Algérie

Qui en a décidé et dans quel but '



Par Dr Miloud Chennoufi(*)
Il y aurait un «Hirak du samedi» ! Qui en a décidé et dans quel but ' Personne ne semble le savoir. La probabilité demeure très faible que ce soit une évolution spontanée du mouvement populaire. La corrélation entre les appels à l'escalade, ettass'id, dans les réseaux sociaux, et le «Hirak du samedi» est trop forte pour ne pas abandonner l'hypothèse de la spontanéité. Quelqu'un, quelque part, en a décidé, et la décision relève d'une stratégie aux contours assez clairs : la désobéissance civile et la grève générale de fait. Des voix s'étaient élevées, dès l'automne dernier, pour suggérer explicitement une voie similaire au mouvement populaire. La tentative avait échoué.
La même stratégie vient de refaire surface à travers une nouvelle tactique. Elle semble avoir connu un certain succès ; des manifestations ont en effet eu lieu samedi dernier. Au lieu d'appeler à ce que le mouvement populaire se transforme d'un coup en insurrection non armée visant la paralysie du pays, et par l'impasse ainsi créée provoquer un «changement de régime», on va tenter d'atteindre le même objectif, mais par escalade graduelle.
De fait, des manifestations ont lieu le vendredi et le mardi. Il importe peu que celles du mardi soient associées nominalement aux étudiants, puisqu'elles comptent autant, sinon plus, de non-étudiants que d'étudiants. Si maintenant les gens sortaient le samedi également, la tactique de l'escalade graduelle gagnerait un cran. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que le stade insurrectionnel non violent soit atteint.
Dans le but de comprendre cette nouvelle orientation du mouvement populaire, une distinction fondamentale doit demeurer présente à l'esprit. D'une part, nous avons un mouvement populaire inédit, spontané, et surtout rassembleur. De l'autre, toutes sortes de courants politiques qui l'ont rejoint sans l'avoir initié, et qui avancent masqués en son sein. C'est un fait. Le mouvement populaire, par son caractère inédit, avait le potentiel de faire émerger un leadership nouveau, mandaté par des mécanismes démocratiques, adapté à l'élan rassembleur qu'aucun autre mouvement n'est parvenu à créer depuis l'indépendance de l'Algérie ; un leadership capable de participer à un changement qui ne tombe ni dans les travers de la reproduction du système ni dans ceux des alternatives héritées des années 90, celles qui ont conduit le pays au bord du gouffre. Mais pour cela, il aurait fallu que le mouvement se structure, qu'il se dote d'une vision et d'une stratégie au moment où il réalisait son objectif premier, seule et unique réalisation jusqu'à présent : la chute de Bouteflika et l'effondrement du système qui s'était installé sous son règne.
Des études sociologiques et historiques nous apprendront un jour pourquoi le mouvement populaire n'est pas parvenu à se structurer. En attendant, voici une hypothèse : le mouvement populaire n'avait nul besoin de se structurer, a-t-on pu croire, dès lors qu'il est parvenu à briser le système omnipotent de Bouteflika sans structure ni leadership connu ; il n'y aucune raison de ne pas pouvoir, toujours sans structure ni leadership, par la seule action de la rue, réaliser encore plus et briser l'ensemble du système. Erreur, car tout observateur averti et honnête comprend aisément que le système Bouteflika ne s'est effondré que sous l'effet conjugué de la pression de la rue et du choix de l'armée de prendre le parti du mouvement populaire.
Autrement dit, l'absence de structuration du mouvement populaire était compensée par l'armée qui, elle, est une organisation puissante et bien structurée. Poursuivre l'action sans se structurer revenait à courir le risque de se faire orienter à son insu.
