Algérie

Quelques éléments d'analyse sur son riche répertoire L'oeuvre de Allaoua Zerouki passée au crible



Publié le 11.07.2023 dans le Quotidien l’Expression
Par Mohamed Bedreddine

Un seul titre fait l'exception: «Lehbab El Youm Kif Naâmel» enregistré en 1948 avec «Tilifun Ssonni Sonni» qui n'est pas disponible. Par ailleurs, Sadek Bala dans son étude indiquée précédemment, cite le chercheur Mehenna Mahfoufi qui affirme dans son ouvrage «chants kabyles de la guerre d'indépendance: Algérie 1954-1962» que: «la consultation de son catalogue à la Sacem montre qu'il fut l'auteur de plus de cinquante chansons. Parmi les titres retrouvés, on dénombre vingt titres chantés en kabyle et deux en arabe à savoir: «Lehbab El Youm Kif Naamel» et «Bent Bladi».
En outre, la majorité des oeuvres de Allaoua Zerouki (16 chansons sur 22) commence par un «Istikhbar». Cette technique acquise lors de son séjour à Béjaïa et suite à sa proximité avec le maître de la chanson andalouse Sadek Bjaoui, est brillement utilisée par l'artiste qui dispose d'une voix sublime. Cet «Istikhbar» qui constitue généralement une simple introduction, est devenu dans l'oeuvre de Allaoua Zerouki une partie presque essentielle de la chanson.
D'ailleurs l'examen de la durée consacrée à l'«Istikhbar» dans plusieurs de ses chansons constitue la moitié de leurs durées totales. À titre d'exemple 4,30mn de la durée totale de la chanson «Athaskourth» qui est de 9,55mn, est consacrée à l' «Istikhbar». Idem pour les chansons «Arebbi Lfedlik Moqar»: 3mn/6,09mn, «À Raiw3: 3,05mn/6,10mn, «Thavrats»: 2,30mn/5,12mn...etc.
Nous avons l'impression dans le cas de Allaoua Zerouki que l'Istikhbar sert à accrocher les auditeurs et non comme une introduction au sujet.
Sur le plan thématique, la grande partie des titres indiqués ci-dessus, traitent de la séparation endurée par le divorce avec son épouse et l'éloignement vis-à-vis de son pays. À travers les six titres consacrés à cette thématique, à savoir «AYitbir», «À Rayiw», «Yafroukh», «À Tha Ouliw», «El Haf Netsouth» et «Sidi Aich» l'artiste exprime son ancrage au pays et son attachement à sa culture et tente de revivre ce passé nostalgique à travers le chant. En prolongement de cette thématique on retrouve le sujet de l'émigration illustré par les titres tels que: «A Yaâziz atas ithezhid», «Lbabour Boulehouachi», «Tilifun Sonni Sonni», «Zehriw Yemouth», «Yaâchaq Di Lbal» dans lesquels il décrit les conditions de voyage, la vie en France et tous ce qui caractérise la vie des émigrés. Le chant sentimental est fortement présent dans le répertoire de Alaoua Zerouki et ce à travers plusieurs titres à savoir: «À Thaskourth», «Tabrats», «Yougui À Dioughal»,
«Netskhilek À Tir» et «Bent Bladi» dans lesquels il évoque une autre fois la douloureuse séparation avec son épouse.
Le reste des thèmes varie entre le chant patriotique illustré par deux titres «Loujab» et «Laâlam N Ldzayer» traitant respectivement du Chahid Amirouche et de l'indépendance de l'Algérie, ainsi que du chant religieux. Mais il faut souligner que tous ces thèmes abordés ne se présentent pas comme des oeuvres séparées et distinctes puisque dans le même titre on peut retrouver plus d'un thème d'où l'éventualité de traiter son répertoire comme un tout indissociable.

Chez Pathé Marconi
Doté d'une voix sublime, Allaoua Zerouki appelé «rossignol» par Pathé Marconi se distingue d'abord par cette voix «remarquablement timbrée juste et souple» comme le qualifie Mehenna Mahfoufi, et puis sa «parfaite maîtrise de la guitare». Ces qualités ont fait de Allaoua Zerouki un artiste disposant de «la puissance esthétique d'une écoute contemplative, émotive ou le cognitif n'a de sens que dans ce pouvoir d'envoutement mélodique». Ses textes et ses mélodies sont munis d'une charge émotionnelle et des images inspirées des scènes vécues capables d'accrocher l'auditeur au premier instant. Il ne faut guère s'étonner de voir ce chanteur considéré par le chercheur Mehenna Mahfoufi comme «l'un des plus grands représentants de la chanson algérienne de la période 1946-1967».

