Algérie

Qui est Malek Bennabi '



Par Nour Eddine Khendoudi, écrivain
III- Culture et crise culturelle
Qu'est-ce que la «culture» ' En dehors des réponses hâtives, pédantes ou cavalières, la question laisse généralement pantois sociologues et autres chercheurs et aborder le grand thème de la culture plonge généralement les intellectuels dans l'embarras et l'hésitation. On ne peut être, en effet, que désemparé face à un mot dont les contours restent indéfinis, malgré tous les efforts consentis depuis les deux siècles passés.
L'incertitude marque donc singulièrement les penseurs et les intellectuels en général, face à ce thème. «Vous savez ce qu'est la culture, vous ' Bien, moi, pas.» C'est la réponse qui a fusé de la bouche d'André Malraux, écrivain de renom, longtemps ministre des Affaires culturelles de son pays, à la question : «Qu'est-ce que la culture '» Cette réponse résume les difficultés qui entourent le contenu et la portée d'un concept qui a emprunté avec l'homme tant de cheminements et soumis à tant de vicissitudes et de différences contextuelles.
C'est que la culture aborde la société humaine dans toute sa complexité et ses profondeurs. Elle touche à l'homme dans tous ses mystères, L'homme, cet inconnu, pour reprendre le titre du livre connu d'Alexis Carrel. Prise sous l'angle de la place qu'elle confère aux nations dans leur concert, animées par la compétition et la rivalité, de son rôle dans leur influence, l'unanimité se dégage sur l'importance de la culture. «Je mets Malraux à ma droite, parce qu'il représente le rayonnement de la France», avait répondu de Gaulle à ceux qui s'étonnaient de la place de l'auteur de La condition humaine et des Anti-mémoires, lors de Conseils des ministres en France. Son compatriote, Edouard Herriot, célèbre professeur d'université et homme politique, interrogé par un journaliste sur sa perception de la culture, lui, en a donné une réponse surprenante : «La culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié.» Sa réplique n'est pas seulement une boutade ou un simple aphorisme. «Ce qui reste», c'est ce qui est consubstantiel à l'homme lui-même.
Terme sublime, concept historique complexe, s'il en fut, vaste domaine de réflexion et d'action, la culture traduit l'homme dans ses profonds mystères, ses motivations et ses actes. Elle exprime son génie et pour tout dire, son entité.
L'homme est le produit de la culture et la culture, c'est l'homme en mouvement. Une méditation sur la culture est forcément une méditation sur l'homme et, inversement, une réflexion sur l'homme et nécessairement une réflexion sur la culture.
De loin, le plus populaire et le plus usité dans la vie quotidienne, le vocable de culture laisse cependant les intellectuels perplexes. En dehors des réponses hâtives et cavalières des pédants, on ne peut, en effet, que se montrer désemparé face à un concept complexe. Les travaux des culturalistes américains sont axés sur la relation entre la culture et la personnalité et montrent l'influence de la culture sur le comportement social de l'individu. Dans Le Fondement culturel de la personnalité, Ralph Linton aborde la culture comme «la configuration générale des comportements appris et de leurs résultats». Pour Abram Kardiner, la «personnalité de base» est incarnée par un individu moyen et reflète, comme un archétype des personnalités individuelles, l'image de sa société. Ce dénominateur commun conditionne le comportement de l'homme dans la société. Margaret Mead, l'autre grande figure de l'anthropologie culturelle américaine, perçoit la culture comme «l'ensemble des formes acquises de comportement qu'un groupe d'individus, unis par la tradition commune, transmettent à leurs enfants. Ce mot désigne donc non seulement les traditions artistiques, scientifiques, religieuses et philosophiques d'une société, mais encore ses techniques propres, ses coutumes politiques et les mille usages qui caractérisent sa vie quotidienne : modes de préparation et de consommation, manière d'endormir les petits enfants, mode de désignation d'un président, etc.» (Sociétés, traditions et techniques).
Les Américains ne distinguent pas entre les conceptions de culture et civilisation. Contrairement aux Allemands qui distinguent Kultur (civilisation au sens français du terme) à connotation spirituelle de Bildung (connaissances individuelles) au sens plutôt technique et matériel.
Des intellectuels allemands abordent la culture comme une voie de changement de la société. E.R. Curtius écrivait : «Nous, Allemands, cherchons des points de repère pratiques en vue d'un changement et réaliser un maximum de possibilités de changement.» (L'Idée de la civilisation).
Cette relation entre la culture et l'homme, son comportement et sa manière d'agir
La culture est à la base de la doctrine du comportement et ? donc ? de l'efficacité de l'homme. Si une culture n'élève pas le niveau social de ses individus et ne leur imprime pas un degré d'efficacité, elle devient alors une inculture. Dans ce cas, on peut expliquer le sous-développement d'un pays par la somme des inefficacités des individus.
