Publié le 11.11.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par le Docteur Mourad Preure(*)
A. Les pressants enjeux du siècle nouveau et les challenges pour l’Algérie
Les grands challenges pour notre pays sont son émergence avec comme condition impérative la réussite de son entrée dans la quatrième révolution industrielle portée par la digitalisation, la 5G, l’intelligence artificielle, le cloud computing, les objets connectés, les réseaux neuronaux et, demain, les ordinateurs quantiques. Un million et demi de martyrs nous ont laissé en héritage un fabuleux pays, riche en ressources, un pays continent, porte de l’Afrique pour l’Europe et de l’Europe pour le continent qui marquera l’avenir, l’Afrique. Un million et demi de martyrs ont laissé en héritage le patriotisme si fort de notre peuple qui prit le dessus sur les épreuves passées une décennie noire durant. Cet héritage, pour s’accomplir, ne doit-il pas avec un esprit visionnaire, avec intelligence, notre grande ressource, volonté et rigueur nous ouvrir les portes du futur !
Cet héritage est surtout un devoir sacré qui impose aux intellectuels producteurs de sens de se mettre à l’ouvrage pour cautériser les plaies, ouvrir de réelles perspectives stratégiques à notre pays, redonner espoir à notre jeunesse – faute de cela, comme le sang s’échappe de la plaie, elle ira vendre ses bras, ou plus surement son génie dans des horizons plus accueillants. Notre jeunesse a besoin de rêver, notre jeunesse, notre peuple, ne sait plus ce que rêver veut dire, disait dans un texte immense mon ami Taïeb Hafsi. Nombre de mes étudiants me disent qu’ils ont pour projet de traverser la mer, le seul horizon qui luit à leurs yeux inexpérimentés sincèrement assoiffés d’accomplissement, de victoires personnelles. Que leur répondre ? La seul réponse, la plus opératoire, morale oserais-je dire, serait de faire l’effort de projeter dans le futur la symbolique patriotique novembriste en l’inscrivant dans une logique d’innovation, d’excellence, de compétitivité des universités, startups, des entreprises, de notre économie, mais aussi et surtout de justice sociale, de prospérité partagée. Pour ce faire, mettre impérativement au cœur des préoccupations nationales l’intelligence, le savoir, donner le statut qu’ils méritent aux porteurs de savoir, aux innovateurs. Leur permettre de s’épanouir, de légitimement s’élever dans l’échelle sociale, rayonner sur leur pays et sur le monde. Car voici aujourd’hui la manifestation la plus claire du patriotisme, réussir l’émergence de notre pays, une émergence fondée sur le savoir, l’innovation, l’excellence, l’effort productif qui donnera à notre nation les moyens de sa légitime puissance. Les Sud-Coréens, en 1961, alors l’un des pays les plus pauvres du monde, conduits par le général visionnaire Park Chung-hee, sont aujourd’hui une puissance majeure et une véritable locomotive scientifique et technologique pour l’industrie mondiale (lorsque Apple vend son iPhone X, 14 milliards de dollars tombent dans les caisses du Sud-Coréen Samsung(1), son sous-traitant et néanmoins concurrent ! Autre exemple, dans le classement mondial des constructeurs, le groupe Hyundai-Kia (2) est quatrième… devançant Ford et General Motors, jadis première !). Ils nous en ont fait la brillante démonstration en marchant dans les pas des Japonais, n’hésitant pas à nouer des partenariats technologiques structurants avec ce pays, pourtant de triste mémoire pour eux.
Les grands bénéficiaires de ce partenariat furent les universités, la véritable base, le secret du miracle économique sud-coréen. Le pouvoir innovant phénoménal des Chaebols Samsung, LG, Daewoo et autres trouve en effet (les innovations de rupture dans les écrans, les semi-conducteurs, le formidable rattrapage technologique dans l’automobile, la construction navale, le génie civil, etc. que réalisèrent ces entreprises ne peuvent être possibles sans une puissante relation organique entreprises-universités) sa racine et sa force dans les universités sud-coréennes !
