Prologue d'Ibrahim Aassi
J'ai rencontré Malek Bennabi pour la première fois, fortuitement, dans une maison d'édition à Beyrouth. Nous nous sommes vus plusieurs fois par la suite. Deux de nos rencontres ont pris la forme de causeries intellectuelles qui se sont poursuivies jusqu'à minuit. De nombreux intellectuels, mais aussi de simples curieux, étaient présents.
Je ne sais pas comment l'imaginent ceux qui, sans l'avoir jamais vu, ont lu ses oeuvres.
C'est un homme plutôt grand de taille, les cheveux blancs ne garnissent pas toute sa tête même si la sagesse est perceptible dans sa mine. Il vous fixe d'un regard vif derrière ses verres de correction. La tenue soignée, sinon élégante, contraste avec celle de certains de ses pairs, grands penseurs qui, en général, sont des négligés vestimentaires et, parfois, des hirsutes, au motif qu'ils sont occupés par ce qui est plus important et sous prétexte qu'ils portent leur intérêt et consacrent tout leur temps entièrement à la science et à l'art.
S'entretenir avec lui donne l'impression que nous sommes devant un grand penseur à la vision globale des choses, à la grande expérience et à la solide culture universelle.
Une question un peu personnelle, si vous le permettez...
Allez-y.
Quel âge avez-vous '
Soixante-huit ans.
Quelle est votre spécialité et en quelle discipline êtes-vous diplômé et dans quel pays '
J'ai essayé une première fois ? en 1930 ? d'étudier le droit à l'Institut des études orientales de Paris pour devenir avocat, mais j'y ai été écarté pour des considérations politiques coloniales. Le fait que je sois un Algérien musulman était une raison suffisante pour m'exclure de ces études. J'ai effectué, par la suite, un transfert à l'Institut des transmissions à Paris toujours, avant d'entreprendre des études à l'Institut de l'ingénierie électrique.
Je puis ainsi dire que votre spécialité est une chose et votre curiosité intellectuelle en est une autre...
Il n'y a absolument aucune contradiction entre les deux situations... L'étude des sciences mathématiques est un antidote au bavardage. Quant à mes études des différentes doctrines et écoles sociales, économiques et philosophiques et de l'histoire, je les ai cultivées à partir d'ouvrages, à travers les sociétés et les individus.
Je sais que vous n'utilisiez, auparavant, pas la langue arabe et vous aviez écrit vos premiers livres en langue française, avant qu'ils ne soient traduits, plus tard, en arabe. Depuis quand avez-vous appris l'arabe '
Depuis 1956, en Egypte. Je dois ce mérite à Mahmoud Chaker en Egypte, à Rateb Ennafakh en Syrie et à plusieurs frères dévoués. (voilà qui explique le secret de l'arabe éloquent qu'il utilise en conversant).
Si nous nous penchons sur la carte idéologique du monde, que constatons-nous '
La carte idéologique du monde dévoile les réalités suivantes : à l'Est, c'est la faillite du brahmanisme et du bouddhisme ; à l'ouest, c'est la faillite du christianisme.
Considérez-vous le communisme comme une religion '
Exact. C'est une religion humaine (profane), même si ses adeptes récusent toutes les religions ! N'est-ce pas une doctrine avec des adeptes qui militent et meurent pour sa cause '(1)
Quid du judaïsme que vous avez occulté '
Le judaïsme connaît ces réalités ; de même qu'il est conscient de l'évolution du prochain combat direct entre l'islam et le communisme. Il surveille la situation de près et avec vigilance. C'est pourquoi, il a choisi de frapper l'islam et de disloquer ses rangs de l'intérieur, en encourageant l'enrôlement dans le communisme ! Les juifs croient qu'en fin de compte, le dialogue, ou l'affrontement, avec le communisme est plus facile à gérer que le dialogue avec l'islam. Le juif peut, à titre d'exemple, gravir les échelons des centres de commandement dans le communisme. Il en a été ainsi dans le passé (Karl Marx et plusieurs autres cas de son rang), alors qu'en islam, il est impensable de voir un jour un émir des croyants d'origine juive arriver au sommet du pouvoir ! Celui qui adopte l'islam ne peut le répudier alors que celui qui embrasse le communisme peut le récuser même après quarante ans. C'est le cas de Roger Garaudy, le leader communiste connu. Le communisme est loin d'offrir à l'homme l'assurance et la quiétude psychologique. Il le livre plutôt aux angoisses et au désarroi, c'est pourquoi il peut se raviser et le renier. Ainsi, dans la logique du judaïsme, il faut que l'embrigadement soit pour le communisme. Combattre le communisme est, en fin de compte, plus aisé et ses résultats plus probants. Tout comme le christianisme, avec les musulmans, le bouddhisme est actuellement utilisé pour embrigader dans le communisme.
