Lounis Aït Ouadia, président de l'association «Les Amis de la rampe Louni Arezki», grand défenseur de La Casbah, allure soignée et verbe prolixe, nous entraîne dans les dédales des ruelles sinueuses de la citadelle. Suivez le guide.Tout comme les rides expriment les marques et les souvenirs d'une vie écoulée, les sillons qui parcourent les murs de La Casbah renferment mille merveilles. «Ah, si ces murs pouvaient parler !» s'exclame Lounis Aït Ouadia, président de l'association «Les Amis de la rampe Louni Arezki» et infatigable défenseur du patrimoine de La Casbah.Et si ces murs pouvaient parler, déclameraient-ils un poème de Momo, ou entonneraient-ils un chant d'El Anka ' Raconteraient-ils la formidable résistance de ses habitants face au colonisateur, ou égrèneraient-ils la liste des avanies qu'on leur a infligées depuis l'indépendance 'Une chose est sûre, semble penser Lounis Aït Ouadia, si la pierre pouvait parler, elle le ferait en «algérien», cette langue qui représente, à ses yeux, «un patrimoine d'oralité d'une richesse considérable». Preuve en est, dit-il, la «bouqala», ce jeu allusif et taquin qui réunissait autrefois les femmes dans les terrasses de la citadelle. «La bouqala est un jeu intellectuel de haut niveau qui recèle une richesse littéraire, poétique et philosophique extraordinaire», fait-il remarquer.Ammi Lounis, comme l'appellent affectueusement les habitants de La Casbah, aime raconter le parcours de Mustapha Benlakbati, immense poète en arabe classique, théologien et érudit, natif de La Casbah d'Alger : «Exilé par l'administration coloniale en Alexandrie, déchiré, loin de son pays, il composa un poème d'une grande beauté sur une patrie en naufrage. Sa particularité résidait dans le fait qu'il a été écrit en arabe algérien. C'était un cri du c?ur». La seconde vie d'une douéra de la citadelleEn descendant la rue Madjer Abdelkader, Saïd Haouchine, moustaches grisonnantes et sourire avenant, nous emmène dans sa douéra qui, confie-t-il, n'était que ruines et dévastation il y a quelques années et qu'il a entièrement restaurée. «Si nous n'avions pas remis en état cette maison, propriété des Belaïdène, elle aurait été perdue à jamais», confie-t-il en montrant les photos pour appuyer ses dires.Lorsqu'on entre dans le patio, il nous est difficile de croire que l'on pénètre dans ce tas de décombres qu'on a vus sur les clichés. «Nous avons d'abord commencé à déblayer en 1995, mais les travaux ont été réalisés par intermittence à cause de la mauvaise situation sécuritaire qui prévalait dans le pays».L'instruction de l'APC étant d'utiliser des matériaux nobles afin de ne pas briser le cachet des maisons de La Casbah, les Haouchine n'ont pas pu bénéficier des aides accordées pour la restauration. «Au fil des ans, nous avons pu faire des économies. Au début, c'était le père qui s'en chargeait, j'ai repris le flambeau à sa mort».Lounis Aït Ouadia y voit là «la démonstration d'un attachement à un lieu».Ici, chacun sauve ce qu'il peut. Dans l'atelier de Khaled Mahiout, ébéniste, trône une curieuse pièce en bois sculpté. «C'est un pan de la grande porte de la mosquée Ketchaoua, nous renseigne l'artisan. Elle a été jetée par les rénovateurs de la mosquée, je l'ai récupérée dans une poubelle, les gens ne connaissent pas sa valeur !» La Casbah, c'est un joyau pour lequel les habitants se battent afin qu'on se penche sur les cicatrices de la vieille médina.Juste au-dessus de la fontaine «Marzouka», au c?ur de la rue Sidi Driss Hamadache, fusent rires et anecdotes. Baptisé «Le coin de la mémoire», ce lieu atypique, joliment décoré de lampions et de photos anciennes, quelques nostalgiques tentent de faire revivre l'esprit de la citadelle. L'on évoque, pêle-mêle, Omar Boukkas, président du club de football nationaliste «L'idéal» et le musicien Mohamed Seghir.