Algérie

Quand le corbeau tenta de marcher comme la colombe


L'inexorable pression de l'entourage contraint l'être le plus réfractaire à adopter, malgré lui, des attitudes et des comportements que lui-même ne cessait de dénoncer il y a si peu et qu'il essaie crânement de combattre. Il lui arrive d'espérer au moins un répit sinon un semblant de report afin de se préparer avec le moins de dégâts psychologiques à l'inéluctable échéance qu'il ne peut plus ignorer. Il lui faudrait bien se réveiller de ses illusions avant l'arrivée de la grande vague qui emportera les dernières fortifications de sa résistance. Il finira par abdiquer et rentrer gentiment dans les rangs en se conformant au nouvel art de vivre. A part quelques poches encore épargnées où de petits foyers d'irréductibles mènent vainement un épique combat d'arrière-garde contre de curieuses valeurs qui sont en train de remodeler nos valeurs ancestrales, le reste de la société s'est rendu avec armes et bagages à la dictature du veau d'or et de l'ostentation. Le poids des valeurs spirituelles s'estompe. Les règles de conduite laborieusement mises en place par des siècles de coexistence pour codifier les comportements et protéger la communauté contre toute forme d'excès ou de déviance s'effilochent devant la froideur de l'individualisme. On ne voit plus les choses avec le même regard et les situations qui auraient paru jadis absurdes font partie désormais du décor coutumier. Le fait par exemple de filmer quelqu'un en train de rendre l'âme, sur son lit de mort, ou la descente du corps dans la tombe et son ensevelissement, qu'on justifie impudemment par le souci de constituer un genre de vidéothèque pour l'information de ceux qui n'ont pu assister à l'événement mais surtout pour la postérité ! Passe encore des prises de vues du cortège funèbre, mais de là à violer certaines intimités de la vie de l'être humain où la charge émotionnelle est à son paroxysme semble pour le moins assez saugrenu ! De retour du cimetière au domicile mortuaire, on se rue sans aucune retenue, ni fausse convenance sur des tables chargées de friandises et de boissons en attendant généralement le dîner où les cordons bleus de la maison mettent tout leur savoir-faire dans la préparation des meilleurs plats dans toutes leurs diversités et leurs finesses *. Pendant qu'une cassette audio essaie de sauver les apparences en récitant quelque sourate inaudible dans la cacophonie ambiante, on discute de tout et de rien sauf de l'objet de la rencontre qu'on a enterré avec le disparu. Hormis les personnes très proches du défunt, les autres n'observent même pas le devoir de réserve. Le festin, où l'on se rendra surtout pour ripailler sans aucune pudeur, présentant, au passage, et d'une manière mécaniste, ses condoléances attristées, durera une semaine, des fois plus, si le statut social de la famille éplorée l'exige. Standing oblige ! Que sont donc devenues les traditionnelles obsèques empruntes de piété et de dignité où toute la communauté compatissait sincèrement à la douleur et prenait en charge aussi bien les activités nécessaires que les dépenses que peut occasionner le drame et qui n'ont jamais dépassé le seuil du raisonnable ? Quand les talebs commençaient à psalmodier le saint Coran après un frugal repas, on entendrait une mouche volée, tant l'atmosphère était empreinte de recueillement et propice à la méditation. Rares étaient ceux qui avaient le coeur à manger ou à évoquer autre chose que les sujets de circonstance. Le deuil était un moment sacré et la famille du défunt entourée de tous les égards pour qu'elle puisse traverser sereinement l'épreuve grâce à cette manifestation concrète de la solidarité du groupe auquel on a la fierté d'appartenir. Là où la stupidité humaine a atteint cependant des sommets jamais égalés dans la frénésie des excès et du farfelue reste sans conteste le mariage. Les deux familles qui vont s'allier sont, contrairement aux nobles objectifs qu'ils s'étaient initialement fixés, contraintes au besoin de frimer et s'acharnent l'une contre l'autre à se dresser stupidement des parcours de combattant pour singer d'étranges usages inventés par des cerveaux altérés par la mégalomanie. On