Il semble un peu difficile de saisir le rôle de l'Eglise dans l'embrigadement des musulmans sous la bannière du communisme !
Il n'y a ni difficulté ni singularité, c'est la réalité. Revenons à l'identité des individus qui ont introduit le mouvement communiste dans les pays de l'Orient musulman ; ils sont soit juifs, soit chrétiens ! Il faut méditer, dans cet ordre, le rôle de l'université américaine de Beyrouth qui, sous une forme ou une autre, oeuvre à la propagation de la pensée marxiste dans les esprits de nos jeunes ! Sans perdre de vue le rôle du prosélytisme qui constitue sa raison d'être. Avant l'indépendance, les églises d'Algérie avaient enrôlé des Algériens dans le communisme !
Est-ce que cela signifie la faillite du christianisme que vous avez avancée '
Je dirai tout de suite non. Ce que j'ai voulu souligner précédemment, c'est le rôle perfide qui oeuvre à travers l'Eglise pour l'enrôlement des musulmans dans le communisme.
Comment expliquer alors la faillite du christianisme en Europe '
L'explication de cet échec réside dans le fait que l'esprit européen est mûr, mais est devenu incapable de croire que 1+1+1=1 ou bien 1=3 ; autrement dit, Dieu équivaut au Père+le Fils+le Saint-Esprit.
Y a-t-il, en pratique, des exemples de cette faillite que vous avez évoquée '
Les arguments sont nombreux. Nous prendrons pour exemple les centres de l'enseignement supérieur chrétien qui ferment l'un après l'autre, particulièrement en Amérique latine et les couvents qui suivent ce mouvement. Il y a deux ans, un événement a tourné au scandale. Une congrégation dont le prestige remonte à six ou sept siècles plutôt, a été menacée de fermeture à cause de l'absence de jeunes filles à promettre au pensionnat. Pour éviter cette situation, l'ecclésiastique qui dirige le monastère a entrepris un voyage en Inde, dans la région de Kerala exactement, en raison de son extrême dénuement, pour acquérir en devises un certain nombre de jeunes filles, afin de leur apprendre, après une session de deux mois, comment s'habiller en soeurs religieuses et comment adopter certaines pratiques simples, aussi pour les cloîtrer au couvent, par la suite. Tout cela pour éviter de mettre la clé sous le paillasson. C'est un journal anglais qui a dévoilé l'affaire, avant que la presse mondiale ne s'en saisisse.(2)
Il s'agit là d'une preuve de la faillite de l'Eglise, qu'en est-il de la maturité dans l'esprit des Européens '
Il me revient à l'esprit, en ce moment même, la réaction d'un homme d'Eglise de très haut rang. J'ai nommé le cardinal hollandais Sens, qui a présenté dernièrement sa démission du «Sacré Collège», en signe de solidarité avec les jeunes prêtres qui se sont révoltés contre les prises d'habit et les rites qui les entourent et en signe également de protestation contre la politique sociale du Vatican.
N'y a-t-il pas un paradoxe dans la réalité de ce qu'on a appelé la maturation de l'esprit européen '
N'entrons pas dans les détails pour le moment sur ce point. Il y a également un facteur inhérent à la nature de l'homme européen lui-même. L'homme européen se distingue à l'échelle de l'individu ? et j'insiste sur le terme individu ? par la bonté, les sentiments humains et les règles de bon voisinage. Les juifs l'ont compris tout comme ils l'ont perçu, grâce à leur feeling très puissant.
