Il griffonne : «J'ai l'honneur de vous demander de bien vouloir accepter
ma présente lettre de démission et ce, pour convenance familiale. Veuillez
agréer, Monsieur, l'expression de ma haute considération. Signé Elkhièr».
Il la dépose sur son bureau et
prend un malin plaisir à la relire chaque matin pendant des années et des
années jusqu'à son admission ordinaire à faire valoir ses droits à la retraite.
En rédigeant sa demande de
décharge, après mûre réflexion et moult tergiversations dans sa volonté pour le
faire, il s'empresse de pérorer son long écrit de litanies, par une phrase qui
le tenait à cÅ“ur, que la bille de son stylo distillait grassement son encre
pour inscrire en bas de page cette épitaphe : à la Fonction publique, nous
appartenons et à elle, nous reviendrons.
Il était dans un état qu'il ne
pouvait se décrire, tant le mal moisissant les charnières de sa longue carrière
administrative, allait, croyait-il, par cette lettre, s'estomper et s'évanouir.
Il semblait être heureux, sinon il voulait bien et avidement l'être.
La Fonction publique, cette
entité de toute une armée d'individus sans visage, sans humour et sans état
d'âme, lui était une geôle salutaire mais dont les conditions de détention,
tellement insoutenables, qu'elles sont devenues maladives et suffocantes. Il
était un matricule, sa femme et ses enfants, un gros dossier. Ses peines, ses
chagrins, ses amours y étaient dedans. Même son mariage et la naissance de ses
enfants. On y inscrit tout. A un certain niveau de la hiérarchie, on creuse
aussi loin que possible jusqu'au nom de l'instituteur français, à l'époque, qui
vous prodiguait les premières lettres de l'alphabet, passant par l'identité et
les activités professionnelles, culturelles et politiques des beaux-parents, de
vos frères et sÅ“urs. Le fonctionnaire est une somme de renseignements inutiles
et sans importance.
Elkhièr est un commis de l'Etat.
D'abord, il se refuse à l'acceptation de ce qualificatif de commis, il se dit,
certes, je suis un commis mais pas de l'Etat. Je suis un commis à la solde de
ceux qui dirigent l'Etat. Leurs volonté et desiderata ne s'exercent-ils pas à
travers les textes illogiques et iniques que nous recevons et sommes astreints
sans nulle réserve à leur aveugle et bête application ? Un mauvais règlement
n'entraîne qu'une mauvaise application.
Il occupe le poste de chef de
service des naissances et des décès dans une mairie importante. Il a sous sa
tutelle toute une armada de scribouillards, finalement comme lui, qui ne
ménagent pas assez d'efforts pour se soustraire aux obligations pesantes du
respect des horaires et autres impératifs de service. Contemporain de Trenet,
de Sinatra et d'autres personnalités mondaines, il en est vestimentairement
influencé malgré la précarité et le dérisoire de ses moyens financiers. D'une
culture francophone avérée, il n'a pu s'asseoir sur les bancs des universités
mais il a su quand même siroter son savoir aux moments où il sirotait, en
compagnie galante des colons et les maîtres-fermiers, ses apéritifs quotidiens,
lorsqu'il était régisseur, l'unique autochtone lettré, chez monsieur Zalmati,
notaire et gros propriétaire foncier dans la ville de Fites. Imberbe, son
visage dégage un teint européanisé que la brillantine, qui imbibe ses cheveux
dressés platement à l'arrière, en rajoute fièrement une note de gaieté à la
circonférence de son doux faciès.
Les fins d'années sont toujours
l'occasion de dresser les bilans. Il en est ainsi depuis que la comptabilité
existe. Le bilan comptable est un tableau qui reprend à droite l'actif mais
aussi le passif à gauche.
Des années ont passé et Elkhièr
n'a rien perdu quant aux soins méticuleux qu'il continue à s'administrer, tant
dans son goût de se vêtir que dans ses manières d'aborder les gens, toujours
avec cette hauteur présumée de culture et de civilisation. Il en était,
nonobstant cela, bien respecté.
Il gère un service chargé de
l'inscription des naissances et des décès. Ce qui, vu l'importance dans le
mouvement démographique de cette commune, ne le lui laisse aucun moment de
répit. Des naissances, il y en a tous les jours, ainsi que pour les décès. Son
service est organisé en départements, sections, etc., toute une panoplie d'organigrammes,
de paliers hiérarchiques, trop compliquée pour un néophyte en ces sciences
combien éclairantes de l'administration.
Ce n'est plus un honneur de vous
écrire, tient-il à greffer sur le papier blanc en guise de début de courrier
pour sa missive, en continuant, car l'honneur en ces périodes n'en est plus de
mise. Je n'ai plus cet honneur avec lequel, pour la plus simple demande, pour
une quelconque raison de service, je vous en gavais. De quel honneur s'agit-il
en vous annonçant des centaines de morts par mois ? Même en ayant le regret,
c'était toujours avec l'honneur que je l'exprimais.
S'arrêtant là pour prendre une
cigarette et creuser davantage les sources de son inspiration, il médite sur
toutes ces conneries phraséologiques inculquées sous des justifications et des
formules de politesse. Il anticipe et réfléchit déjà à ces fameuses formules
par lesquelles on devait, sous peine d'accusation d'ignardise et de maladresse,
clore chaque écrit digne d'une nature et de style administratif.
Il déchire tout et recommence.
«Je n'ai plus l'honneur de vous écrire. Cela fait trente ans que vous
m'aviez pris tout l'honneur. A toutes les occasions, vous m'obligiez à avoir
cet honneur juste pour votre égard, et j'étais impérativement soumis à l'avoir
lorsque je voulais m'adresser à votre auguste bienveillance pour une maladie,
un congé ou une simple circoncision de mon enfant. Maintenant, monsieur, je
pars et je vous écris ordinairement pour vous dire allez vous faire f….» Il se
lève et déchire encore pour la énième fois cette missive de démission.
Un sentiment de lâcheté le
surprend soudainement et l'immerge au fond de ses pensées sournoises. N'ai-je
pas le courage de dire, enfin d'écrire ce que j'ai envie de dire ou d'écrire ?
Ma moralité m'empêche de verser dans de telles insanités. C'est justement avec
tout l'honneur que je dois déclamer mon désarroi face à une machine qui broie
les hommes, face à un système qui glorifie la médiocrité sans le dire. La
bravoure c'est de dire une vérité sans complaisance à un dirigeant injuste et
au bord de la tyrannie.
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Posté Le : 30/12/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : El Yazid Dib
Source : www.lequotidien-oran.com