Algérie

Quel sort pour le secteur public en Algérie '



L'avenir du secteur public industriel est, depuis quelques jours, à l'ordre du jour du débat économique national. La conjoncture économique du pays étant des plus difficiles, le débat ne porte plus, comme par le passé, sur la manière de redresser financièrement le secteur — l'Etat n'en a plus les moyens —, mais sur l'opportunité de le privatiser. Après avoir mis à la disposition du secteur des ressources financières colossales censées lui permettre de redresser durablement sa situation, les pouvoirs publics semblent se résigner à l'idée de rompre avec la pratique de l'assainissement permanent. Est-ce à dire qu'en matière de politique de développement, la rationalité économique tend à présent à s'imposer face à la logique clientéliste qui, de tout temps, a constamment guidé les actions économiques de l'Etat ' La question reste posée. L'intrusion du secteur public dans le débat économique nous fournit l'occasion de revenir, une nouvelle fois, sur le statut véritable de ce secteur en Algérie.L'entreprise publique, lieu de partage de la rente
Vieux et récurrent, le débat économique sur l'opportunité de recourir à l'assainissement financier des entreprises publiques est aujourd'hui vain et inutile. Revenir à ce débat, c'est verser dans l'économisme. Mais c'est aussi refuser de voir que, particulièrement dans notre pays, l'entreprise publique n'est pas un sujet économique.
En effet, cette dernière s'apparente davantage à un marché politique, non seulement parce que ses gestionnaires sont souvent nommés sur des bases clientélistes, mais aussi parce que ses recrutements, son fonctionnement et ses activités obéissent moins aux impératifs de rentabilité qu'aux interférences et interventions directes d'une multitude de centres de pouvoir politique.
Il est aujourd'hui unanimement admis que l'entreprise publique n'est pas ce lieu où la rationalité économique fait loi. Le secteur public est resté ce lieu où la gestion du capital peine à s'émanciper de la logique clientéliste qui traverse l'ensemble des rouages de l'économie. Comparée à ce qui prévalait dans les années 1970 et 1980, la situation du secteur public n'a fondamentalement pas changé.
Les entreprises publiques sont restées majoritairement déstructurées et bon nombre d'entre elles est structurellement déficitaire. Si elles arrivent à se maintenir en activité et à financer leur cycle d'exploitation, c'est, comme par le passé, grâce au recours systématique au découvert bancaire. Le mode de gestion des entreprises publiques n'a pas évolué ; ces dernières continuent toujours de subir les injonctions politico-administratives. Les entreprises publiques sont des entités davantage politiques qu'économiques. Les mesures à caractère juridique prises à partir de 1988 en vue de leur procurer davantage d'autonomie en matière de gestion se sont avérées vaines et purement formelles, puisque les fonds de participation, transformés ultérieurement en holdings publics, puis en sociétés de gestion des participations (SGP) de l'Etat, ne sont en réalité que des courroies de transmission des décisions des autorités politiques en charge des secteurs d'activité concernés. Pour ne prendre que cet aspect, le mode de désignation des responsables de l'ensemble des structures intervenant dans la gestion des portefeuilles publics (c'est-à-dire essentiellement la cooptation), et le caractère limité des prérogatives qui sont conférées à ces structures font que le secteur public est resté ce lieu où la gestion du capital s'apparente à une gestion des carrières et de la distribution de prébendes au profit de la clientèle politique du régime. La gestion des entreprises publiques n'a donc pas connu de changements notables par rapport à la situation qui prévalait dans le passé. Le statu quo et l'immobilisme qui y règnent font que la description qu'en fait Lahouari Addi dans L'impasse du populisme, bien qu'antérieure à la période dite des «réformes», demeure encore étonnamment valable de nos jours. Il va sans dire qu'une telle situation ne tient que parce le pays dispose de revenus pétroliers qui permettent de combler les déficits chroniques d'exploitation, expression de l'inefficacité économique de ces entreprises.