Quelle est la voie du salut que nous devrions emprunter pour sortir de ce gouffre et devenir une nouvelle fois la meilleure des nations créées aux gens '
La question est importante et vaste mais elle est bien définie et j'y répondrai par une toute petite phrase : la voie du salut réside dans «la rupture de la dépendance». Rupture de la dépendance sous toutes ses formes, à l'égard de la civilisation occidentale.
(Bennabi reprend, avec quelque emportement et, ouvrant sa main gauche, montra des fleurs de jasmin) : seules ces fleurs sont la création de Dieu, sinon, tout ce qui nous entoure ici est de leur création et le produit de leur civilisation. Ces chaises sur lesquelles nous sommes assis, cette table, cette boisson que nous buvons, la nourriture que nous consommons, les habits que nous portons, les voitures que nous utilisons... Tout ! Nous dépendons d'eux, nous vivons à leurs crochets. Tant que nous demeurons dans pareille situation, point de salut ni de renaissance. Notre dépendance à l'égard des Occidentaux n'est pas seulement une dépendance de consommation, mais de production également.
Ce qui est autrement plus dangereux. La dépendance de consommation veut dire que vous consommez ce qu'ils produisent ; quant à la dépendance de production, elle signifie que vous produisez machinalement, à partir de ce qu'ils produisent, sans prendre en compte vos propres besoins ni vos conditions internes.
La dépendance de consommation peut être admise dans un seul cas : quand on adapte localement le produit consommé. Je donne un exemple : le couscous est un plat populaire algérien. Il s'est propagé en France et ailleurs dans les pays européens comme la Belgique. Alors que, chez-nous, le couscous continue d'être roulé par les vieilles et les ménagères, il est préparé dans des usines en Europe. Si bien que la plus grande manufacture de couscous se trouve à Bruxelles. Si notre dépendance de consommation des produits de la civilisation occidentale était de cette forme, aucun défaut ne serait à relever. Mais la dépendance mortelle, c'est lorsque nous les imitons machinalement et à la lettre.
Le plus grave reste la dépendance de la production.
Mais le pire, c'est la dépendance intellectuelle et de la croyance. Dieu Tout Puissant en a prévenu très tôt Son Prophète : «Dis, ô vous, les mécréants ! Je ne voue point de culte à vos dieux, pas plus que vous n'adorez ce que j'adore ! Et point à l'avenir je n'adorerai vos dieux, pas plus que vous n'adorez le Mien ! Vous avez votre religion, j'ai la mienne propre !» C'est la rupture totale de la dépendance doctrinale, dans sa double dimension partielle et globale, dans l'immédiat, à l'avenir et pour l'éternité.
La Chine moderne en a pris conscience dans ses relations avec l'Union soviétique. Actuellement, la Chine gravite, de nouveau, les échelons de la civilisation. Elle aurait été dans l'incapacité d'atteindre ce stade si elle n'avait pas opéré cette rupture d'une manière ferme et résolue, sachant que la Russie lui a beaucoup offert, aussi bien dans les domaines de la pensée, que celui des machines. Mais la Chine a compris qu'elle demeurera un pays subordonné tant qu'elle reste dépendante. Aussi a-t-elle décidé de rompre le lien de dépendance. La Révolution culturelle était le point culminant de cette rupture, non seulement avec la Russie, mais avec la civilisation occidentale d'une façon générale. Au fait, ne pensez surtout pas que les universités, dans leur situation actuelle, peuvent nous édifier une civilisation. Actuellement, nos universités ne nous produisent que des nouveaux soumis ! Ce sont les trente ou quarante personnes qui se réunissaient autour du Prophète à Dar el Arkam(3) qui ont édifié la civilisation islamique. La civilisation islamique a commencé depuis Dar el Arkam, et par la même méthode on peut assurer la résurgence de notre civilisation.
