Quand le passé devient un fardeau

Publié dernièrement aux édition Barzakh, 1994 est le titre du troisième roman du journaliste et auteur Adlène Meddi, qui pourrait, à bien des égards, passer pour une ?uvre écrite durant la décennie noire, tant les soigneux détails et l'atmosphère qui s'en dégage s'y prêtent. Mais loin de vouloir raviver les meurtrissures d'une Algérie qui a vu sa terre, malgré elle, s'abreuver de sang, 1994 est aussi un saisissant thriller psychologique, qui joue et se joue des codes du genre sans jamais tomber dans les clichés. Amin, "héros" du roman, pourrait passer pour un banal lycéen en cette période. Un jeune homme qui aime profiter de la vie, s'éclater avec sa bande d'amis ou draguer les filles. Sauf que lorsqu'on porte le patronyme "Sellami", on n'a pas le droit à l'erreur. Zoubir Sellami, général au sein des services spéciaux de l'armée, est le personnage manichéen par excellence. Père omniprésent, envahissant, sans états d'âme, souvent il est d'ailleurs appelé "la mort", le "cowboy" par ses collaborateurs et subalternes, qui le craignent plus qu'ils ne le respectent. L'erreur, ou plutôt la faute arrivera plutôt que prévu pour Amin, qui, au crépuscule de son adolescence, commettra l'irréparable à "El Papass", avec ses acolytes d'un groupe clandestin de lutte antiterroriste, dont Sidali, l'impulsif mais attentionné ami d'enfance et fils de Farès, ennemi juré de Zoubir depuis la guerre de libération, Nawfel et Farouk, les autres gosses de riches du lycée Abane-Ramdane. Si Zoubir, de son vivant, aura tout fait pour camoufler les agissements des lycéens, non sans un sinistre mépris et indifférence envers son rejeton, il n'en sera pas de même après la mort du "cowboy", dont la disparition, au milieu des années 2000, fera remonter à la surface de dangereuses inimitiés et sonnera le glas d'un semblant de répit. D'abord en détruisant les fragiles vies que menèrent depuis "l'incident" Sidali en exil forcé à Marseille puis en Corse, où, avec sa blondeur aidant, s'entoura d'un solide noyau de nationalistes-mafieux. Mais surtout celle d'Amin, qui, à l'instant même où on enterrait son paternel, plongera dans un deuil forcé et déchaînera, dans sa quête de vérité, ses démons intérieurs. Mais à quel prix ' Ses remords et sa vengeance posthume sur le tout-puissant Zoubir le transformeront en un être errant, anéantissant au passage les vies de ceux qui l'ont aimé, à l'image de sa mère et de son ancienne copine, Kahina. À cheval entre le roman policier et le thriller psychologique, 1994 nous entraîne dans les entrailles d'un monde inconnu pour le commun des mortels. De l'atmosphère glauque de l'asile psychiatrique et l'instabilité mentale d'Amin, des rapports de son médecin et les menaces auxquelles elle fera face, eu égard au statut de son patient. À la rébellion de ce dernier, attisée par une jeunesse sans repère paternel, bien que Zoubir ait incarné, dans le foyer des Sellami, discipline et rigueur. Mais en réalité, malgré toutes leurs différences, nous découvrons qu'Amin ressemble à bien des égards à ce père qu'il hait tant. Tous deux sont le produit d'une guerre dans laquelle ils ont été embarqués, qui leur a soudainement détruit leur jeunesse. D'abord le père, pur produit de la guerre de libération, puis cerveau des opérations anti-terroristes des années 90, puis ce fils, en apparence obéissant et craintif, qui devient le bourreau et la victime d'un conflit qui aura dépassé tout entendement. Avec un style brut, à l'image de son contexte finalement, 1994 aborde la guerre civile algérienne d'une façon originale, avec une grande importance accordée aux détails, notamment lors des opérations menées par les services secrets, sur fond d'un conflit familial et intergénérationnel.Yasmine Azzouz
Roman "1994", de Adlène Meddi, éditions Barzakh, 345 pages, 900 DA, 2017.