À l’instar des Sud-Coréens, il est de notre devoir d’offrir à notre jeunesse de réelles et puissantes perspectives d’épanouissement, cela en portant notre économie aux standards de ce siècle. Il revient à notre génération la mission historique d’ouvrir à notre jeunesse les horizons à la mesure de ses attentes, de son formidable potentiel. Ainsi que ses aînés de Novembre (mais quel âge avaient donc Didouche Mourad, Ben M’hidi, Hassiba Benbouali ?), notre jeunesse est en droit de pouvoir construire sa propre légende en propulsant notre pays parmi les faiseurs de règles, les conquérants du futur ! Nos étudiants, nos experts qui sont partis ne sont pas des mercenaires, loin s’en faut. Ils ont l’Algérie dans la peau et en souffrent le martyre. Ceux qui sont essaimés à travers le monde, dans des entreprises d’excellence, des universités de référence ne demandent qu’à servir leur pays. Ils représentent une force qui peut exercer un effet de levier pour l’émergence de notre pays. Nous avons intérêt à ce qu’ils le fassent en restant là où ils sont. Ainsi, nous pouvons accélérer notre rattrapage scientifique et technologique en leur offrant l’occasion de servir la patrie et démultiplier ainsi son potentiel de développement, la prospérité de notre peuple, la puissance de notre nation. Je le dis souvent, l’intelligence et le patriotisme sont la grande ressource, la grande et plus sûre énergie renouvelable de l’Algérie qui tarde à s’en rendre compte, à retrouver le rang qui lui revient dans le concert des nations.
Pour cela (et nous n’avons pas le droit à l’erreur), il nous incombe de placer le curseur au bon endroit et projeter notre pays de manière innovante et visionnaire, avec audace et détermination dans le monde de demain, caractérisé par une accélération du changement de plus en plus discontinu et chaotique. L’interconnexion des acteurs économiques dans ce grand village, permise par la révolution des TIC, a pour effet l’écrasement des distances et du temps avec pour conséquences une transnationalisation des processus productifs des firmes, l’émergence de firmes globales englobant tous les secteurs industriels ainsi que la finance.
La globalisation, ce paradigme qui recouvre ces changements structurels, a pour effet une augmentation de l’interdépendance et de la complexité, la prééminence des réseaux sur les États avec un affaiblissement des frontières et l’apparition d’un nouveau paradigme de la souveraineté et de la puissance. Ces changements s’accompagnent d’une accélération du progrès scientifique et technique et de ruptures technologiques à une vitesse inédite, fulgurante, avec pour cœur la digitalisation. De sorte que deux postulats s’imposent à nous aujourd’hui : (a) l’indépendance et la souveraineté relèvent d’une position dynamique sans cesse remise en cause, en évolution permanente. La puissance des États repose ainsi sur la puissance, le pouvoir innovant, la compétitivité de leurs firmes et de leurs universités. (b) La digitalisation est un phénomène structurant, multidimensionnel désormais. Les États doivent rechercher leur souveraineté numérique laquelle repose sur l’excellence technologique et managériale de leurs acteurs publics et privés opérant dans l’industrie digitale. Pour faire simple, la souveraineté de l’Algérie, si elle reposait sur la puissance de Sonatrach en 1971, doit aujourd’hui se confondre avec sa souveraineté numérique, son levier dans le siècle nouveau et qui repose sur les performances, la compétitivité et l’excellence technologique et managériale de Mobilis à qui il revient de se porter en permanence aux standards mondiaux d’excellence technologique, et en conséquence managériale (5G, objets connectés, intelligence artificielle, cybersécurité de nos entreprises et institutions, cloud computing, etc.) en même temps qu’elle est un instrument de l’État pour réussir la révolution digitale et consacrer notre souveraineté numérique.