Le mouvement populaire puisait son génie originel dans deux éléments :
1) sa taille gigantesque qui lui a fait traverser l'ensemble de la société algérienne, au-delà des classes sociales, des sensibilités politiques, et de l'appartenance identitaire ;
2) sa non-violence et sa discipline qui ont déterminé le choix de l'armée qui a rejeté la requête de ceux qui voulaient l'état d'urgence comme prélude à une intervention militaire musclé avec le risque d'un bain de sang. Les appels du mouvement islamiste Rachad à reproduire le scénario libyen en Algérie n'ont eu aucun écho. Le génie du mouvement populaire était donc d'avoir compris que, dans sa lutte contre le cinquième mandat et contre le système Bouteflika en général, il avait besoin d'un strict respect de la non-violence et de gagner l'armée à sa cause. On l'a trop vite oublié : les manifestants scandaient «Djeich chaâb khawa khawa !» alors qu'il n'y avait pas un seul soldat dans la rue. Ce slogan n'était pas une simple technique visant à éviter un dérapage sur le terrain, puisqu'encore une fois les militaires n'étaient pas déployés. Dans la conscience collective du mouvement populaire, peut-être bien par instinct politique génial, on comprenait l'importance de gagner l'armée à sa cause.
L'armée n'aurait probablement jamais renversé Bouteflika ni chassé son système de son plein gré. La Présidence parvenait à maintenir l'armée sous contrôle au nom du respect de l'autorité du politique sur le militaire. Même si l'armée demeurait un pilier incontournable de l'Etat, les rênes exécutives du pouvoir étaient concentrées à la Présidence ; chose qui n'était pas contestée tant et aussi longtemps que cet état de fait maintenait la stabilité du pays. Quitte à ce que cette stabilité soit accompagnée d'un mode de gouvernance scandaleux. L'équation du cinquième mandat se présentait selon les termes de ce rapport de forces précisément. C'est le mouvement populaire qui a baissé la haute main de la Présidence et transformé le rapport de forces. La convergence des deux confirmait une idée simple exprimée il y a un siècle par Max Weber.
La vocation politique nécessite l'occurrence simultanée d'une cause juste, de moyens adaptés à la réalité, et d'un sens de la responsabilité qui se mesure par la capacité de prendre en compte les conséquences possibles d'une action politique.
Le maintien de ce triptyque était absolument nécessaire au moment où le départ de Bouteflika ouvrait une précieuse fenêtre d'opportunité. La cause juste d'un changement non violent fut certes maintenue. Quant aux moyens susceptibles de servir cette cause et en même temps permettre d'agir avec responsabilité, l'expérience tunisienne (la seule et unique démocratisation réussie en Afrique du Nord et au Moyen-Orient) s'offrait en modèle : effectuer le changement par le seul moyen démocratique de délégation légitime de l'autorité politique : l'élection. Les réserves quant à ce moyen ne manquaient pas de légitimité.
La fraude massive qui a caractérisé les élections passées décourageait les meilleures volontés, et les forces centrifuges au sein même du pouvoir n'attendaient qu'un fléchissement du mouvement populaire pour tenter de régénérer le système sous de nouvelles apparences. On ne s'est cependant pas demandé pourquoi la fraude électorale qui n'avait pas été moins massive ni moins flagrante en Tunisie n'a pas découragé les Tunisiens, pas plus que la crainte que le pouvoir qui, hormis le départ du président, avait gardé toutes ses autres composantes en place, finisse par se reproduire ' La réponse à cette question nous ramène de nouveau à la structuration nécessaire. Très tôt après la chute de Ben Ali, les opposants tunisiens se sont organisés dans la pluralité pour, à la fois, peser dans les élections en tant que candidats porteurs de projets, et en tant que force de contrôle du processus dans son ensemble.
En Algérie, le cadre constitutionnel s'y prêtait bien. Mais parce que le mouvement populaire ne parvenait pas à se structurer, le moyen choisi fut de maintenir la pression de la rue en adoptant une posture de rejet systématique de toutes propositions émanant du pouvoir. On a naïvement cru que l'expiration des trois mois prévus par la Constitution et l'entrée de l'Algérie dans une situation de vide constitutionnel allait automatiquement transférer le pouvoir au mouvement populaire alors que ce dernier était toujours incapable de se structurer.