Ce concept historique est tout aussi important dans le camp des nations socialistes à l'heure de leur engagement dans des entreprises de construction, méthodiques et soutenues, loin du capitalisme dominant. L'Union soviétique durant les années 1930 et la Chine populaire au cours des années 1960 ont conféré à la culture une importance immense. Elle a le double rôle de la mobilisation des individus et le sceau d'efficacité qu'elle doit leur imprimer pour relever les défis liés aux efforts de développement dans les deux pays. À leur genèse, les deux pays avaient intégré la culture comme l'un des fondements de leur construction. En ce sens qu'elle change l'homme afin qu'il devienne plus efficace et le muer en bâtisseur.
Dans un discours prononcé en 1934, et qui l'a rendu célèbre, Andreï Jdanov, membre du bureau politique du parti communiste, assène à la culture soviétique une grande place pour servir la cause de la construction du socialisme. Staline qualifiait les intellectuels d'«ingénieurs de l'âme». Cette nouvelle perception de la culture a enthousiasmé des intellectuels en Occident qui ont soutenu l'Union soviétique à ses débuts. Dans un discours qu'il a prononcé le 22 juin 1936, à l'occasion des funérailles de Maxime Gorki célébrées sur la place Rouge, André Gide, le célèbre écrivain français, déclara : «Le sort de la culture est lié dans nos esprits au destin même de l'URSS. Nous la défendrons.» (A. Gide : Retour de l'URSS). Pas moins !!!
En Chine, Mao Tsé-toung a décrété une révolution culturelle dont l'objectif était «la transformation de la physionomie morale de toute la société en touchant l'homme dans ce qu'il a de plus profond». Le leader chinois a réussi ce pari de changer l'homme. Il a découvert, à sa manière, l'une des plus importantes règles du changement humain énoncée dans le Coran, «Dieu ne change en rien l'état d'un peuple avant qu'il n'ait auparavant changé l'état de son âme», alors que les musulmans se montrent incapables de traduire ce principe décisif de l'Histoire dans la vie pour opérer le changement déterminant et se tirer de leur crise existentielle qui n'a que trop duré.
Dans le monde arabe, le terme culture (thaqafa) n'a pas un sens rigoureux. La culture reste toujours prisonnière des vagues notions littéraires vulgarisées par les romanciers arabes, dès le début du XXe siècle, avec une indigence conceptuelle avérée et sans consistance idéelle. Certains intellectuels ont fusionné «culture» et «savoir» et expliquent la culture par le développement intellectuel de l'individu ou la somme de ses connaissances acquises. Le mot «thaqafa» a fini par s'imposer à travers le sens fort dominant d'«accumulation de connaissances» pour certains et de «divertissement» pour d'autres. Les notions populaires et les définitions savantes se juxtaposent pour livrer ces deux visions bien superfétatoires de la culture. C'est Malek Bennabi qui lui donnera une perception scientifique, lui fixera ses contours et lui définira son rôle décisif dans la société. C'est lui qui a disséqué magistralement le terme «culture», l'a soustrait aux amalgames avant de lui conférer un sens scientifique et une portée pratique.
Malgré son immense valeur intellectuelle et ses idées pionnières, Le Problème de la culture de Malek Bennabi est une oeuvre qui est restée en Algérie, paradoxalement, très peu connue du grand public, soixante ans après sa parution.
Très sommairement, la culture, selon Bennabi, n'est pas une science mais une ambiance dans laquelle se meut l'individu. Il décompose le concept pour mieux l'analyser pédagogiquement de l'intérieur et éclairer sa portée fonctionnelle dans la société. Ainsi, pour lui, la culture est une «synthèse générale de quatre synthèses partielles : l'éthique, l'esthétique, la logique pragmatique et la technique.»
D'un point de vue éthique, la culture se décline comme un ensemble de règles morales qui assurent la cohésion des individus dans la société pour la muer en unité historique mieux organisée qu'une société grégaire. L'absence de cette éthique provoque la dislocation de la société.
D'un point de vue esthétique, cette unité historique a besoin d'une apparence exigée par l'organisation formelle. Cette fonction est assurée par l'esthétique. «Le beau nous somme de penser», disait Alain (Propos de littérature). Bennabi abonde dans le même sens : «Une laideur ne peut inspirer de belles ni de grandes idées» (Les Conditions de la renaissance). La culture doit nous doter des valeurs esthétiques. Elle est responsable de notre goût esthétique et de l'image de la société. «Il faudrait que, dans nos rues, dans nos cafés, on trouve la même note esthétique qu'un metteur en scène doit mettre dans un tableau de cinéma ou de théâtre. Il faudrait que de son, d'odeur ou de couleur nous choque comme on peut être choqué devant une scène théâtrale mal agencée.» L'esthétique corrige les dissonances, les difformités, les dérèglements, les laideurs, les anomalies...