L’émergence de notre nation est organiquement liée à sa transition énergétique et digitale, soit par l’excellence des champions nationaux, Sonatrach et Mobilis, qui plus que jamais prennent une empreinte régalienne qu’il serait dangereux de mésestimer. Ces champions nationaux ont toutes les caractéristiques des locomotives pour les universités et startups nationales, pour nos entreprises en général.
B. Cette nation existe-t-elle vraiment ? Depuis quand ? A-t-elle, comme elle le prétend, gagné la guerre d’Algérie ?
La force d’un arbre ne réside-t-elle pas dans la vigueur de ses racines ? Comment s’en assurer sinon en nous souvenant qu’au plus fort des tempêtes, contre toute attente, cet arbre ne fut pas emporté, déraciné, anéanti, en sortit plus fort encore? Cent-trente ans de colonisation furent une épreuve, dix ans de terrorisme aveugle et destructeur une piqûre de rappel pour ceux qui prêchent l’inconsistance de la nation algérienne, son absence de profondeur historique, qui sous-estimaient ses exceptionnelles capacités de résilience, car forgées des millénaires durant. La pire aliénation serait de ne pouvoir se définir que par rapport à l’autre, alors même que notre histoire crie son besoin de fonder sur des bases inébranlables l’être collectif. «Nous n’avons pas de haine contre le peuple français», lançait dans un de ses magnifiques poèmes notre poète visionnaire Bachir Hadj-Ali, paraphrasant Aragon. Comment construire une ambition d’excellence, de compétitivité, et en définitive de puissance, sur un sentiment si pauvre et morbide que la haine, de retour vers le passé alors que le futur nous presse de le conquérir ! L’impératif aujourd’hui est que notre pays, dans une posture prospective de casseur de règles et de faiseur de règles, porte son regard bien au-delà de l’horizon et réussisse à gagner la bataille du futur, qu’il soit constamment en phase, sinon en avance, avec les challenges structurants du siècle nouveau. Car là réside la garantie de la pérennité, de la prospérité de la nation et de la puissance.
La concrétisation du projet national porté par l’Émir Abdelkader se manifesta par des insurrections ininterrompues depuis le début de la conquête coloniale. Cette constante vigueur nationaliste prenait ses repères dans la millénaire histoire de résistance de la patrie, tout autant dans notre patrimoine culturel et religieux où l’islam constituait le ciment de la nation algérienne. Il n’est que de citer notre héros, le Cheikh Abou-Ziyân, lançant en 1849 : «Les Français ne rentreront pas à Zaâtcha, pas plus qu’ils ne rentreront dans la Mecque !» Novembre et son glorieux aboutissement sont la résultante d’un puissant bond qualitatif du projet national.
À son avantage l’ouverture des élites sur les transformations en cours dans le monde et leur accès à une abondante littérature à caractère stratégique caractéristique aux moments des grandes accélérations de l’Histoire. Notre émigration, en interaction constante avec l’Algérie profonde, fut d’un puissant apport en permettant l’émergence d’esprits éclairés enrichis des grandes idées libératrices de la Révolution française, de la Commune de Paris, des luttes ouvrières et tout autant de la triste expérience de la guerre libératrice irlandaise. Le rapport historique de Zeddine, présenté par Hocine Aït Ahmed au comité central du MTLD en 1948, pose ainsi avec génie les concepts essentiels et méthodologies du choix stratégique avant-gardiste qui sera fait par le FLN pour une approche innovante de la guerre asymétrique. L’immersion dans les luttes ouvrières, la langue et la culture françaises, ce «butin de guerre», selon l’expression du grand Kateb Yacine, par ailleurs très sensible à l’œuvre littéraire de l’Irlandais Joyce et de l’Irlandais de souche Faulkner, fut incontestablement un levier qui permit au FLN de théoriser et adapter les principes de la guerre asymétrique au cas algérien, d’innover aussi, comme on le verra plus loin. Ils permirent à notre élite de prendre exemple et tirer les leçons de la guerre d’indépendance irlandaise et du «désastre», selon l’expression d’Aït Ahmed qui accompagna l’indépendance de ce pays en 1921. Ces erreurs que le FLN autant que le FNL vietnamien évitèrent bien de faire. Hô Chi Minh n’était-il pas à Paris, mêlé aux luttes ouvrières en compagnie de Abdelkader Hadj Ali, fondateur de l’Étoile nord-africaine cinq ans après l’indépendance irlandaise ?