La naïveté de ce moyen sourd de son inadéquation avec la réalité des rapports de forces qui ne correspondaient en rien à l'idéalisme populiste du transfert automatique du pouvoir. C'est précisément pour avoir brisé la convergence qui avait permis la chute du système Bouteflika, que le mouvement populaire s'est installé dans l'impasse d'un face-à-face politique avec l'armée. Et c'est à ce moment précis que l'une des forces qui avançaient masquées a réussi à se distinguer de toutes les autres, et contrairement à toutes les autres, elle a petit à petit imposé sa voie au mouvement populaire. Une nouvelle convergence s'est ainsi graduellement cristallisée et c'est elle qui se trouve derrière la récente tentative d'escalade vers une insurrection non violente.
Avant d'aller plus loin, insistons sur le fait que c'est de convergence qu'il s'agit et non pas d'identité. De la même manière que la convergence qui a fait agir l'armée au côté du mouvement n'était pas une fusion des deux parties, la convergence nouvelle entre le mouvement populaire et la force qui lui imprime son orientation depuis l'été dernier n'est pas non plus une fusion. Cette évolution n'est donc pas une fatalité cependant qu'il n'est pas du tout certain que tous ceux qui adoptent avec sincérité et bonne foi la démarche actuelle soient totalement conscients qu'ils sont engagés dans une dynamique qui n'est plus spontanée depuis un certain temps déjà. C'était en quelque sorte inévitable. Pour avoir refusé de manière tout à fait inexplicable de se structurer dans la pluralité, le mouvement populaire s'exposait à une prise de contrôle de la part de l'un des courants qui le traversaient et qui, eux, sont structurés. C'est ainsi que le mouvement populaire est, aujourd'hui, en proie aux démons des années 90. La pire évolution possible, devrait-on dire, parce que les déterminants politiques de cette période douloureuse sont aux antipodes du caractère inédit, non violent, et rassembleur du mouvement populaire.
En clair, il s'agit de ce qu'il convient d'appeler la convergence de Sant'Egidio ou du contrat national, du nom de l'initiative conjointe des islamistes radicaux du FIS et de forces nationalistes et démocratiques.
À l'époque, comme aujourd'hui, des forces non islamistes ont tenté de surfer sur une vague qu'elles n'ont pas créée et de s'emparer du pouvoir. À l'époque, la vague était celle de l'islamisme armé dont l'action avait effectivement affaibli l'Etat un certain temps. Les partisans du contrat national trouveraient un tel propos scandaleux, parce que, pour eux, le contrat national n'a jamais rien été qu'une offre de paix.
La lecture du texte du contrat suggère tout autre chose. Un principe herméneutique élémentaire nous apprend qu'il faut comprendre les détails d'un texte à la lumière de son tout, et son tout à la lumière de ses parties.
Or, rien ne se dégage du texte en tant que tout qui laisse croire que l'islamisme armé soit responsable de la tragédie. Et lorsqu'on s'intéresse aux parties, on se rend compte qu'elles militent systématiquement en faveur de l'action armée comme action politique légitime. La lecture du seul article 6 de la section B ne laisse planer aucun doute à ce propos : «La condamnation et l'appel à la cessation des exactions et des attentats contre les civils, les étrangers, et la destruction des biens publics.» Des sept articles que compte la section, c'est le seul qui n'est pas une exigence adressée au seul pouvoir algérien. Mais comme on peut le voir, il ne s'agit aucunement d'une condamnation des actes armés contre les forces de l'ordre et contre les forces armées.
Il y a fort à parier qu'Anouar Haddam, signataire du contrat au nom du FIS, n'aurait jamais apposé sa signature si la condamnation de la violence avait été aussi englobante qu'elle aurait dû l'être dans une authentique offre de paix. C'est la raison pour laquelle les partisans de l'initiative ont toujours oscillé entre l'esquive lorsqu'ils étaient interpellés sur les violences islamistes et la négation pure et simple de la responsabilité des islamistes armés dans l'effusion de sang. Politiquement, la lecture de la réalité politique du pays était qu'il fallait régler un seul et unique problème : la non-implication de l'armée dans les affaires politiques, avec comme hypothèse qu'il n'est pas possible de gagner l'armée à la cause de la non-ingérence en politique que si contrainte par la force. Aujourd'hui, la même logique est à l'?uvre, même si on peut se réjouir que la vague qu'on cherche à monter ne soit plus la violence.