Concevez-vous qu'il soit possible pour un individu de mettre un terme à cette dépendance '
Il est évident que cela est très difficile. Si cela se produit, ce ne sera utile qu'à travers une rupture collective. L'individu, seul, n'accomplit rien sans liaisons sociales collectives. Il ne peut former sa propre personne en l'absence de conditions morales qui constituent «la volonté civilisationnelle» ou la doctrine dans son sens général et des conditions matérielles qui représentent «la possibilité civilisationnelle». La volonté précède la possibilité. La volonté se forge dans les esprits alors que la possibilité est son résultat et se déploie dans le temps. Dieu a dit : «Dieu ne change en rien l'état d'un peuple sans qu'il n'est au préalable transformé leur âme.» Il faut, ainsi, une volonté dans son acception collective.
Mais il semble au lecteur qu'il y ait une faille entre vos propos ? lorsque vous insistez sur la responsabilité collective ? et la grande responsabilité assignée par le Coran à l'individu dans plusieurs versets dont, à titre d'exemple, le verset suivant :
«En vérité ceux qui peuplent les cieux et ceux qui vivent sur terre ne peuvent que se présenter en soumis devant le trône du Tout-Puissant. Il les a tous comptés, tous recensés, un à un, chacun d'eux viendra seul vers Lui sans nul soutien au jour de la résurrection»...
Ne vous ai-je pas déjà dit que la terminologie demeure toujours le plus grand problème ' Il faut que nous fassions une distinction entre une «responsabilité» (mas'oulia) et une «charge» (taklif). Les versets que vous venez de citer abordent la charge, la charge qui incombe à l'individu. Au fait, aucune religion n'a défini autant que l'islam le concept de charge individuelle ! Quant à l'édification d'une civilisation, c'est une responsabilité collective, en premier chef.
Pourriez-vous nous éclairer davantage par des exemples pratiques sur la portée du rôle inhérent à la responsabilité collective, dans l'édification d'une civilisation '
Soit. La conception scientifique est nécessaire. Elle indique que n'importe quel nouveau-né est soumis, aujourd'hui, à la loi statisticienne générale qui lui détermine, dès sa naissance, sa part dans les domaines de l'emploi et de l'éducation ainsi que sa part de la richesse. Les proportions d'un nouveau-né qui verra le jour sur l'axe Washington-Moscou seront de 95% de chances pour l'éducation alors que pour celui qui verra le jour sur l'axe Tanger-Djakarta elles se situeront entre 5 et 10%. Pour l'emploi également.(4)
Un être qui verra le jour en Angleterre ne risquera le chômage que dans les proportions infimes de 1/67, si l'on suppose qu'il existe un million de chômeurs sur une population globale de 67 millions d'habitants.
Cette proportion diffère fondamentalement en Egypte, par exemple, où il se peut qu'elle atteigne 25/35, si l'on suppose que le nombre de la population en Egypte est de 35 millions d'habitants. Concernant la «richesse», je vous raconte cette anecdote.
C'était, en 1938, à Marseille. J'étais attablé sur la terrasse d'un café, avec un ami algérien dont je connaissais la loyauté, la droiture et les nobles vertus. Il était d'une vaste culture, étant membre des oulémas traditionnels d'Algérie. Il menait une modeste vie et ses ressources ne suffisaient guère pour subvenir aux besoins élémentaires. Je lui avais rendu visite, un jour, à l'hôpital, où il soignait une maladie. Je l'avais trouvé en pleurs, la mine défaite, l'air fatigué, et quand je m'étais enquis de son état de santé, il m'avait répondu : «Quel dommage ! Je ne sers plus à rien.» Je vous ai raconté ce fait pour vous livrer une illustration de son dévouement et de son intégrité morale. J'étais donc un jour assis en sa compagnie sur la terrasse d'un café à Marseille. Il évoqua, devant moi, les difficultés qu'il éprouvait et comment il vit dans des conditions matérielles très précaires. Puis il a pris congé de moi. Je suis resté seul, méditant son cas, lorsqu'une odieuse vieille femme fait son entrée dans le café. Elle arborait une mine dévoilant les signes d'une vie dissolue et les traits tirés par les liqueurs dont la forte odeur se dégageait de la bouche. Se tenant au milieu du café, elle a commencé à chanter d'une voix rauque et à danser sur un seul pied. Une fois son numéro terminé, elle a tendu la main sollicitant la générosité des clients. Elle a réuni, du fait de la bonté française, ce qui pouvait couvrir les dépenses d'une semaine pour l'Algérien et sa famille ! La question qui s'est imposée à mon esprit était : pourquoi cet homme respectable et dévoué est-il privé d'une vie décente, alors que cette vieille dame dépourvue de la moindre qualité morale dispose de moyens de subsistance conséquents ' C'est alors que je suis revenu à la loi statisticienne que j'ai évoquée tout à l'heure et j'ai compris que la vie d'un individu n'est nullement inhérente à sa personnalité, ni à son don personnel ; elle est fonction avant tout de son rapport avec une société donnée. Si la société offre les garanties à l'individu, tous ses individus ne seront pas privés d'une vie décente.