Mais pour gagner la bataille du futur, ne faut-il pas auparavant gagner celle de la mémoire ? Gardons toujours à l’esprit cette évidence : les miracles japonais, sud-coréen, indien, chinois et iranien, on l’oublie souvent, se sont tous construits sur un puissant socle symbolique, le sentiment valorisant d’appartenance à une vieille nation riche de sa culture et de son passé millénaire. Pour cela, il nous faut débusquer et démystifier les points d’ancrage de la haine de soi, pilule empoisonnée laissée dans les consciences par un colonisateur défait mais néanmoins intelligent et visionnaire. Nous en distinguons trois principaux, autour desquels s’articule un faisceau métastasique de schèmes et contrevaleurs ayant pour but de déconstruire la conscience nationale qui a rendu possible le miracle de Novembre et la remplacer par une haine de soi post-coloniale inhibitrice de l’être collectif, propice à son irréversible assujettissement. Ces trois points d’ancrage sont les suivants : (i) la nation algérienne est de création récente ; (ii) la France a remporté une victoire militaire sur le FLN ; (iii) la gestion de l’Algérie postindépendance est un échec absolu. Ce qui sous-entend que les Algériens ne peuvent ataviquement se gouverner. Trois idées qui vont ensemble et se nourrissent l’une de l’autre. Tout ceci a pour intérêt d’amoindrir la légitimité du combat libérateur d’une part ; d’autre part, la faillite de la gestion de l’Algérie par les Algériens souligne bien tout l’intérêt qu’il y avait pour eux de ne pas contester l’ordre colonial, de le laisser perdurer, y compris sous une forme renouvelée qui agréerait la Cinquième colonne et son soubassement de proto-bourgeoisie compradore. La patrie de Massinissa — ce chef d’Etat dont la tombe tarde à être fleurie à El Khroub — devrait d’ailleurs insister davantage pour dire l’ampleur de sa profondeur historique, toute la richesse symbolique et le pouvoir fédérateur de son passé numide. Les germes auto-immuns en mesure de fragmenter et détruire l’être national sont pris en charge avec un ingénu entêtement par un historien français à la mine fort sympathique, autoproclamé spécialiste de l’Algérie et par ailleurs très en cour dans notre si naïf pays, mais aussi par quelque élite algérienne, son obligée le plus souvent(3). Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, ça marche ! Nombreux Algériens pensent sincèrement que le FLN a perdu la guerre d’Algérie, que leur nation est de création récente !