Il n'en demeure pas moins qu'on pense toujours que le seul problème à régler est celui du rapport du militaire et du politique, et que ce problème ne peut être réglé que selon les termes d'un jeu à somme nulle où il y a un vainqueur absolu et un vaincu absolu ; le vaincu doit en l'occurrence être les forces armées.
Le moyen stratégique cette fois-ci est de se revendiquer du mouvement populaire. Plusieurs tactiques ont été utilisées. Leur point commun est de satisfaire à un seul et unique élément du triptyque de Weber : la foi en une cause. Mais certainement pas l'adéquation des moyens aux rapports de forces réels, et certainement pas non plus le sens de la responsabilité ramené aux conséquences possibles. L'histoire jugera de l'incroyable amateurisme de cet homme mature qui a cru faire plier les forces armées en les traitant de «milices» ou pire encore, de l'ingénuité mêlée d'irresponsabilité de ce jeune leader qui a cru bon d'appeler à une mutinerie d'officiers contre leurs supérieurs. Ces actes peu réfléchis émanant d'un courant qui avançait masqué n'ont été possibles que parce qu'au sein du mouvement populaire lui-même, on a contemplé l'idée d'une prise de pouvoir par un collège présidentiel sans élection, sans jamais réfléchir sur la manière dont ce collège devait être constitué. Voilà comment on s'est éloigné de la voie tunisienne, la plus prometteuse, pour privilégier des instances et des formules de transition que les oppositions ont favorisées dans les pays qui, dans le printemps arabe, ont sombré dans le chaos.
Toutes ces tactiques ont échoué et le symbole de cet échec fut l'incapacité d'empêcher la tenue de l'élection du 12 décembre dernier. Le bon sens aurait voulu qu'on en tire les leçons et qu'on accorde un minimum de crédit à la suggestion d'une structuration loin des démons des années 90. Il n'en fut rien parce qu'il n'a jamais été question de délibérer ouvertement sur l'adéquation des moyens ni sur les conséquences des actions qu'on entreprenait.
La convergence s'est maintenue parce que la fixation portait exclusivement sur la cause qu'on croyait juste et qui justifiait les moyens qui venaient à l'esprit instinctivement. Et ce qui est instinctivement venu à l'esprit fut de s'enfoncer dans une voie qui s'était pourtant déjà avérée sans issue.
C'est en ce sens et ce sens seulement qu'on doit comprendre l'un des ballons d'essai les plus récents lancés par la convergence de Sant'Egidio : la série bien orchestrée, très bien filmée, des accolades données à Ali Belhadj par Bouregaâ, Bouchachi et d'autres, ainsi que les propos tenus pendant la rencontre. Seul celui qui décide délibérément de regarder ailleurs peut nier que ce dont il s'agit c'est assurément la reproduction du contrat national avec les mêmes travers : un révisionnisme qui disculpe les islamistes radicaux, une lecture partielle réduisant toutes les questions politiques à la seule dimension du rapport du politique au militaire, et donc une alternative qui consiste à revendiquer le pouvoir sans élection.
Or, même aux yeux d'une personne qui estime, à juste titre d'ailleurs, que l'inclusion politique démocratique ne saurait tolérer l'exclusion des islamistes, la réhabilitation de Ali Belhadj est inacceptable sous le seul prétexte rhétorique qu'il aurait payé sa dette à la société, comme on le lit sur les réseaux sociaux. Ce point de vue aurait été légitime si Ali Belhadj avait clairement reconnu sa responsabilité directe dans le sang qui a coulé, s'il avait condamné la violence aveugle qui fut perpétrée au nom des idées qu'il a propagées, s'il avait eu le courage de porter un regard critique sur ces idées, etc. Aller lui rendre visite selon ses termes à lui (il n'y avait pas une seule femme parce qu'il n'aurait jamais été possible que la moindre femme soit présente) et accepter d'être mis en scène et filmé, le message est clair et c'est celui de la thèse révisionniste selon laquelle lui comme les islamistes radicaux des années 90 n'étaient que des victimes, et que, par conséquent, ils sont des alliés légitimes.
