Souvent,
l'obligation d'humilité s'impose au présent chroniqueur. Cela peut arriver à la
lecture d'un article ou d'un reportage qui forcent l'admiration et renvoient l'écrivant-plumitif au statut, certes pas honteux, de lecteur
subjugué et impressionné. Cela peut aussi arriver lorsque survient un événement
inattendu que personne, et certainement pas la grande famille omnisciente de la
presse, n'a été capable de prédire voire-même
d'identifier à temps comme ce fut le cas avec le Printemps arabe ou la crise
financière qui n'en finit pas d'ébranler le monde.
On peut être aussi
forcé à l'humilité lorsque l'on se retrouve en face de personnes connues
(intellectuels, écrivains, artistes,…) au parcours exceptionnel ou, à
l'inverse, en face d'anonymes ayant enduré le pire tout en restant dignes et
capables de se projeter au-delà de leur propre sort. Je pense notamment à ces harragas tunisiens qu'il m'arrive de rencontrer dans les
rues de Paris et pour qui le risque d'être arrêtés et expulsés sans ménagement
par la police française n'est rien en comparaison de ce que fut leur peur de
mourir noyés au large de la
Sicile.
Dans tous ces
cas, on ressent la nécessité impérieuse de réfléchir à la manière dont on
pratique son métier et l'on est aussi obligé, par décence, de relativiser ses
propres soucis et insatisfactions. C'est ce que j'ai ressenti en fin de semaine
dernière en assistant à une rencontre entre des journalistes et un large public
composé notamment de lycéens enthousiastes (*). Que l'on se rassure, je
n'entends pas m'engager dans ces longues digressions de journalistes qui se
regardent le nombril en se demandant avec angoisse comment va évoluer leur
profession, oubliant au passage de s'attarder sur le sort peu enviable de
dizaines de milliers de pigistes-prolétaires qui
courent le feuillet mal payé.
En fait, il
s'agit pour moi d'évoquer quatre confrères dont la trajectoire parlera
certainement à nombre de collègues algériens qui savent ce que cela signifie de
risquer sa vie ou sa liberté en raison de ses écrits. L'Italien Lirio Abbate, les Russes Vladimir Ivanidze
et Oleg Kachine ainsi que le Mexicain Alejandro Gutierrez ont ceci de
commun qu'ils ont tous enquêté et écrit sur les agissements et crimes des
mafias de leurs pays sans oublier les compromissions de leurs propres
dirigeants politiques. Tous le payent chèrement. Abbate vit sous protection
policière permanente et a échappé à un attentat à l'explosif. Kachine a été agressé et grièvement blessé en 2010 tandis
qu'Ivanidze a été obligé de quitter la Russie. Quant à Gutierrez, menacé, il a été forcé de quitter en urgence Ciudad Juárez, ville mexicaine
tristement célèbre pour les affrontements sanglants entre narcotrafiquants et
les meurtres non-élucidés de dizaines de femmes. Pour
ces enquêteurs qui paient de leur personne dans ce combat inégal, et souvent
ingrat, il ne s'agit pas de jouer au Zorro ni de se prendre pour un super-héros, mais de « faire ce qui est juste et normal en
témoignant » comme l'a si bien dit Oleg Kachine.
Mais témoigner pour quoi, pour qui ? me suis-je demandé en les écoutant parler de leur vie et de
leur métier. Pour informer un lectorat blasé, convaincu qu'il n'y a pas
grand-chose à faire contre l'emprise mafieuse ? Pour informer des opinions
publiques trop souvent promptes à pardonner leurs crimes à des politiques
notoirement compromis avec les mafias ? Des politiques qui peuvent bien être
condamnés par la justice, ce qui ne les empêche pas de refaire un retour
triomphal et d'être réélus… En Italie ou au Mexique, mais aussi en France, la «
prime à la casserole » est une réalité qui peut pousser l'enquêteur à
désespérer de son métier. Tant de risques pour rien… Mais le journaliste n'est
pas un justicier. Son rôle est d'informer, pas de se substituer à la justice ou
aux politiques à qui revient la charge de défendre les valeurs d'un pays.
« La Russie vit une situation
d'occupation par la mafia », a expliqué Vladimir Ivanidze.
Cette évocation d'un pays « envahi » par la mafia laquelle infiltre jour après
jour les rouages et institutions de l'Etat parle
d'elle-même. Lirio Abbate et Alejandro
Gutierrez ont ainsi estimé qu'elle s'appliquait aussi
à l'Italie et au Mexique. Comment alors ne pas penser à tous ces pays,
notamment occidentaux mais aussi arabes, qui se croient à l'abri mais qui sont
petit à petit gangrénés par l'argent sale. Complicité
des milieux politiques mais aussi des milieux d'affaires – qui dit mafia dit
blanchiment d'argent et donc banques complaisantes-permettent
à l'hydre de s'étendre et de prendre un aspect respectable.
En écoutant ces
quatre hommes, je me suis souvenu du propos d'un intellectuel français lors
d'une séance de travail consacrée à la croyance. « Je crois en l'existence du
diable ; d'un principe maléfique et d'une puissance active qui enrayent l'ordre
normal des choses », avait-il expliqué. A regarder le monde, et l'expansion
croissante des mafias, qu'elles soient russes, italiennes, mexicaines ou
autres, on se dit que cet intellectuel n'a pas tort. Partout, l'argent de la
drogue, des trafics d'humains, de la contrefaçon et de la contrebande d'armes,
s'insère dans les circuits économiques, financiers mais aussi politiques et
sociaux. Dans le même temps, la « face légale de la mafia », comprendre les
politiciens mafieux, s'emploie à faire taire les journalistes qui enquêtent.
Elle le fait par la violence, par le contrôle économique des médias ou par
l'élaboration de lois qui restreignent la liberté d'expression.
Face aux mafias qui prospèrent, l'une des
armes est la liberté de la presse. Faire adopter des législations restrictives
qui permettent, entre autre, d'emprisonner un journaliste en raison de ses
écrits, signifie donc que l'on permet délibérément aux mafias de prospérer. La
question est simple. Qu'est-ce qu'un « délit de presse » si ce n'est la volonté
des autorités politiques de faire taire la vérité et de se prémunir contre la
publication d'informations gênantes ? Quand un pouvoir embastille les
journalistes qui ont l'heur de lui déplaire, quand il écoute leurs
conversations téléphoniques, quand il cherche à connaître leurs sources – en
faisant appel aux services secrets , cela signifie alors que la porte est
grande ouverte à toutes les dérives. Cela signifie que les mafias sauront tôt
ou tard, si elles ne le font pas déjà, tirer profit de ces atteintes à la
liberté d'expression et au droit d'informer. Cela veut dire que c'est la
démocratie et l'Etat de droit que l'on tue à petit feu. Le monde, et pas
seulement la presse, a besoin de gens comme Abbate, Gutierrez,
Ivanidze et Kachine. Ils
sont une précieuse ligne de défense, fut-elle fragile, contre un mal qui ne
cesse de s'étendre.
(*) Les Tribunes
de la Presse,
organisées par la
Région Aquitaine et l'hebdomadaire Courrier International,
Arcachon (du 30 septembre au 2 octobre 2011).
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 06/10/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Akram Belkaid: Paris
Source : www.lequotidien-oran.com