Dans sa grande mansuétude, le général qui rétablit la dignité de la France en 1942 et lui évita le naufrage en 1958 aurait, par charité — totalement farfelue en l’espèce —, offert l’indépendance à des Algériens dont l’armée de libération, épuisée, défaite, en guenilles, osons le mot, n’opposait plus aucune résistance ! Quelle raison d’État pourrait bien corroborer ce genre d’hypothèses incongrues ? Les Algériens furent-ils battus puis inexplicablement épargnés, élevés même au rang de nation par l’ancien colonisateur ? Il semble bien que non, comme nous allons le démontrer. Il faut le souligner avec force, nous avons combattu et remporté la victoire, nous n’avons que faire de la rancœur et de la haine, quand bien même nous y serions expressément invités par des comportements insistants de personnalités et historiens français représentatifs (parmi les stars, des obligés à l’évidence de quelque voisin inutilement hostile, citons B. Lugan(4) et A. Juillet(5), par ailleurs maître espion malheureusement recyclé dans un douteux commerce qui lui aliène notre pays et notre estime) d’une manière ou d’une autre d’une partie de la société française. Les guerres de nouvelle génération travaillent en profondeur les consciences des peuples de sorte à les convaincre de leur condition atavique d’esclaves. Internet offre des possibilités inédites pour briser les volontés, induire des complexes invalidants, véritables pilules empoisonnées dans les esprits des jeunes. Notre devoir est de démystifier ces démiurges en carton-pâte ! Une erreur répétée à l’infini, sans réplique adverse, prend la forme de l’évidence. Plus de soixante ans après notre indépendance, ces messieurs persistent dans leur tentative d’autant plus acharnée qu’elle est, à l’évidence désespérée, de démonétiser et la nation algérienne et l’issue victorieuse de la guerre libératrice. Ceci conforte notre pays dans sa marche et lui indique combien son expérience dérange encore, combien le danger est persistant !
La France est une grande nation qui a les ressources morales et l’incrément de vision nécessaires pour construire une relation ouverte sur le futur, qualitativement nouvelle avec l’Algérie. Elle n’a que faire de l’aide de ces tâcherons en peine de production d’un douteux consentement. Car la France est aussi et surtout la patrie de Jaurès, de Voltaire, la patrie du général de Bollardière, ce militaire qui démissionna pour protester contre la torture et les exactions infligées aux Algériens, la patrie des Porteurs de valises, de Sartre, des intellectuels signataires du Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie, la patrie de Chevènement, ce ministre de la Défense qui démissionna car il désapprouvait la guerre impérialiste que son pays s’apprêtait à livrer à l’Irak. C’est aussi la France de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, pas celle pour autant des Lumières qui, pas plus que l’esprit de 1789, n’illuminèrent plus loin que les côtes sud de la France, ce nouveau limes, frontière au-delà de laquelle l’Empire romain situait déjà la barbarie. Il ne serait pas sage de l’ignorer, cette France-ci, dont près de trois millions de ses citoyens sont aussi algériens, ne l’oublions jamais, dans les jugements que pourraient nous inspirer les dérisoires gesticulations de quelque sombre héritier de la honte pétainiste. Nous ne pouvons pas généraliser car ce pays mériterait mieux comme représentants que ces gardiens jaloux et honteux d’une mémoire coloniale déplacée, incongrue, incapables d’en assumer la triste et peu glorieuse issue.
Tous les stratèges le savent bien, l’interprétation et la communication sur l’issue de la guerre est un acte de guerre à part entière, on pourrait même dire l’acte de guerre ultime, absolu. Si vous arrivez à convaincre le vainqueur d’une confrontation armée que l’issue de la guerre lui a été défavorable, s’il a la naïveté de le croire, alors quand bien même vous fûtes vaincu, la victoire finale vous revient. Faute de ce travail de mémoire, ce travail de deuil, cet exorcisme (les États-Unis ne l’ont-ils pas fait avec l’aide de leurs écrivains, de leurs cinéastes concernant la guerre du Vietnam ?) on a au contraire pensé utile en France se livrer à ce jeu et tenter de vider l’indépendance algérienne de toute substance. Car la première vérité à dire surtout, sans pour autant écorcher l’orgueil hexagonal (si tant est que la vérité, une vertu, puisse être opposée à l’orgueil, un défaut tout de même, sinon un péché !) est que la France a été vaincue, elle a perdu la guerre d’Algérie. Nous l’avons montré dans notre livre(6), citant le grand stratège Clausewitz(7), la victoire était du côté des Algériens, pas de la France, même si, comme on le rappelle à souhait, les maquis étaient sévèrement affaiblis, voire dans certains cas désarticulés, par rapport aux 500 000 hommes du corps expéditionnaire français.