À ce révisionnisme fait écho une politisation des droits humains où les atteintes à la dignité humaine ne sont dénoncées que dans la stricte mesure où elles sont commises par des non-islamistes. Il n'en fallait que cela pour que l'étape suivante soit conforme à la logique des années 90, la violence armée en moins : l'escalade jusqu'à la paralysie du pays dans la stricte logique du jeu à somme nulle. Voilà le sens profond du fameux «Hirak du samedi».
Le danger est que les promesses d'une Algérie nouvelle, libre et démocratique soient compromises par cette volonté de solder de vieux comptes par la réhabilitation d'un acteur dont l'idéologie politique est fondamentalement opposée à la liberté et à la démocratie. D'autres l'ont tenté, en Syrie, en Egypte et en Turquie, et le résultat a été respectivement la barbarie meurtrière dans le cas de la Syrie, le cynisme des mécanismes constitutionnels formels mis au service d'un régime théocratique de fait dans le cas de l'Egypte des Frères musulmans, et l'autoritarisme, la guerre, et des prisonniers politiques par milliers dans le cas de la Turquie. La tendance récente de la convergence Sant'Egidio a de fait permis à un courant algérien, organiquement associé aux acteurs responsables de ces méfaits, de battre la mesure au mouvement populaire. L'escalade graduelle jusqu'à l'insurrection est en effet un mot d'ordre du mouvement islamiste Rachad. Or, Rachad est membre du Congrès de la Oumma (Mou'tamar el-oumma), une internationale islamiste téléguidée à partir d'Ankara, responsable entre autres de la radicalisation et de la violence en Libye et en Syrie.
Encore une fois, il s'agit d'une convergence. L'espoir persiste de voir le mouvement populaire se ressaisir et échapper à l'orientation sans issue qu'on a voulu lui imposer. Pour cela, il est nécessaire qu'il retrouve son originalité qui le situait au-delà des inerties héritées du passé, celle du pouvoir comme celle de l'opposition. Et se structurer dans la pluralité, c'est-à-dire dans le strict respect de la diversité idéologique, linguistique et identitaire qui caractérise la société algérienne. Car cette diversité n'est pas un fait temporaire susceptible d'être liquidé à la faveur de quelque victoire politique ultime. Cette diversité est constitutive du fait algérien et il faut en prendre la pleine mesure. Ainsi la séparation du militaire et du politique est une dimension fondamentale de la démocratisation à venir, mais ce n'est qu'une dimension d'une donne politique moléculaire qui en comporte deux autres dimensions solidaires entre elles et avec la première. Ces dimensions sont la séparation du religieux et du politique, et la séparation de l'identitaire du politique. Le tout forme en même temps une cause juste sauf aux yeux de quelqu'un qui ne souhaite pas l'édification d'un système démocratique.
Mais la fin associée à cette cause ne saurait en aucun cas justifier n'importe quel moyen. Sur la première dimension, de l'Espagne et de la Corée du Sud au Brésil et à la Grèce, partout des cas où l'armée a historiquement joué un rôle politique central, la démocratie a permis d'établir l'autorité d'un gouvernement démocratiquement élu sur les forces armées. Mais nulle part, la réforme des relations civils-militaires ne s'est produite contre l'institution militaire. Et si un jour elle devait se produire en Algérie, elle se ferait avec, non contre les forces armées. Ce n'est nullement d'une vision idyllique et fusionnelle qu'il s'agit. Elle ne signifie en aucun cas la fin des luttes politiques, ni l'absence de conflit. Elle ne se réduit pas non plus à un ensemble de tâches techniques. Elle nécessite cependant un sens du compromis reposant sur un seuil minimal de confiance. Et cette confiance ne peut s'établir que dans la mesure où de part et d'autre, on parvienne à faire preuve d'un sens élevé de responsabilité. La confrontation et l'escalade sont en ce sens l'exact contraire du sens de la responsabilité.
La même logique s'applique à la seconde dimension. Cela peut paraître à première vue paradoxal de dire que la séparation du religieux et du politique ne signifie pas nécessairement l'exclusion des islamistes. Le paradoxe s'estompe par les effets confluents de deux états d'esprit dont la sagesse se situe dans leur modération.