La vieille arsouille signalée tout à l'heure en tire le même bénéfice et dans les mêmes proportions que n'importe quel citoyen de la société française. Mon infortuné ami aussi prend sa part dans les mêmes proportions que n'importe quel citoyen de la société algérienne dont il fait partie !
La «volonté» dans son sens collectif est nécessaire. Dieu Tout Puissant dit : «Qu'il ait parmi vous une communauté qui prêche le Bien, ordonne ce qui est décent et proscrit ce qui est blâmable ; ces gens sont les Bienheureux.»
Est-il possible d'aborder maintenant la question de la civilisation et ses problèmes, surtout que ce sujet reste la préoccupation majeure dans la plupart de vos écrits '
Avec plaisir.
Si on veut emprunter le chemin de la civilisation, comment allons-nous procéder ' Est-ce que notre parcours sera celui d'un débutant ou est-ce que nous allons reprendre le chemin et continuer '
Evidemment, il s'agit de reprendre le chemin. Sinon, nous renierons la plus glorieuse phase de l'histoire de notre nation et abjurerons la plus illustre oeuvre humaine qu'elle ait réalisée pour elle-même et pour le monde.
La civilisation occidentale nous a largement devancés, le décalage est énorme, elle ne va pas nous attendre évidemment. Le fossé entre nous est incommensurable. Les Occidentaux ont conquis la Lune et sont sur le chemin de parvenir à d'autres planètes, alors que nous sommes dans une situation connue de tous ! Que faire '
Le fossé dont vous parlez est une réalité, dans les domaines de la technologie, de l'atome, de l'espace et j'en passe... Si le musulman accuse un retard dans ces domaines et s'il est incapable de le rattraper, il faut qu'il cherche la prépondérance et la suprématie dans d'autres terrains. Des terrains dans lesquels les autres vivent un retard, que les sciences enseignées dans les universités n'arrivent pas à combler. Les sociétés développées souffrent d'un retard dans le domaine de «l'homme».(5) Ce phénomène est le plus grand mal du XXe siècle !
Le musulman doit être au chevet du monde pour le guérir au double plan, social et psychologique. Il présentera l'islam comme remède à la partie du monde qui souffre de la carence spirituelle et présentera une nouvelle et rapide forme de civilisation à la partie qui endure les effets néfastes du sous-développement, pour la hisser au niveau des pays développés, sans l'impliquer, toutefois, dans leurs problèmes psychologiques... Notre mission doit reposer sur deux bases et s'orienter vers deux objectifs : hisser l'homme musulman socialement au niveau de la civilisation ; hisser éthiquement l'homme occidental au niveau de l'humanisme, pour le soustraire au handicap psychique, hérité de l'époque colonialiste.
Que peut-on dire pour donner une définition précise à la civilisation '
Je dirais que «la civilisation est l'ensemble des conditions morales et matérielles qui permettent à une société d'accorder à chacun de ses individus les garanties sociales nécessaires à son développement».(6)
Merci... mais concevez-vous l'avènement d'une civilisation, sans facteur moral '
Non, évidemment, et j'entends par «conditions morales» l'éthique avant tout autre chose.