rivalise dans l'imagination pour rendre complexes les choses les plus ordinaires afin de plonger, tête baissée, dans la spirale des surenchères, de la gabegie et la débauche des moyens rendus incontournables par le faste qu'on voudrait donner à la cérémonie. De véritables défilés de modes et d'exhibitions de tout ce que peut permettre la puissance de l'argent sont scandaleusement organisés. Ressemblant beaucoup plus à une immense foire, ce qu'on appelle fête sera appréciée à l'aune du nombre et de la qualité des invités, mais aussi par la hauteur de la somme dépensée. Plus il y a de zéros mieux c'est, paraît-il, pour passer à la postérité ! On se saigne à blanc, on racle les fonds de tiroirs, pour s'ennuyer à mort dans des ersatz de fêtes qui ont perdu leur lustre et leur âme, tellement elles paraissent fallacieuses. Le lendemain de ces simulacres, on se réveille avec une tête de sinistré à vie qui évoque beaucoup plus la Bérézina et son fameux panorama après la bataille que l'éphémère gueule de bois qu'on attrape après une fête où chacun a eu sa part de plaisir ! Le bilan est désastreux. Les frais sont toujours au-delà des capacités disponibles ou mobilisables. Les heureux époux se retrouvent enfoncés dans les dettes jusqu'au cou, et donc asservis pour des lustres aux remboursements des emprunts, dont la plupart auraient pu être évitées ou consacrées à l'édification du foyer conjugal au lieu d'aller dans l'exhibition de prétentions burlesques. Un couple, qui entame sa vie conjugale avec un handicap pareil, est forcément loin de jouir de la stabilité nécessaire au bonheur. Rares sont les candidats qui pourraient faire face à autant d'entraves et de difficultés matérielles. Le mariage devient donc l'apanage exclusif d'une certaine classe composée pour l'essentiel de trabendistes et de parvenus qui ne ratent aucune occasion d'étaler insolemment leurs moyens colossaux pour satisfaire leur ego sans aucun ménagement pour le reste de la société. Contre toute attente, cette dernière a fini malheureusement par accepter le diktat du fastuel et même adopter par mimétisme aveugle ces curieux usages. Un geste aussi naturel que la fondation d'un foyer est de ce fait corrompu par la multiplication des embûches qui expliquent pour une bonne partie le taux inquiétant du célibat dans le pays. Devant ce phénomène qui prend de l'ampleur chaque jour, la société doit réagir pour éviter la dépravation des moeurs qui en est la principale conséquence. Nos imams ont là une noble opportunité d'affirmer le rôle pédagogique originellement dévolu à leur mission d'éducateurs, s'ils prennent leur courage à deux mains et sortent des sentiers battus des sempiternelles leçons sur les règles de l'ablution pour dénoncer vigoureusement à chaque fois que l'occasion se présente ces comportements étrangers à notre religion et à nos traditions. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les adeptes de ces pratiques coupables sont pour la plupart de fidèles habitués de la mosquée et même de fervents sermonneurs pour soigner leur statut social. D'ailleurs, ils s'arrangent toujours pour s'y faire remarquer ostensiblement, et c'est là qu'on doit les débusquer et leur faire comprendre que la modestie est une vertu cardinale et toucher du doigt l'étendue des dommages de leurs vaines manifestations de grandeur, alors que cette dernière n'appartient qu'à Dieu. Traduite littéralement de l'arabe, on disait, il n'y a pas si longtemps, «on va construire la maison d'un tel !» pour parler du proche mariage d'un membre du groupe. Chacun apportait de bon c?ur sa pierre à l'édifice et son obole pour l'organisation des festivités où tout le monde, sans exclusive, fait partie intégrante de la fête. Les invités font spontanément et sincèrement la fête et il est une règle sacrée qui n'a jamais failli : le nouveau couple aborde sa nouvelle vie avec la chaleureuse et discrète bénédiction de toute la communauté en plus du pécule qu'on a constitué pour leur mettre le pied à l'étrier, comme on le disait si bien ! Autres temps, autres m?urs ! * Voir article de M. ZAHI «Les festins de la démesure» in le Quotidien d'Oran du 10/01/08
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