Le premier état d'esprit refuserait d'assimiler la séparation du religieux et du politique à quelque laïcité jacobine porteuse de toutes sortes d'exclusions pas moins répugnantes que celles du fondamentalisme religieux. Mais ce premier état d'esprit ne peut prévaloir qu'en puisant une force de légitimation dans le second état d'esprit qui, lui, concerne les islamistes. La modération des islamistes ne se mesure pas uniquement à leur rejet de la violence ni à leur disposition à accéder au pouvoir par des élections. Car cela ne garantit en rien un comportement respectueux de la diversité une fois au pouvoir. La Turquie, le cas le plus bénin et cependant déjà révélateur de la régression démocratique que l'islamisme peut causer, n'est qu'un exemple. Le fond du problème se trouve dans la doctrine de la souveraineté qu'on retrouve sous différents niveaux de rigidité dans tous les mouvements islamistes. Une souveraineté qui, pour reprendre les mots de Michel Foucault parlant de la souveraineté prémoderne, fonde le droit du souverain à faire mourir et laisser vivre. Ce droit prémoderne de vie et de mort sur les sujets (dans un tel système il ne saurait être question de citoyens) concentre la matrice qui génère le discours et les pratiques totalitaires de l'islamisme. Les islamistes se trompent s'ils pensent que c'est là un trait qui leur est exclusif. À vrai dire, ils ne font que reproduire une souveraineté qui a eu cours dans toutes les civilisations prémodernes. Et à l'inverse de ce qu'ils pensent, ce trait n'est absolument pas le prolongement inéluctable de l'Islam en tant religion dans le domaine politique. Le chemin reste long, mais les islamistes doivent prendre conscience que si tel est le cas, rien ne les empêche de générer, à partir des fondements culturels qui leur sont chers, les contours d'une souveraineté propre à la modernité où la tâche du souverain est de faire vivre et laisser mourir, pas le contraire. Après avoir dangereusement erré en tentant de détourner la révolution tunisienne vers une théocratie, les islamistes d'Ennahda semblent avoir engagé leur réflexion sur cette voie. Mais ils ne l'ont certainement pas fait parce qu'ils se trouvaient dans une situation similaire à celle de la convergence de Sant'Egidio où aucun compte ne leur était demandé. Au contraire, ils ont trouvé en face d'eux des forces organisées prêtes à les admettre dans le jeu politique démocratique, en même temps qu'elles étaient déterminées à les mettre systématiquement face à leur responsabilité.
Enfin, la troisième dimension, la séparation du politique et de l'identitaire ne se fera pas non plus contre ceux qui revendiquent la réhabilitation de leur identité culturelle ou linguistique, mais avec eux. Des trois dimensions, celle-ci est sans doute la plus évidente. Elle relève de l'inclusion la plus élémentaire. Les démocraties les plus avancées sont longtemps demeurées très imparfaites, et pour certaines le demeurent encore aujourd'hui, parce qu'elles ne parvenaient pas à reconnaître ce type de diversité. Mais le caractère incontestablement juste des revendications identitaires ne doit en aucun cas devenir une justification cynique de l'irrédentisme, ni un vecteur d'uniformisation identitaire.
Dans un projet national démocratique, l'identité des uns est toujours mieux servie lorsque le droit et les pratiques politiques la préservent non pas au nom d'une quelconque supériorité, mais au nom de son équivalence à toute autre identité revendiquée par d'autres compatriotes.
La politisation partisane de l'identité est en tout point similaire à la politisation de la religion ; elle est porteuse d'exclusion, de polarisation et finalement de sclérose politique.
L'alternative à l'escalade existe. Elle nécessite des leaders qui, comme Nelson Mandela, croient fermement en la justesse de leur cause, sont déterminés et courageux, en même temps que leur hauteur d'esprit, leur sagesse et leur sens de la responsabilité les amènent à ne jamais oublier que le leurs actes ont des conséquences.
M. C.
* Professeur de relations internationales au Collège des forces canadiennes, et senior fellow à l'Ecole des affaires publiques et internationales de l'Université York de Toronto.


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