Une voix de ténor
En plus des caractères «timbrée» et «sublime» constatés sur la voix de Allaoua Zerouki, celle-ci se distingue par son registre de ténor connu généralement chez certains chanteurs d'opéra. Le mot «ténor» qui signifie selon le dictionnaire en ligne (www.lalanguefrancaise. com), la voix d'homme la plus élevée, est utilisée par les musiciens pour décrire une voix disposant d'une tessiture large qui commence de la note (SI) considérée comme une note grave /basse, jusqu'à la note (SOL) considérée comme la note la plus aigue (au-dessus de la portée). Sollicitant l'avis du musicien professionnel Kechroud Merzak exerçant actuellement la fonction de chef de département musique à la radio algérienne et après analyse du répertoire de Allaoua Zerouki, il affirme que ce grand artiste avait «une voix unique avec son registre de ténor léger ayant une large étendue vocale d'un timbre clair et envoutant, qui nous transporte dans l'univers de ses chansons avec sa diction si expressive et sa sensibilité musicale qui apparaît clairement grâce à son registre vocal de ténor léger». Toujours selon notre interlocuteur, le terme
«tTénor Léger» signifie «la tessiture la plus élevée» à l'exemple du chanteur italien Luciano Pavarotti. En d'autres termes, les rares chanteurs dotés de voix ténor sont ceux qui ont la capacité d'exprimer une large gamme de notes musicales (les notes qui varient des plus aigues aux plus graves/basses). Aussi, la voix «ténor» est classée au summum des voix masculines, elle est secondée par celles considérées «Basse» puis «Baryton». Quant aux voix féminines elles varient généralement entre «Alto», «Mezzo-soprano», et «Soprano».

Emprunts et néologisme
Quoique la majorité des textes de Allaoua Zerouki sont connus pour leur simplicité et leur terminologie inspirée principalement du langage courant, l'artiste a eu quand même à l'usage de l'emprunt dans certains cas telle que la chanson «Tilifun sonni sonni» où on retrouve plusieurs expressions de langue française insérées et adaptées au moule phonologique kabyle. Le recours à cette technique est justifié peut-être par le fait que cette chanson traite principalement du quotidien de l'émigration illustré par le langage en usage par les émigrés. On retrouve à titre d'exemple le mot «Tilifun» soit: téléphone qui porte le titre de la chanson, «Ravey» soit: réveil, «Afundri» soit: la fonderie, «Roplane» soit: Aéroplane/Avion et «Lkanza» soit: la quinzaine...etc.
Tilifun ssonni ssonni I waâziz di l pari
Llebsa ines d'azazu Akustim yerna frizi
Ravey ssonni ssonni I waâziz m ara âdi yakwi
Tiwura luzin lddint Lkhudma ines d'afundri
Lkhlas ines d elkanza Twiast awk mon cheri
Aroplane aalli aalli Abridim ar l' Algérie
Inas itaâzizth atsebar La Bastille tehkem felli
Yemma yemma aqli gefransa Di temdint ismis Paris
Tabrats i diyousan si tmurt Yewits id ouboustawi
Inas itaâzizth ma tsbar Lghorba tehkem felli
À rappeler que cette chanson est l'une des deux premiers titres enregistrés en 1948 chez Pathé Marconi, elle est inspirée de sa propre expérience et de son vécu au travail minier.
Ayant eu accès à l'éducation religieuse à la Zaoutya de Sidi Ahmed Ouyahia, l'artiste à acquis non seulement les rudiments de la langue arabe mais également de la religion et de la foi. Cette courte période de son enfance passée à la Zaouiya l'a marqué pour le reste de sa vie et ce malgré son émigration et sa pleine intégration dans la vie parisienne.

Attachement à son identité et sa religion
L'attachement aux us et coutumes de sa région natale ainsi qu'à ses valeurs est exprimé et réitéré à plusieurs reprises dans son répertoire. Au-delà des expressions implorant Dieu «llah llah» dans (tavrats),
«allah y rebbi» dans (Sidi Aich), «allah ya lwali» dans (lbabour), ainsi que les chansons telles que «Ay Agelid moulana», «Arebbi lfedhlik moqar», «lemdah n enbi» qui ont toutes une nette connotation religieuse, l'artiste cite nommément certaines fêtes et traditions comme celles de l'Aïd dans «Zehriw yemuth» et «Sidi Aich» comme des moments sacrés dont il est privé en raison de son installation en France.
Dans la chanson «Sidi Aich», l'artiste parle également avec passion d'une image connue chez lui à Amalou, notamment en été et lors de la saison des figues (Lekhrif) en disant:
Zhu n weqbaili di dunith... m ar t id thebaith
Ar lekhla a dawin lekhrif
Le bonheur d'un Kabyle dans ce monde...est d'être accompagné par son épouse
Au champ pour cueillir les figues.

