Algérie

Quand Ibn Battuta s'égare



Quand Ibn Battuta s'égare
De grands voyageurs sont convoqués dans Révolution Zendj, le dernier long métrage de Tareq Teguia, en compétition au 2e Festival maghrébin du cinéma d'Alger (jusqu'au 11 juin). Il y a d'abord Abou Abdallah Ibn Battuta, l'explorateur qui a sillonné une partie du monde, du Sahel en Afrique jusqu'en Europe orientale et en Asie.Ibn Battuta est le prénom du journaliste (Fathi Ghares) qui, dans le film, fera une quête initiatique sur des événements qui avaient précédé la naissance du voyageur de Tanger d'au moins quatre siècles ! Il y a ensuite Michel Butor qui a voyagé aux Etats-Unis, leur consacrant un ouvrage devenu célèbre, Mobile. Tareq Teguia reprend des extraits de ce livre dans une scène de répétition théâtrale en Grèce où «le sud américain» est évoqué. Dans la foulée, le cinéaste rend hommage à Jackson Pollock, le maître américain de l'expressionnisme abstrait, évoqué dans les mêmes répétitions théâtrales. Cela fait déjà plusieurs références dans un film à forte teneur de dénonciation.Film anticapitaliste ' Oui, jusqu'à la caricature même. Des entrepreneurs américains, certains en chapeau blanc, sont en Irak et évoquent des investissements à venir dans ce pays occupé militairement pendant plusieurs années. D'autres Américains sont à New York : des agents de la CIA qui parlent des opérations menées en Irak et en Afghanistan. Les méchants sont donc bien montrés et désignés dans Révolution Zendj. Malgré sa modernité et son esthétique particulière, New York est filmée de sorte à mettre en avant une laideur que le cinéaste veut imposer aux spectateurs. Il ne se contente pas de cela, mais rajoute une couche en «sautant» à la contestation estudiantine en Grèce contre la gouvernance qui a mené à la crise économique dans ce pays sud-européen. «La jeunesse grecque est très politisée par rapport à beaucoup de pays d'Europe. Elle a un esprit de lutte très présent», a soutenu le cinéaste lors de l'avant-première. Amérique, Grèce, que reste-t-il donc ' L'Algérie ' C'est la terre où débute le film sur fond de techno allemande ! Déjà perdus ' Reprenons : Ibn Battuta se retrouve au milieu d'une révolte menée par des jeunes aux visages couverts comme en territoires palestiniens. «Zendj !», lui lance l'un d'eux. La contestation est supposée se dérouler à Ghardaïa. Le journaliste qui ne prend aucune note durant tout le film veut «enquêter» sur cette révolte des Noirs du sud irakien contre le califat abasside au IXe siècle. Mais pourquoi donc ' Ibn Battuta ne le dit pas clairement ou pas assez. Et durant tout le long, voire très long film, on n'apprend presque rien sur cette Révolution des Zendj. «Ibn Battuta est parti à la recherche de ce qui n'existe pas. Cela a été bien dit par un antiquaire à Beyrouth. C'est une révolte oubliée. Les chroniqueurs de l'époque, comme c'est souligné dans le film, ont tout fait pour salir, masquer la figure du maître des Zendj (Ali Ibn Muhammed)», se justifie TareqTeguia. Le film s'étale sur la présence d'Ibn Battuta à Beyrouth presque inutilement. Il y rencontre une étudiante palestinienne qui s'appelle curieusement «Nahla» (Diyanna Sabri), comme dans la fiction éponyme de Farouk Belloufa, s'entretient avec des chercheurs qui lui parlent de l'ancienne révolte de Bassorah. Le journaliste ne fait aucun enregistrement. Il a sûrement une mémoire phénoménale ! Où est donc l'incarnation du personnage ' «Ce journaliste-là est aussi délirant qu'un topographe, il y a quelques années», a relevé le cinéaste. Fethi Ghares avoue avoir éprouvé des difficultés pour «entrer» dans le personnage du journaliste. «Je n'ai pas de formation de comédien. Et dès que je suis entré dedans, je n'ai pas pu en ressortir. Le film m'a transformé. J'ai appris que le cinéma est aussi réaliste que la réalité. Dans le film, le journaliste a disparu, remplacé par une autre personne», explique-t-il. Difficile