La Casbah d’Alger héroïque était sous le contrôle de troupes d’élite venues pour ce faire des jungles vietnamiennes. Fallait-il vraiment faire venir de si loin des soldats d’élite pour mater, en perdant son âme, le petit peuple misérable et glorieux d’Alger ! On voudrait aussi nous convaincre que pour la première fois dans l’histoire, le vainqueur d’une guerre, dans un acte magnanime et totalement saugrenu, aurait abandonné au vaincu le territoire convoité, allant même jusqu’à déplacer une importante colonie de pieds-noirs dans la précipitation, dans des conditions chaotiques, épouvantables ; allant même jusqu’à abandonner à leur sort les supplétifs qui, au péril de leur honneur et de leur vie, trahirent leur peuple pour se mettre à son service. La France victorieuse de la guerre d’Algérie, cette contrevérité prend en effet les traits de l’évidence, et une abondante littérature se charge de la fonder, notre histoire s’écrivant malheureusement ailleurs qu’en Algérie ; le plus souvent chez l’ancienne puissance coloniale. Clausewitz nous dit que la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens. La guerre est un acte politique ultime, elle survient lorsque les intérêts de deux protagonistes ne peuvent être arbitrés autrement que par la violence. Son point de départ est politique de même que sa conclusion. On ne fait pas la guerre pour faire la guerre, on la fait pour réaliser un objectif politique qui ne peut être réalisé d’une autre manière, en l’occurrence ici l’indépendance de l’Algérie, ce à quoi est parvenu le FLN, on ne peut le contester. Convergeant avec Clausewitz qui, de son propre aveu, l’inspira, Aït Ahmed le formule avec une grande clarté : «la guerre est un instrument de la politique. Les formes du combat libérateur doivent se mesurer à l’aune de la politique. La conduite de ce combat est la politique elle-même ; la lutte armée devient politique à son niveau élevé.»(8)
Clausewitz confirme aussi que, dans une confrontation armée, lorsque l’un des deux belligérants considère que la poursuite des buts de guerre ne justifie plus les pertes (militaires, économiques, politiques) qu’il encourt, il renonce à la poursuite de l’affrontement et est donc de fait le vaincu, en aucun cas le vainqueur. N’était-ce pas le cas de la France ? Abondant dans la pensée de Clausewitz, Basil Liddell Hart, théoricien de référence en matière de stratégie, nous dit : «La victoire, au sens vrai du terme, implique que l’état de paix, pour le peuple vainqueur, est meilleur après la guerre qu’auparavant. Prise dans ce sens, la victoire n’est possible que si un résultat peut être acquis rapidement, ou si un long effort peut être proportionné aux ressources nationales. La fin doit être ajustée aux moyens. Si les éléments indispensables à une telle victoire font défaut, l’homme d’État avisé ne manquera aucune des occasions qui lui seront offertes pour négocier la paix.»(9) Et qu’a donc fait de Gaulle, sinon négocier la paix !
La guerre d’Algérie est l’un des conflits asymétriques les plus caractéristiques dont le rapport de 1948 au Comité central du PPA-MTLD, la Déclaration de Novembre et la Plate-forme de la Soummam ont posé fondements théoriques, objectifs et principes directeurs. J. Baud nous dit que «dans les guerres asymétriques, le succès n’est pas associé au nombre de morts mais à la réaction provoquée par les destructions».(10) Guerre du faible contre le fort, c’est aussi le seul cas dans l’Histoire où la guerre a été portée par le faible, avec la glorieuse Fédération de France du FLN, jusque sur le territoire supposé sanctuarisé du fort. Les conflits asymétriques sont en effet une rupture dans l’art de la guerre ; ils y bouleversent les règles, rompant la linéarité propre aux conflits symétriques, aux guerres classiques, le succès ne se concrétisant pas par des positions sur le terrain, ni dans les pertes humaines ou matérielles mais dans l’impact auprès des opinions, la désorganisation que provoque la guerre dans l’ensemble des systèmes qui constituent et fondent la force ennemie : économie, image générale, cohésion sociale, stabilité politique. La Quatrième République n’a-t-elle pas volé en éclats en France ? La France n’a-t-elle pas manqué d’imploser alors même que des paras séditieux étaient prévus d’être parachutés sur les Champs-Élysées? En mai 1958, on a dû faire appel à un monsieur qui est venu avec ses galons de général prendre les rênes de l’État.
