Algérie

Qualité de la recherche de Mouloud Mammeri



Invité au Crasc, à Oran, Slimane Hachi, actuel directeur du CNRPAH (Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques) a donné une conférence sur Mouloud Mammeri dans la lancée de l'hommage national qui lui a été rendu durant l'année 2017.Son intervention ne tient pas compte des aspects littéraires de l'?uvre de l'écrivain algérien, mais de son travail et de sa production scientifique en tant que chercheur.
Celui-ci était le premier président élu par ses pairs de l'Union des écrivains algériens au lendemain de l'indépendance, mais il a été surtout, succédant à Gabriel Camps, le premier directeur algérien du CRAP, un poste qu'il a occupé entre 1969 et la fin de la décennie 1970. Il était en parallèle enseignant à l'université d'Alger, au département d'ethnologie. Slimane Hachi a mis en avant ce rappel historique pour montrer les conditions dans lesquelles Mouloud Mammeri a été amené à effectuer une expérience de recherche hors du commun.
«En occupant le poste et avec le départ des derniers chercheurs français, il n'avait trouvé que la structure et il a donc dû algérianiser le centre en recrutant de jeunes licenciés qui n'étaient pas des chercheurs, mais qui sont issus de plusieurs spécialités : géologie, géographie, lettres, etc.
Ceux-ci devaient ensuite bénéficier de bourses de courtes formations», indique-t-il, en précisant que vers la fin des années 1960, alors que le pays venait juste de sortir d'une colonisation atroce, les rares Algériens qui avaient le rang magistral étaient très peu nombreux et qu'ils s'étaient globalement orientés vers l'enseignement et la formation de la nouvelle génération.
Une quinzaine de jeunes diplômés ont pu s'inscrire en thèse de troisième cycle, à distance, mais tous sur des terrains algériens, et c'est comme cela qu'est née la première promotion de chercheurs algériens dans les domaines de la préhistoire, de l'histoire, de l'anthropologie, etc. Mouloud Mammeri était conscient de l'importance des «cultures vécues», terme qu'il préférait au concept de «cultures populaires», et c'est donc avec les jeunes chercheurs qu'il va mener une expérience de connaissance anthropologique totale d'un groupe social de notre pays qu'est le Gourara, et leur pratique de l'Ahellil, avec, précise le conférencier, toute une équipe pluridisciplinaire, qui s'est déplacée en même temps sur place, dont des sociologues, des linguistes, des musicologues, mais aussi des preneurs d'images et de sons, etc.
On connaissait déjà certains savoirs et savoir-faire de cette région, mais ce que l'étude révèle c'est, schématiquement résumé en trois points par le même intervenant : une vie religieuse intense mais spécifique et assez particulière, la persistance d'une hiérarchie sociale traditionnelle mais encore en devenir et, enfin, une vie poétique et musicale. «Trois éléments en harmonie produisant du sens et de la structuration sociale», précise-t-il. C'est tout l'intérêt de cette expérience qui ne se limite pas, comme on a eu tendance à le croire, à la langue. Grâce à un financement de l'Unesco, des disques (78 ou 33 tours) ont été édités durant la première moitié des années 1970, et c'est ce qui a permis non seulement de sauver de l'oubli ce patrimoine, mais aussi de le rendre accessible à un plus grand nombre.
Cet intérêt pour ce genre d'approches n'était pas partagé à une grande échelle, et, indique le responsable du CNRPAH, paraphrasant un ami à lui, «nous quittions progressivement ce que nous étions et nous nous sommes perdus de vue». Il ajoute : «C'est comme si nous vivions dans une maison sans miroirs, c'est-à-dire sans image de soi.» C'était cela la vision de Mouloud Mammeri, qui voulait reproduire et élargir ce genre d'expériences de recherche sur les différentes facettes de notre culture, d'où la table ronde de 1978 sur «La littérature orale», réunissant une quinzaine de spécialistes. Homme de lettres (ayant une connaissance du latin et du grec), il était venu à l'anthropologie par la pratique. «Ce que nous faisons aujourd'hui n'est rien d'autre que ce dont il a été le pionnier», reconnaît Slimane Hachi, se basant sur les recommandations de cette table ronde avant de lancer un clin d'?il aux travaux de recherche effectués au Crasc autour notamment de la poésie du melhoun.
«Mouloud Mammeri était convaincu que les civilisations reposent sur des principes esthétiques, et, en définitive, l'essentiel était là, c'est-à-dire la possibilité pour l'anthropologie d'être à la fois une science et un instrument de libération, en permettant la rencontre de soi», ajoute-t-il, en considérant que l'expérience de l'Ahellil est instructive du bienfait de cette science : «La culture exige de la création et de l'inventivité, néanmoins cela ne peut s'effectuer à partir de rien mais à partir de la sève qu'est cette culture héritée.»
Plus loin : «Ce que l'Unesco a décidé au début des années 2000 autour de la nécessité pour les Etats de sauvegarder le patrimoine immatériel, lui, il l'avait déjà formulé. Cette nécessité est d'autant plus pertinente qu'aujourd'hui les peuples font face à une mondialisation ?'uniformisante'' et produisant de l'homogène de plus en plus réducteur.» A l'époque, on ne parlait pas encore de mondialisation, mais sa vision était juste. Slimane Hachi considère par ailleurs que l'Algérie a été un acteur important dans la rédaction de la convention de l'Unesco, exigeant des Etats de sauvegarder leur patri-moine immatériel et que notre pays a été l'un des premiers à ratifier dès 2004.
Ce souci n'est apparemment pas partagé partout si on tient compte du fait que seulement 70 Etats ont ratifié la Convention. «Pour nous, c'était facile et nous n'avions pas de problème pour la ratifier pour deux raisons essentielles. D'un côté, la loi algérienne de 1998 portant sur la sauvegarde du patrimoine, et de l'autre, la reconnaissance, déjà en 2002, de la langue amazighe comme langue nationale». Le CNRPAH vient d'éditer un ouvrage en deux tomes réunissant les correspondances, les entretiens, les conférences et les articles de l'homme de lettres, dont ceux publiés durant la guerre de libération sous le pseudonyme de Kaddour ou Bouakkaz.
On apprend que Mouloud Mammeri a contribué au traite-ment de la question de l'Algérie à l'ONU et l'éditeur a pu reconstituer le cheminement de ses écrits qui sont passés par Tahar Oussedik, Belaïd Abdesslam, avant de parvenir à M'hamed Yazid. Le conférencier a clôturé son intervention avec la lecture de la lettre particulièrement émouvante envoyée à Jean Sénac, qui lui demandait en pleine guerre de libération une contribution pour sa revue Entretiens et portant sur la littérature et les arts. Dans son allocution introductive, le directeur du Crasc, Djillali El Mestari, a rappelé pour sa part que Mouloud Mammeri était l'un des rares, sinon le seul, à voir un des ses romans (la Colline oubliée, sorti en 1952) faire l'objet d'une critique littéraire de la part du grand écrivain égyptien Taha Hussein publiée à l'époque dans le journal Al Ahram.


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