Algérie

Quarante ans après, ils ont revu Oran et leurs vieux copains :



Quarante ans après, ils ont revu Oran et leurs vieux copains :

19 mars 1962. 19 mars 2002. Quarante ans. Aujourd'hui, le devoir de mémoire et le pouvoir des images font de cet anniversaire un
exercice de vérité. Une vérité bonne à savoir quand bien même ses mots (tortures, massacres, trahisons) et plus encore ses photos sont
souvent insupportables. Une vérité qui permet de tourner une page sans l'ignorer, de nouer des liens plus étroits entre deux pays riverains
de la même Méditerranée. Toulouse n'est jamais qu'à une heure et vingt minutes de vol d'Oran.
L'envoyé spécial de « La Dépêche du dimanche » a proposé de ramener à ORAN un couple de rapatriés originaires du Tarn et du Lot.
Quarante ans après. C'est le récit de ce retour, la (re)découverte de leur pays qui est devenu un autre pays, que nous racontons ci-dessous.
Un reportage de Pascal JALABERT
L'autre matin, Jean-Paul et Andrée TADDEI sont revenus « là-bas ». Il pleut depuis trois jours sur l'Oranie. Des flaques vastes comme des
mares, rougies de terre, menacent de couper l'autoroute entre Oran et HASSI-MEFSOUK (ndlr : ex RENAN), le village natal de Jean-Paul. La
France l'avait baptisé du nom de l'écrivain français Ernest RENAN. A d'autres « bleds », un préfet ou un évêque attribuait un nom de saint
(SAINT-CLOUD, SAINT- MAUR), de général ou de président de la République (Gaston-DOUMERGUE).
Entre ORAN et RENAN, la vieille route n'existe plus. Les vignes ont disparu et des villages ont poussé. De part et d'autre de l'autoroute,
sillonnée par les autobus qui relient ces nouvelles banlieues lointaines à la ville, des minarets dépassent des champs verdis par les pluies de
l'hiver. RENAN, « village dominé par le blanc clocher de son église, est entouré d'un terroir créé par les Européens », écrivait l'instituteur en
1958. Dans cette plaine, brûlante l'été « même sous les arbres », cinq générations de Français avaient planté des milliers de ceps. Au port
d'ARZEW tout proche, on remplissait les pinardiers avec un vin qui titrait 14°. Il était vidé à SETE, coupait les vins du Languedoc et semait la
colère dans le Midi. « Mon père possédait quelques arpents, et pour arrondir les fins de mois, il était courtier. Il mettait en contact les
propriétaires d'ici avec les négociants de BEZIERS et de NARBONNE », se souvient Jean-Paul TADDEI. Il a quitté RENAN et l'Algérie française
en 1961 à 22 ans, juste après son mariage à la mairie de HAMAM-BOU-HADJAR, le village d'Andrée, son épouse, et à l'église Saint- Esprit
d'ORAN.

Ils sont revenus, à bord d'un cargo, pendant l'été 1963, rendre visite aux parents d'Andrée qui avaient décidé de s'accrocher à leurs vignes,
malgré « le massacre des colons ». Le 5 juillet 1962, dans la nuit, 800 colons ont disparu. Le lendemain, ils étaient des milliers sur le port,
assis sur des malles, valises à la main, à attendre des bateaux. Le préfet en demandait dans toute l'Afrique du Nord. La nationalisation des
terres a chassé définitivement les derniers en 1964.
En France, dans les années 1960, Jean-Paul a bûché dur à la fac de Montpellier où l'on n'aimait guère les pieds-noirs; il vient de terminer sa
carrière de prof d'anglais et de principal de collège en Corse et se retire à GREZELS, dans le Lot, où il a écrit un livre sur son Algérie [« Les
secrets douloureux que cachent les Dieux » aux éditions l'Harmattan].
« Ma maison!... »
« Ce retour, j'y ai songé pendant des années; j'en pleurais la nuit pendant mes insomnies... On arrive ».
A l'entrée du village, le stade n'a pas changé, avec ses murs en ciment troués et son terrain pelé. Le glorieux RAC, le Renan Athlétic club a
laissé la place au B. S. HASSI-MEFSSOUK. « On clouait trois languettes de cuir sous les chaussures juste avant les matches pour éviter de
déraper. Je me demande comment mon genou n'est pas encore rouge tellement il s'est frotté à cette terre ». En face, les cuves démontées
mais le fronton intact, la cave-coop désaffectée sert à stocker du matériel.
« Ma maison est à 300 mètres »... La route continue entre deux rangées de constructions aux allures de cubes de briques et de parpaing,
accrochés et empilés de façon désordonnée. Des ferrailles dépassent des murs, donnant une impression de chantier mal terminé malgré les
paraboles.
Au rez-de-chaussée, en général, une boutique a été ouverte. Au dessus, le nombre de niveaux varie selon la taille de la famille ou la fortune
du propriétaire. « Méconnaissable. Le village est méconnaissable. Entre le stade et chez nous, il n'y avait rien ». La gorge serrée, le visage
collé à la vitre, Jean-Paul scrute une à une les habitations comme s'il avait peur de manquer sa maison. Ou pire, qu'elle ait été détruite.
« La voilà. J'ai failli ne pas la retrouver ». C'est une vraie maison avec un toit pentu, une façade rouge coincée entre deux bâtisses plus
hautes. Un pavillon « douce France » des années 30. Un muret et un portail de fer cachent l'entrée. Un homme ouvre. « Soyez le bienvenu».
Il n'a pas connu le père de Jean-Paul. Originaire de TLEMCEN, une grande ville plus à l'Ouest, il est arrivé à HASSIMEFSOUK dans les années
80. Jean- Paul entre sans un mot. Il n'avait pas le souvenir d'un couloir aussi large. Il continue, seul avec l'actuel propriétaire qui le guide
d'une pièce à l'autre. La cheminée, la cour à l'arrière, la cuisine... Jean-Paul voudrait remercier. Mais ni les mots, ni les larmes ne
parviennent à sortir. Andrée prend des photos.