Le Premier ministre Pflimlin s’est effacé de même que le président René Coty, et la direction du pays fut confiée à un chef d’État, militaire de son état, qu’on continua à appeler «mon général». Que cela se fût déroulé au Mali ou au Niger, les bonnes consciences n’auraient-elles pas levé les bras au ciel et crié au coup d’État ! De fait, l’avènement de la Cinquième République n’est rien d’autre qu’un coup d’État, par ailleurs salutaire pour la nation française, en réponse à une situation de chaos dont la cause est, qu’on le veuille ou non, l’efficace résistance opposée par le FLN aux desseins français et la violence qui a résulté de cette résistance, laquelle frappa le système adverse dans son entier ! Certains universitaires français ont beau gloser sur la question, autant en France que dans les tribunes qu’on leur offre obligeamment en Algérie, ils n’y changeront rien car les faits sont têtus.
Dans les conflits asymétriques, nous n’avons en effet pas deux armées qui se font face sur un théâtre d’opérations, il n’y a pas matérialité d’un champ de bataille mais un espace opérationnel englobant l’ensemble des dimensions où la confrontation s’opère. L’espace humain en devient la clé ainsi que l’espace informationnel ou «infosphère». Les espaces géographique, aérien, etc. n’y jouent pas le rôle-clé comme dans les conflits symétriques. Le «centre de gravité» cher à Clausewitz, ce point duquel dépend la force de l’adversaire, n’est pas ici visé directement. Nous sommes en présence d’une stratégie indirecte qui vise le système dans son entier et non une partie de celui-ci. «La stratégie indirecte est donc globalement orientée sur un système et non sur des éléments de ce dernier»(11), nous dit Jacques Baud. Ainsi, la désorganisation de celui-ci et non l’acquisition de positions sur le terrain expriment la victoire. Et en général les révolutionnaires qui mènent des batailles asymétriques l’entendent ainsi. La guerre du Vietnam en est un exemple frappant. Il y est admis que les États-Unis ont dominé sur le plan tactique sans pour autant remporter la guerre. Bien entendu, la communication y joue un rôle-clé ; par elle le faible projette le conflit hors du champ de bataille et impose au fort un champ de bataille virtuel à son avantage, impliquant par l’information les opinions publiques, les ONG et les Nations unies. Les décisions tactiques prises sur le terrain y sont souvent assujetties. L’opération visionnaire engagée par Zighout Youcef dans le Nord constantinois le 20 août 1955 était une décision tactique caractéristique d’un conflit asymétrique. L’attaque des lieux publics par les commandos du FLN et la grève des huit jours à Alger sur ordre de Ben M’hidi sont du même ordre ; de plus, pour cette dernière, une réplique du FLN aux manœuvres diplomatiques françaises lors de l’examen de la question algérienne aux Nations unies. «L’une des particularités essentielles de la guerre asymétrique est qu’elle n’est pas basée sur la recherche de la supériorité mais sur la conversion de la supériorité de l’adversaire en faiblesse.»(12)
Cette démonstration était nécessaire car je trouve inutile d’entretenir davantage encore le débat sur l’issue de la guerre, voire même la question de la repentance qui devient accessoire dans la mesure où l’Algérie a remporté cette guerre. Le plus impératif est que nous démystifions les tentatives plus insidieuses prises en charge par des historiens pour le nier, plus encore affirmer contre toute logique que la nation algérienne, qui plus est vaincue par la France, naquit à l’indépendance, que sa configuration présente est le fait de la puissance coloniale. Il était important pour nous de le dire. Car il faut aussi que nos enfants sachent d’où ils viennent, que la guerre d’indépendance était surtout le fait d’authentiques héros anonymes, le plus souvent provenant du petit peuple, qu’elle fut portée, selon le mot du grand Ben M’hidi, par ce peuple. Elle est et restera aussi un cas d’école en matière de stratégie, après Dien Bien Phu, une avancée réelle dans l’art de la guerre, nous voulions insister sur ce point. Elle s’est surtout soldée par une victoire indiscutable que nous devons défendre et consacrer chaque jour, non pas par un repli sur le passé, mais forts de celui-ci, par un travail de production de sens, par la projection dans le futur de notre grande nation, l’Algérie. Nous le devons à nos martyrs, nous le devons à nos enfants.