Dans ce cas, que pensez-vous de la civilisation occidentale ' De la part de la morale qui y est '
Elle s'est mue en une civilisation purement matérielle, c'est pourquoi elle évolue vers le déclin.
Et ce prodigieux progrès scientifique qui a permis à l'Occident de voler de ses propres ailes '
(Arborant un sourire et imperturbable, il répondit) : La foi et l'esprit peuvent créer une science, mais la science ne peut créer la foi. Cette science que vous constatez est le résultat de la civilisation occidentale, elle n'est pas sa cause. Et dès que l'homme connaît une déchéance de l'intérieur, c'est la fin. Les apparences ne doivent pas vous subjuguer !
Les peuples européens vivent actuellement un grand désarroi et une asphyxie au niveau des âmes et s'irritent de l'inconnu ! Et pour cause, la vie n'a plus de sens et est sans finalité ! Ils ont tout épuisé ! Une triple menace va les promettre à la ruine : la drogue, le suicide et le crime.
Une famille entière, les enfants y compris, a été anéantie par une bande d'adolescents, l'année passée (1971), aux Etats-Unis. Lorsqu'ils ont été appréhendés, ils ont tout simplement déclaré aux enquêteurs : «Nous nous amusions» !
Certaines statistiques publiées dernièrement par les services de sécurité de Paris, dans un rapport officiel, révèlent que le pourcentage des jeunes toxicomanes a augmenté de 20% durant les deux dernières années. Que dire des Etats-Unis '
Bien qu'elle ait réalisé le maximum de garanties sociales à son peuple ? comme le montrent les statistiques ?, la Suède se place à la tête des pays ayant un fort taux de suicide. Et alors que le musulman, le musulman pratiquant s'entend, ne vit pas de désarroi au niveau psychologique, il souffre des difficultés de la vie.
Le musulman croit au Jour Dernier et au Jugement, il croit en Dieu, aussi admet-il les épreuves et les endure avec patience, et il attend constamment la Miséricorde de Dieu et espère atteindre un autre monde dans lequel la vie est éternelle. Nous vivons les conditions précaires de la vie, eux vivent le désarroi et attendent le soulagement psychologique.
Ils attendent la foi du musulman ; la voix du Ciel leur fait défaut.
Quelles sont les causes de cette déchéance morale dans nos sociétés ' Est-elle fortuite ou délibérée '
Elle est fortuite d'un côté lorsqu'il s'agit d'une sorte d'imitation et d'influence subie ; mais elle est intentionnelle de l'autre, et d'une façon pernicieuse, lorsque des forces occultes oeuvrent pour l'exacerber et veulent que nous atteignions, le plus vite possible, le point de non-retour, dans cette décrépitude ! Vous avez vraiment posé le doigt sur un très dangereux point lorsque vous avez utilisé le terme «délibéré».
Y a-t-il un argument qui fonde vos soupçons dans ce domaine, outre cette déliquescence morale '
Effectivement, j'ai noté que chaque fois que nous sommes en passe de réaliser quelque chose dont on rêvait et que nous préparions depuis longtemps, une main intervient pour annihiler cet objectif et le transformer en un voeu pieux et ainsi de suite.
J'espère que je n'ai pas abusé trop de votre temps. Pourrions-nous revenir un peu sur le début '
Absolument pas, allez-y.
Vous avez dit au début de l'entretien, que le communisme est une «religion» et que l'islam est, sans conteste, une religion. Dans ce cas, quelle différence fondamentale relevez-vous entre les deux civilisations, la première procédant du communisme et la seconde découlant de l'islam '
La différence existe, elle est énorme et profonde et je vais vous l'exposer à travers certains de ces aspects : les relations économiques et sociales sont fondées et instituées, dans le cas communiste, sur le principe selon lequel l'individu demande son «droit» alors que dans l'islam, elles sont fondées et instituées sur le principe que chaque individu accomplit son «devoir».
Le «droit», dans ce cas, est ce que l'individu prend de la société : c'est une démarche négative, tandis que le «devoir» est ce qu'il offre à la société : c'est une démarche positive.