Il importe cependant de préciser ici que l'entreprise publique n'est pas, en tant qu'organisation, un agent rentier, à l'instar des autres acteurs de l'accumulation (capital privé national, capital étranger). En tant qu'entité économique (si tant est qu'on puisse la considérer comme telle), elle n'a pas pour mobile le captage de la rente. Ce dernier s'opère à l'intérieur de l'organisation et est l'œuvre d'individus ou de groupes d'individus qui instrumentalisent l'arrangement institutionnel qui commande le fonctionnement de l'entreprise publique pour opérer des ponctions sur les ressources de l'organisation. Le déficit structurel de l'entreprise publique apparaît, de ce point de vue, comme l'expression d'un transfert de ressources qui s'opère aussi à l'échelle interne, c'est-à-dire à l'intérieur même de l'organisation.
L'immobilisme en guise de changement
En matière de réforme, le statu quo est tel que d'aucuns s'interrogent encore sur la nature et le contenu de l'orientation économique actuelle du pays.
S'agit-il d'un patriotisme économique légitime, comme certains ont tendance à le croire, ou plutôt d'un maintien des pratiques éculées de l'étatisme ravageur ' Il n'est pas besoin de relever beaucoup d'éléments pour se prononcer sur l'ampleur de l'immobilisme en vigueur : le statut du secteur public en est le plus emblématique. C'est sur ce terrain particulièrement que le populisme et l'étatisme semblent en effet faire le plus de résistance et que le curseur du changement tarde encore à se poser. Le discours officiel sur le traitement à réserver au secteur public peine manifestement à prendre la forme d'une pratique cohérente, au point où, dans un passé récent, à une privatisation improvisée de nombre d'entités économiques publiques a succédé, sans transition, une volonté assumée de réhabiliter le secteur public industriel comme principal outil de développement économique.
Les arbitrages politiques en matière de gestion du secteur public continuent à balancer entre un étatisme populiste stérile et un libéralisme puéril. Lieu où pullulent les comportements de gaspillage, de gabegie et de corruption ; traversé, comme aucun autre espace public, par la logique clientéliste ; faisant supporter à la collectivité le coût de ses déficits dont personne n'ose imaginer ou dire le montant — qui connaît d'ailleurs le montant du découvert bancaire du secteur ' —, le secteur public est le lieu où l'immobilisme a été érigé en règle de gestion. De tous les secteurs d'activité économique, le secteur public est en effet le seul, depuis le début des années 90, à avoir gardé pratiquement la même configuration de fonctionnement et les mêmes «travers» de non-gestion. Dans ces conditions, son maintien (et sa réhabilitation quand les ressources financières du pays le permettent) n'aurait de signification que si on l'inscrit en droite ligne de la logique populiste-clientéliste qui anime l'action de l'Etat, logique selon laquelle l'existence d'un secteur public n'a d'intérêt que si l'on en fait un instrument de distribution de prébendes à la clientèle politique, un lieu de négation du conflit capital-travail (d'où le refus tenace d'admettre l'autonomie des organisations syndicales) et un guichet qui sert de lieu de distribution indirecte de la rente, sous forme de «salaires» et autres avantages.
Par ailleurs, la pratique du sauvetage récurrent du secteur public, outre qu'elle indique l'incapacité du décideur à se départir de la conception populiste de l'économie, signifie le refus obstiné de la réhabilitation du travail comme institution centrale de toute dynamique projetée de croissance économique. Dans le contexte mondial actuel caractérisé par l'exacerbation de la concurrence, à travers notamment l'adaptation des configurations institutionnelles du rapport salarial prévalant dans chaque pays, il est illusoire d'espérer un décollage économique fiable et durable en misant sur un secteur public dont on sait que le fonctionnement repose fondamentalement sur une configuration clientéliste du rapport salarial.