Spontanéité, et simplicité
Nonobstant l'aspect esthétique et artistique manifesté brillement par l'artiste, son chant porte des caractéristiques multiples lui permettant d'être authentique. Comme le souligne Rachid Mokhtari, Allaoua Zerouki «a dit avec une sincérité rare ce qu'il a vécu dans sa vie la plus intime, mais aussi ce qu'ont enduré ses compatriotes émigrés». Ses textes décrivent avec une simplicité et spontanéité constatable, son quotidien et celui des émigrés en France ainsi que la vie au village qu'il évoque avec passion en souhaitant la retrouver un jour. Les images véhiculées à travers ses oeuvres sont fidèles à la réalité vécue et de ce fait, il contribue à faire connaître par la chanson son patrimoine culturel et identitaire.

Un répertoire poétique et musical «lyrico-épique»
Au-delà de la richesse et de la diversité constatées sur les oeuvres de Allaoua Zerouki, son répertoire poétique et musical est qualifié de «lyrico-épique» et ce compte tenu des aspects sémantiques et philosophiques qui caractérisent ses oeuvres. Le musicologue Abdelkader Bouazzara affirme dans une analyse effectuée sur les oeuvres de Allaoua Zerouki que celui-ci «porte un regard sensible sur sa vie avec toutes les influences du monde extérieur sur sa pensée et sa création musicale et poétique». La multitude de thèmes traités (l'exil et la double séparation avec sa femme et son pays, la nostalgie, la vie quotidienne au village, la Guerre de Libération nationale et la psalmodie - lemdeh) illustrent parfaitement le caractère «lyrique» de son répertoire qui de par sa définition consiste en «l'expression des sentiments ou d'émotions liés à des thèmes religieux ou existentiels». Le caractère «épique» quant à lui sert à «glorifier les héros et les défenseurs du sol et de la foi» illustré dans le répertoire de l'artiste par la chanson Loujab N Ouassen en hommage au chahid Amirouche.

La poésie de Si Muhend U Mhand
À l'écoute du répertoire de Allaoua Zerouki, on retrouve beaucoup de nostalgie et du désir de retrouver la vie au sein de son pays (Tamurt). Ces voeus sont souvent exprimés à travers le recours à des messagers ailés (À Yitbir, À Yafroukh, À Tir) qu'on retrouve largement dans la poésie de Si Mohand.
Ci- après des extraits des poèmes de Si Mohand et de Allaoua Zerouki:
Une autre trace de la poésie de Si Mohand dans le chant de Allaoua Zerouki figure dans la chanson «Loujav N Wassen» où l'artiste a eu recours à des bribes de vers de Si Mohand extraits du célèbre poème intitulé «tmut taâzizt ur nemzar» pour les greffer dans son texte en hommage au Chahid Amirouche.
Les deux textes se présentent comme suit:
À souligner que ce phénomène est courant entre artistes et poètes et ne diminue en rien de la qualité des oeuvres à condition que l'emprunt soit étudié et bien greffé au nouveau texte. La poésie de Si Mohand (décédé en 1906) a non seulement marqué son temps, mais également les générations qui lui ont succédé.

Conclusion
Cette évocation réalisée à l'occasion du 108eme anniversaire de la naissance de Allaoua Zerouki révèle ô combien sa biographie, sa discographie et son parcours artistique sont singuliers tant sur le plan musical que textuel. La beauté de sa voix, la charge émotionnelle de ses mélodies et la simplicité et sincérité de ses textes ont fait de lui un chanteur authentique et moderne.
Ses oeuvres constituant des tableaux inachevés, ont non seulement marqué leur temps, mais aussi contribué à la promotion et au développement de la chanson kabyle et Algérienne. Sa singularité réside dans le fait qu'il a greffé à la chanson andalouse des éléments à la fois modernes et du terroir ce qui a permis une belle et fidele expression de son quotidien, ses douleurs, ses sentiments et son identité.



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