Du point de vue de la logique pragmatique ou de l'efficacité, une fois son unité et sa configuration réalisées, la société a des besoins quotidiens indispensables qui ne peuvent être satisfaits que grâce à l'«efficacité». C'est la culture qui imprime les individus d'un sceau d'efficacité. La logique pragmatique est la composition des mouvements selon leurs résultats et le temps qu'ils y consacrent.
D'un point de vue de la technique ou du savoir, la société, fondée sur une base éthique et pourvue d'un goût esthétique et ayant emprunté les voies dominées par la logique pragmatique pour subvenir à ses besoins quotidiens, a besoin d'un savoir pour accomplir ses missions assignées dans le cadre de la division du travail au sein de la société.
Bennabi emprunte, développe et affine le mot sina'a d'Ibn Khaldoun. L'absence de l'une ou plus de ces synthèses est le signe évident que la société vit une crise culturelle et qu'elle se doit de corriger.
Prise sous ce prisme, la culture est un enjeu majeur de la lutte idéologique. En mai 1968, Bennabi a eu cette réflexion : «Les mots doivent garder leur vertu, en particulier le mot culture qui ne doit pas signifier n'importe quoi.» («La leçon des évènements», article paru dans La Nation européenne ? mai 1968).
À la lumière des précédents développements, on a montré que la culture n'est pas seulement une affaire de divertissements, de livres, de films, de pièces de théâtre, de poésie, de statue à restaurer, de maisons de culture à construire pour ne servir à rien... Elle est plus vaste et beaucoup plus importante pour la confiner dans un ministère où la bureaucratie finira immanquablement par la contrarier et la tuer.
Néanmoins, à des différences ou à des nuances près, les pays créent au sein de leurs gouvernements des départements ministériels chargés de gérer la culture. Les expressions et les manifestations dites culturelles, autrement dit.
On est loin, très loin, de la logique des schémas de l'Union soviétique ou de la Chine de Mao. Les dirigeants de ces deux pays ont opté pour des fourmis au travail en commun, continu et concerté. Ce choix n'a pas réussi aux autres pays du tiers-monde où la culture a produit des cigales.
D'où la question : a-t-on besoin toujours d'un ministère de la Culture ' Des réponses et des arguments fuseront pour y répondre. Beaucoup de pays n'ont pas de ministère de la Culture. C'est le cas des Etats-Unis dont la domination et le rayonnement de la culture est incontestable dans le monde, même s'il s'agit d'une culture-marchandise. Ce pays élabore 50% de tous les produits culturels dans le monde (Olivier Poivre d'Arvor : Bug made in France).
La France est peut-être le pays qui a le plus besoin d'un ministère de la Culture pour les besoins de sa politique internationale et de sa place dans le concert des nations. Ce pays risque le déclin sans sa zone d'influence, particulièrement en Afrique francophone (pays du Maghreb arabe et Afrique de l'Ouest). Lors de Conseils des ministres, de Gaulle plaçait André Malraux, ministre d'Etat, ministres des Affaires culturelles à sa gauche, parce qu'il représente, selon lui, «le rayonnement de la France». Cela n'empêche pas qu'un grand débat est engagé depuis plusieurs années, dans ce pays, sur l'utilité du ministère de la Culture. Notons que ce pays intervient pour influer, voire gérer la «culture» dans ses anciennes colonies pour maintenir sa zone d'influence fondée sur la langue française dans le monde. D'ailleurs, sous la présidence du dernier gaulliste (J. Chirac), la culture est associée à la francophonie au sein d'un même ministère. Paris demeure la capitale culturelle et intellectuelle des pays africains constituant la zone d'influence de la France malgré des indépendances au rabais.
Un échec sans appel
Depuis l'indépendance, la culture dans notre pays est une histoire d'altérations, d'amalgames et d'absurdités. Très partiel et fort superficiel, le concept de culture est réduit d'une manière générale à des infrastructures ternes et sans charme qui offrent des activités médiocres et sans créativité. Il renvoie une image dépréciative dans la valeur et vague dans la présentation. Des budgets colossaux sont vainement dépensés pour entretenir des cohortes de fonctionnaires ou pour orienter les esprits vers les futilités et les abreuver de niaiseries. L'échec est patent.