La difficulté est que lorsque les disponibilités financières sont abondantes, l'Etat est, pour des considérations essentiellement politiques, incité à recourir aux pratiques qui font l'essence même du populisme et du clientélisme. Cela est particulièrement vrai des choix en matière d'industrie. La réhabilitation de l'activité industrielle, impératif dans le contexte présent de l'économie où le déclin industriel prend des proportions inquiétantes, ne paraît cependant plus être aujourd'hui un objectif réalisable si l'on continue à en envisager la concrétisation par le biais du secteur public. Traversé continuellement par la logique clientéliste, ce dernier est foncièrement inapte à construire des arrangements organisationnels internes à même de lui permettre de survivre dans un environnement institutionnel externe des plus hostiles. Faute de subventions budgétaires, le secteur public n'est point viable, a fortiori dans un environnement où, du fait de l'exacerbation de la concurrence (relativement à la situation qui a prévalu jusque-là ), toutes les organisations économiques sont amenées à fonctionner à la marge. Certaines des mesures préconisées ces dernières années en matière de politique industrielle nous incitent à penser que le pays peine à rompre avec les schémas du passé. Effacer les dettes des entreprises dont les déficits sont structurels, les maintenir artificiellement en vie, laisser filer leur découvert sans réagir, en sont quelques-unes des meilleures illustrations. L'expérience de certains pays rentiers montre pourtant que si l'Etat doit peser sur l'orientation du système productif, il n'est pas forcément nécessaire que cela passe par l'exercice d'un contrôle direct sur la production, comme cela a souvent été tenté grâce à la mise en place et l'entretien, grâce à la rente, d'un secteur public étendu.
L'industrialisation est un objectif que beaucoup de pays anciennement attardés ont réussi à atteindre (Corée du Sud, Inde, Chine, Brésil”?). Leur expérience montre cependant qu'une politique industrielle volontariste est tout à fait compatible avec la mobilisation du secteur privé. Dans certains cas, c'est même l'alliance capital privé-Etat qui a constitué l'élément moteur du décollage économique. Cependant, préconiser une telle alliance dans le contexte présent de l'Algérie, c'est manifestement sous-estimer le poids du conformisme idéologique dans le processus de prise de décision. Source de blocage du changement économique et social, le conformisme idéologique trouve son expression économique la plus éclatante dans l'entretien, à coups de milliards de dinars de subventions, d'un secteur public structurellement déficitaire.
Quid de l'avenir '
La polémique suscitée par l'adoption de la charte sur le PPP témoigne, par-delà la question, importante, liée à la légitimité des acteurs, de la difficulté de construire un compromis social crédible sur la nécessité de rompre avec les pratiques du passé. N'étant plus en mesure de mettre des moyens financiers conséquents à la disposition du secteur public afin de financer son «déficit», l'Etat est tenu cependant de trouver des solutions.
En l'absence d'une légitimité politique, le secteur public industriel continuera d'être instrumentalisé comme ressource dans la compétition politique. Pour faire face aux problèmes du chômage et relever le défi de la croissance économique, rien n'indique que l'Etat renoncera à recourir dans les mois à venir aux méthodes qu'il a toujours affectionnées, c'est-à-dire les méthodes les plus simplistes, les plus archaïques, les plus coûteuses et, économiquement, les moins efficaces.
Espérer réduire le chômage en injectant de l'argent public dans des projets d'investissements «productifs», dont l'opportunité est décidée par l'Administration et dont la concrétisation est confiée à des entités publiques boiteuses, est une démarche qui trahit une conception «primitive» de l'économie, conception qui se résume à l'idée selon laquelle il suffit de réunir les éléments physiques constitutifs de la combinaison productive pour que cette dernière se mette à agir dans le sens souhaité et produire, ainsi, les effets escomptés. Bien que l'expérience ait montré le caractère puéril d'une telle conception, nos décideurs politiques s'obstinent à reconduire les pratiques qui en découlent. Reproduire en 2018 des pratiques qui avaient cours dans les années 1970 témoigne d'une incapacité à concevoir des solutions en rupture avec les méthodes archaïques du passé. L'archaïsme réside, en l'occurrence, dans la croyance que l'entreprise publique peut encore constituer un outil de croissance, alors même que les promoteurs les plus zélés de l'étatisme admettent volontiers, aujourd'hui, que l'entreprise publique n'est utile que si elle sert à autre chose qu'à produire du profit.
S.'b.
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* Enseignant à l'Université de Tizi-Ouzou. Auteur de La crise du régime rentier – Essai sur une Algérie qui stagne, éditions Frantz-Fanon, 2017.


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