«Mohamed Seghir avait l'art de faire parler la guitare, il m'a dit un jour : ??Je vois à travers elle''», dit l'un. «Il lui suffisait de me toucher le lobe de l'oreille pour savoir qui j'étais et à quelle famille j'appartenais», répond l'autre, en dépliant ses sachets de cacahouètes.Serkadji, une plaie encore ouverteD'autres souvenirs sont bien plus douloureux. La sinistre prison Serkadji aura été une blessure ouverte pour grand nombre d'habitants de la citadelle. «Au moindre souffle, au moindre bruit, les maisons tremblaient», décrit le président de l'association. «En 1956, j'avais 11 ans, on se réveillait en sursaut, je voyais ma mère pleurer.Quand on tendait l'oreille, on pouvait entendre une exécution en cours d'un condamné à mort, attaché, pieds et poings liés. Il sortait de sa cellule aux cris d'Allah Akbar et Tahya el Djazaïr». Le fait est que des têtes étaient tranchées à quelques mètres des domiciles de leurs familles. «Les prisonniers criaient les noms des condamnés qui allaient être exécutés. De trois heures du matin jusqu'à l'aube, on vivait deux heures de vacarme, de pleurs et de chants patriotiques.Puis, un silence de mort s'abattait sur la citadelle. Les habitants reprenaient le travail, le c?ur gros et les yeux tirés». Pour un grand nombre d'habitants de La Casbah, le maintien de la prison Serkadji a été une offense, leur rappelant les douleurs passées. L'annonce de sa prochaine conversion en musée a été accueillie, nous dit-on, avec grand soulagement. Les fantômes de la médersa d'AlgerLe président de l'association «les Amis de la rampe Louni Arezki» nous emmène d'abord à la majestueuse médersa El Thaâlibya, à quelques encablures de la zaouia de Sidi Abderrahmane.Avec son dôme, ses colonnes sculptées dans un style néo-mauresque et les lumières qui parcourent les vitraux qui lui donnent un aspect solennel, ce joyau architectural, qui abrite aujourd'hui les locaux de l'Office national de l'enseignement et de la formation à distance (Onefd), a vu défiler des personnalités telles que Mostefa Lacheraf, Mohamed Bencheneb et Abdelhalim Bensmaïa. «Ce dernier est injustement méconnu», s'insurge le vieux dandy.Connu sous le nom de «l'homme au cheval», Bensmaïa sillonnait les rues de La Casbah sur un bel étalon dans les années 30'. «Il faisait de la résistance à travers son habit traditionnel», le décrit Lounis Aït Ouadia. «Une fois, raconte-t-il, il avait noué les rênes de son cheval à la statue du Duc d'Orléans qui trônait au milieu de l'actuelle place des Martyrs.Lorsque les policiers français sont venus à lui, il répondit : ??Oui, mon cheval partira au même titre que cet autre ce cheval qui trône ici depuis plus d'un siècle''».Quittant la médersa, Lounis Aït Ouadia parle des grandes figures de la médina qui continuent de le fasciner. Slalomant entre les ribambelles d'enfants qui sortent des écoles alentour, il décrit les actions de son association destinées à la sauvegarde de la Casbah. «Une fois, dit-il, nous avons organisé une visite de La Casbah avec des écoliers. Ce sont eux qui nous interpellaient, en nous interrogeant : pourquoi vous l'avez abandonnée '»Des effluves et des souvenirs...En remontant les allées en pente de la médina, il est possible de voir çà et là des «dents creuses» et quelques maisons en ruine. «Autrefois, les parfums de menthe et de basilic embaumaient toute La Casbah», lance Aït Ouadia. Quelques tanneries continuent à émettre leurs âpres odeurs et des machines à coudre entament leur monotone rengaine. Plus que tout, c'est le silence qui règne dans certains pans de la médina qui interpelle le visiteur.Les programmes de relogement des habitants des maisons en ruine y seraient pour quelque chose.Aujourd'hui, le plan de sauvegarde de La Casbah prévoit la restauration de 1800 bâtisses dont 300 qui nécessitent un plan d'urgence. Et Lounis Aït Ouadia de se rappeler : «Des souvenirs me reviennent, des figures resurgissent : La Casbah, ce sont des lieux et des liens. Dans ces lieux aujourd'hui silencieux, l'on peine à imaginer les chants, les youyous et les cris qui faisaient vibrer ses murs le 11 décembre 1960».Notre guide nous parle de la bravoure des hommes de La Casbah et de l'audace de ses femmes en ces temps-là : «Les hommes étaient courageux, mais les femmes, elles, étaient intrépides et parvenaient à faire paniquer la 3e armée la plus puissante du monde». «Si les murs pouvaient parler, dit-il, ils raconteraient comment des enfants offraient leur poitrine aux mitraillettes françaises».Et évoqueraient ces heures où les drapeaux se confectionnaient à la chaîne.«Malgré toutes les avanies qu'on lui a fait subir, La Casbah est restée debout. Il est vrai que des gens sont partis l'âme en peine faute de reconnaissance ; nous luttons pour que leur v?u se réalise», affirme le vieux militant.
Posté Le : 02/04/2015
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Amel Blidi
Source : www.elwatan.com