L'Algérie n'a créé un ministère de la Culture qu'en 1970. Dans les trois gouvernements Ben Bella (septembre 1962-juin 1965) et dans les deux premiers cabinets de Boumediene, il n'y avait pas de département en charge de la Culture. Ce n'est qu'on juillet 1970 qu'un ministère de la Culture a été créé. Depuis lors, les gouvernements successifs ont toujours compté un département en charge de ce secteur. On doit excepter, cependant, la suppression du ministère de la Culture dans le cabinet formé par Mouloud Hamrouche du 9 septembre 1989 au 25 juillet 1990.
Paradoxalement, c'est en l'absence d'un ministère de la Culture que les activités culturelles ont connu leur âge d'or en Algérie. L'opium et le bâton, film culte du cinéma algérien, a été réalisé en 1969 par Ahmed Rachdi. L'inoubliable film Patrouille vers l'est d'Ammar Laskri date de 1971.
On situera la meilleure période de l'Union des écrivains algériens (UEA) de 1963 à 1968. Puis elle a fonctionné péniblement jusqu'à la fin des années 1990 pour sombrer dans la déchéance. L'agonie de cette Union donne la mesure du cheminement pris par «l'ingénierie des âmes» dans notre pays, hélas, trois fois hélas pour une si triste fin.
L'évocation de l'anniversaire de l'Union des écrivains algériens (1963-2013) par Kaddour M'hamsadji dans un article poignant suscite la nostalgie chez beaucoup d'intellectuels qui l'ont lu et qui connaissent l'UEA d'antan. J'en livre ce passage qui montre que tout allait si bien à l'époque : «Un Prix de l'UEA de la somme de 10 000 DA a été, en partage égal, décerné, le 14 décembre 1966, conjointement, à Mohammed Dib (1920-2003) et Cheikh Mohammed Laïd El Khalifa (1904-1979). Mohammed Dib, tout en adressant ses vifs remerciements à l'UEA, lui a fait don de son prix. Le dimanche 30 avril 1967, en recevant, à Batna, au domicile de son fils, son prix que lui a remis Mouloud Mammeri, accompagné de Kaddour M'Hamsadji et M'hamed Aoune, le grand poète Cheikh Mohamed Laïd El Khalifa a lu un long et émouvant poème qu'il a écrit, évidemment, en arabe.» (Souvenir d'un temps littéraire heureux. 30 octobre 2013).
L'UEA fut une maison qui rassemblait ses membres dans leur diversité et les comblait de sa solidarité devant les difficultés.
La culture est une chose trop grave pour la confier à n'importe quel premier untel venu ! Une rarissime légitimité intellectuelle, quelques rares bons esprits ont occupé le poste de 1970 à 1990. Une perception qui minorise le secteur a largement prévalu. On crée un ministère de la Culture pour mettre en oeuvre une politique culturelle dont la mission essentielle est de préserver la cohérence de la société, la création du goût esthétique au sein de ses individus, la stimulation de la motivation de ses membres pour les rendre plus efficaces et la propagation du savoir et la défense de l'image du pays.
Pendant sept ans (1970-1977), ma génération a été gavée de romans de série noire ou d'amour et en ouvrages et revues idéologiques en phase avec la voie dite socialiste. Les films et les divertissements abondaient dans le même sens. Il était impossible de trouver un exemplaire du Coran dans les librairies. Les prestidigitateurs de la lutte idéologique, qui battait son plein à l'époque, ont réussi à créer des combats contre les moulins à vent, épuisants et sans objectifs.
Depuis Ibn Khaldoun, la civilisation c'est la citadinité et l'urbanité. Or, l'urbanisme, qui est la forme la plus éclatante de la culture, est catastrophique. Nous vivons indéniablement une crise culturelle. Elle s'explique par notre quotidien où règnent la confusion, la disparité et l'absurde. Le goût esthétique a disparu de notre quotidien.
Laideur et beauté, agencement et désordre, norme et aberration, règle et anomalie, se côtoient et coexistent sans offuscation. L'homme algérien est apathique, ankylosé et désordonné. Il a perdu toute efficacité. Revendicatif, il ne réclame que des droits et abhorre les devoirs.
À la question des raisons de cet échec, il y aura toujours des «spécialistes» pour fournir la réponse hâtive d'une fausse évidence : il faut davantage de moyens financiers. Alors qu'il faut une solution d'ensemble, un bon remède aux maux : donner un sens et une mission au ministère de la Culture. Le carcan actuel doit disparaître. Ses méfaits et ses inconvénients dépassent de très loin ses bienfaits et ses avantages.
À l'instar de l'écrasante majorité dans le monde, il faut créer la culture comme le suggère Bennabi qui rejoint Malraux qui considère que «la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert». (Philippe Bénéton : Histoire de mots : culture et civilisation).
N. E. K.
(À suivre)


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