La mobilisation sociale dans le communisme est l'oeuvre de certaines classes (ouvriers et paysans), alors qu'en islam, ce rôle revient aux âmes bienfaitrices et aux oulémas. Je parle des oulémas dans leur diversité, versés soit dans la vie spirituelle ou matérielle. Le hadith du Prophète dit : «La main haute est préférable à la main basse.» Ce hadith met en relief deux
vérités : la première c'est que le devoir est plus important que le droit, la deuxième c'est que la production est plus appréciée que la consommation.
Le rapport fondé sur le concept de «droit» exige la «revendication». Autrement dit, il faut militer dans le but d'«arracher» des «droits» ou d'accéder aux «droits».
Il débouche sur des conflits, d'abord, la haine ensuite et la déchéance rapide, enfin. Alors que la relation fondée sur le «devoir» requiert l'accomplissement (de quelque chose), c'est-à-dire «l'offre». La relation s'achève ici sur la concorde, l'amour et l'immortalité.
N. E. K.
(À suivre)
1- Bennabi a signalé la fin du communisme comme système rattrapé par ses lacunes. Dans son livre Le musulman dans le monde de l'économie, paru avant cette causerie, il explique les raisons du déclin de l'expérience soviétique. Il faut saisir le propos ici dans le contexte de la lutte idéologique. (N.D.T.).
2- Sur la faillite de l'Eglise, les exemples foisonnent. Dans un article instructif sur la rareté des fidèles et des rentrées d'argent des églises catholique et protestante en Allemagne, un journal allemand livre des chiffres éloquents sur ce déclin. En dix ans, les églises ont perdu 4 millions de membres. Dans la région de Berlin, plus de 150 lieux de culte
ont fermé. En raison de la crise financière, ils se sont transformés en appartements, en théâtres de défilés de mode, voire de «nuit techno», rapporte le journal. (Courrier international n°674 du 2 au 8 octobre 2003). Plus ingénieux est, peut-être, ce prêtre italien qui tente, en août 2008, d'organiser le premier concours de beauté pour religieuses non
sans prétendre que «certaines religieuses sont très, très jolies, les Brésiliennes surtout». (N.D.T.).
3 - Dar el Arkam (maison d'el Arkam) : lieu où les premiers fidèles tenaient clandestinement leurs réunions autour du Prophète Mohamed (QSSSL). C'est dans ce modeste lieu et dans ces conditions très difficiles que la «personnalité de base» musulmane s'est forgée pour illustrer la parfaite incarnation de l'homme musulman nouveau ; la personnalité
idéale qui annonça la majestueuse civilisation islamique avant la cassure née de la bataille fratricide de Siffin. (N.D.T.).
4- Il faut nuancer, ici, quarante ans après, certains pays de l'axe Tanger-Djakarta ont réussi quelques changements à même de les placer dans l'aire de la civilisation. Bennabi lui-même a évoqué le cas des «peuples malais et de Java» (indonésien). (N.D.T).
5- On peut déduire ici que Bennabi reste sceptique quant à une perspective prochaine de réaliser une certaine «parité civilisationnelle», au sens de la puissance matérielle et technologique, avec l'Occident. Il faut miser donc sur l'humanisme de l'islam pour pouvoir prétendre à un rôle face à cette puissance. C'est d'ailleurs dans le sens de l'idée de
l'auteur qu'il faut appréhender le propos du général de Gaulle au journaliste Paul Balta, en 1969 : «Il y a, de l'autre côté de la Méditerranée, une civilisation, une culture, un humanisme, un sens des rapports humains que nous avons tendance à perdre dans nos sociétés industrialisées et qu'un jour nous serons probablement très contents de trouver
chez eux.» (Discours prononcé à l'Université Mohamed V de Rabat, le 31 octobre 2002 par Dominique de Villepin, à l'époque ministre français des Affaires étrangères) (N.D.T.).
6- C'est la définition, fonctionnelle, de la civilisation dont Bennabi jamais ne se départit. (N.D.T.).


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