Déjà, un brouhaha monte de la rue. Du monde attend devant la porte. En tête du groupe, s'avancent Mohamed SEMMACHE, le maire, et un
homme de petite taille, avec un bonnet rouge et une veste en cuir noir à peine élimée: «Tu te rappelles, Jean Paul ? Je suis Taïeb
BENHAOUDA » Ils s'embrassent, se glissent dans un coin, rigolent, discutent. « Ahmed, tu te rappelles? Il est mort ». « Celui-là, je n'ai plus
de nouvelles ». « Et mon frère ». Jean-Paul glisse quelques expressions en arabe. Ils rient.
Le maire prend la parole: « On vous attendait. On va vous recevoir officiellement à la mairie. Vous verrez, elle est toujours au même
endroit». Elle s'appelle maintenant l'Assemblée populaire communale. Le drapeau vert et blanc au croissant rouge est hissé sur le fronton,
au dessus d'un jardin fleuri qui a remplacé l'esplanade où l'on organisait les bals populaires.

En face, il y avait l'église. Quelques coups de masse pour étêter le clocher, de la peinture jaune et verte pour donner des couleurs l'ont
transformée en mosquée (ndlr : cloches transférées à St-Luc de BREST). Une cigogne niche au sommet du minaret. A côté, le « café de la
place » tout blanc a disparu, mais un autre est installé un peu plus loin avec des murs « bleu Pepsi-Cola », des tables de dominos pour les
anciens et des jeux électroniques pour les jeunes.
C'est maintenant une foule compacte qui entoure Jean-Paul et Andrée dans la « grand rue ». Même les jeunes aux casquettes longues et
aux survêtements bouffants regardent et écoutent avec curiosité.

« Ton père... »
« Seuls les morts et ceux qui sont en France ne sont pas venus pour t'accueillir », lance Bachir, moustache grise, habillé en décontracté,
comme un retraité de chez nous, « Moi aussi, Jean-Paul, j'ai quitté le village dans les années 60, juste après toi ». A l'époque, les aciéries du
Creusot recrutaient à ORAN. Les enfants de Bachir font leur vie en France et lui, avec sa retraite de Creusot-Loire, la partage entre sa maison
du côté de GUEUGNON et son village. Boadbdallah, le bavard (à l'école, il était doué à l'oral, il est devenu instituteur) raconte:
« Aujourd'hui, il y a deux événements dans notre village : il pleut depuis trois jours et c'est le premier retour d'un pied- noir! Jean-Paul, il
faut que tu saches que ton père, c'était le défenseur des ouvriers. Combien de fois, on l'a vu aider nos parents pour des papiers à ORAN. Tu
te souviens de l'instituteur Monsieur GUTTIEREZ? « Il avait raison de nous donner des raclées ».
Ils l'aimaient. Les classes étaient deux fois mixtes, avec les filles et les garçons des petits propriétaires-vignerons européens et les fils de
leurs ouvriers musulmans. La classe était la même pour tous. Leurs ancêtres étaient tous gaulois et à la récré, dans la poussière ensoleillée
des matches de foot improvisés, il n'y avait pas de pieds-noirs et d'arabes mais juste des copains.
D'ailleurs, l'école est intacte: deux buts au milieu de la cour goudronnée, des arcades peintes en jaune et le préau sombre qui protégeait
des grosses chaleurs.
Jean-Paul, à son tour, improvise un discours, la gorge serrée. « C'est une plaie à refermer, une souffrance à évacuer. Maintenant, la France
et l'Algérie ont un avenir à préparer ». Tous applaudissent. Les copains l'étreignent.

A la mairie, sous la photo du président BOUTEFLIKA, le maire ouvre le livre d'un érudit local qui raconte l'histoire de RENAN de 1848 à 1958.
La famille de Jean-Paul figure parmi les premiers arrivants en 1850. En 1871, avec l'installation des SCHMIDT, des HIRSCH et des WEBER
fuyant l'Alsace allemande, la population double. Au début du 20e
siècle, les noms des fonctionnaires sonnent ariégeois ou tarnais. Puis,
dans les années 20 et surtout en 1936, s'installent des cohortes de GUTTIEREZ et de GARCIA, Espagnols exilés vers le Sud par l'avancée des
franquistes en Espagne. En général, ces Andalous devenaient artisans. En 1958, le village compte 329 Européens dont 30 % d'agriculteurs, et
475 musulmans, tous ouvriers agricoles. « Nous sommes 7 425 actuellement », indique le maire, tout aussi précis. A l'image de l'Algérie
indépendante (9 millions d'habitants en 1962, 34 millions en 2001), HASSI-MEFSOUK a grandi dans la démesure démographique, la richesse
du pétrole (le terminal d'ARZEW est tout proche) et a connu les horreurs du terrorisme. L'ancien maire, Hocine, a été assassiné il y a neuf
ans, abattu par les intégristes qui avaient promis la mort à qui occuperait la fonction. Il a payé son courage de sa vie. « C'était un ami que je
connaissais. On s'était écrit, téléphoné et un jour je n'ai plus eu de nouvelles », leur raconte Jean-Paul.




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