de saisir cette disparition «voulue» dans le film projeté à l'écran ou faut-il voir le film plusieurs fois pour le comprendre ' Abdelkader Affak interprète, avec un fort accent algérien marquant son arabe classique, le rôle d'un chef de tribu irakien. Pas crédible. Les autres comédiens sont peu convaincants, comme le Britannique John Peake. La narration est lourde, décousue, cahoteuse'on tente de déceler de la philosophie dans les images, les silences, les choix musicaux, les plans qui traînent sans captiver le regard, on se retrouve vite devant un précipice ! Un cinéma «trop» intellectuel ou plutôt intellectualisant ' «C'est un film qui clive beaucoup, divise le public. Je peux avoir des retours enthousiastes, comme je peux avoir des retours de gens heurtés par plusieurs choses dans le film, pas uniquement son discours politique, mais sa manière de montrer le monde, son rythme interne. Le film tient par la durée des plans, le cadre, les sons, la musique? Pour certains, ce film n'appartient pas au cinéma, mais à un autre genre, l'art contemporain», a relevé Tareq Teguia. Les couleurs sont violentes, les lumières parfois crues, et les angles instables. De l'expressionnisme ' De l'art abstrait ' Peut-être. Mais Révolution Zendj est loin du postmodernisme artistique marqué au fer de l'anarchisme défendu avec c'ur (scène quelque peu naïve de Nahla lisant à Ibn Battuta la définition de ce courant) et du marxisme (scène finale du film).Le film a été projeté en Grèce, aux Pays-Bas, en France et en Belgique. L'acteur Timos Papadopoulos, présent lors de l'avant-première à Alger, se souvient de la projection à Athènes : «Il y avait beaucoup de questionnements de la part du public. Il y avait des difficultés à comprendre certaines parties historiques et des mots. Au final, tout le monde a compris que c'est un film qui essayait de réunir toutes les révolutions et tous les combats pour les droits de l'homme.» Coincé entre deux collines, le film de Tareq Teguia porte la tache d'un certain opportunisme cinématographique lié à l'actualité mouvante de la région arabe. Le cinéaste s'en défend : «Le scénario a été écrit avec mon frère Yacine Teguia en 2009-2010. Nous avons commencé à tourner en 2010 avant même les premiers frémissements en Tunisie, puis en Egypte. Par contre, une partie du tournage se faisait à l'ombre de ce qui se passait en Egypte.Mais le film ne s'est pas fait sous l'influence de ce qui se passait dans les pays arabes. Nous avons refusé de suivre le cours des événements, car nous aurions été forcément à la traîne. L'Histoire allait trop vite. Ce n'était pas un travail de journaliste, mais une histoire qui évoque les fantômes. Nous avons tourné les premières images en novembre 2010 à Athènes. Il ne s'agit pas de sa vanter d'avoir précédé quoi que ce soit. Nous n'avons rien précédé parce que les choses étaient déjà là en gestation. Le cinéma sert aussi à rendre compte de ce qui n'est pas forcément visible.» SelonTareq Teguia, des lignes se croisent entre l'Algérie, le Liban, l'Irak et la Grèce. Le film, qui a échappé de peu à la forme documentaire, est donc bel et bien politique. «L'enjeu de ce film est de mettre en liaison les combats des uns et des autres avec la volonté, comme dans Inland, de dessiner une carte des tensions, des résistances et des échecs aussi. Le film tente de donner une réponse à la mondialisation en cours, celle du marché. On s'est posé la question sur l'existence d'une globalisation des luttes», explique le cinéaste. D'après lui, le modèle de La révolution Zendj est un paradigme des luttes ancestrales «qui perdurent, qui persistent et dont les visages changent, fantomatiques certes, mais toujours présents. Il s'agissait de filmer des obstinations aussi.» Tareq Teguia s'est obstiné, lui aussi, à réaliser un film qui mène partout sans prendre le bon chemin.




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