C. En guise de conclusion…
Le devoir de vérité est la seule issue possible pour instaurer des relations apaisées, l’amitié entre les peuples. Combien de Français sont-ils d’origine algérienne, combien ont-ils un lien affectif fort avec l’Algérie ? Combien d’enfants de Bondy, Sarcelles, des Minguettes ou du Neuf-trois parisien aiment d’amour l’Algérie, la patrie de leurs racines, sont prêts à donner leur vie pour elle, comme pour la France, leur patrie tout autant ? Les footballeurs venus de l’Hexagone ainsi que leurs supporters ne finissent pas de nous le dire. Le drapeau algérien flottant rageusement dans les Champs-Élysées les jours de victoire de l’équipe nationale n’est en rien une insulte à la France, c’est surtout, pour un prospectiviste averti, un signal porteur de futur. Faut-il seulement avoir, non pas la compétence, surtout l’honnêteté de le lire à Paris. L’Algérie, tout comme la France, s’enrichit de ce lien culturel, affectif. Un lien malheureusement télescopé, mis en danger par des intellectuels, tout brillants qu’ils fussent, encore incapables d’intégrer toute la complexité de la condition humaine, de l’homme sujet et objet de l’Histoire.
Au moment où se défont dans l’Afrique des réseaux Foccart et la Françafrique, l’évidence de l’absurdité du lien néocolonial apparaît dans toute sa nudité. Maintenu par acharnement thérapeutique au prix d’un brinquebalant compagnonnage de la France des droits de l’Homme avec de douteux dictateurs, cela au prix de pillages et de fermeture de toute perspective de développement et de prospérité pour les peuples africains, cette option stratégique est contestée en profondeur, irréversiblement réfutée par une jeunesse africaine décomplexée, surtout éduquée et ambitieuse pour ce continent jusqu’alors sinistré. Au moment où l’OCDE vit une crise structurelle qui en menace la viabilité, l’Europe est brutalement télescopée par les retombées de la crise ukrainienne. L’Union européenne, déjà chancelante depuis la crise du Covid, qui s’était surajoutée à une crise économique structurelle dont l’essence réside d’une part dans un élargissement excessif, pensé surtout dans l’esprit de MacKinder et son disciple Z. Brzezinski qui consiste à contenir l’émergence d’une Eurasie puissante qui mettrait en péril les puissances thalassocratiques États-Unis et Grande-Bretagne. Elle réside, d’autre part, gravement, dans l’inflexion néolibérale donnée au projet européen en totale contradiction avec la vision dirigiste étatiste qui présidait au projet de ses fondateurs.
L’Allemagne, le désormais «homme malade de l’Europe», par son affaiblissement, fragilise le couple dit franco-allemand et met en grave péril l’Euroland. La France, pays désindustrialisé au grand regret de nombre de ses experts, doit se réinventer un projet, loin des schèmes néocoloniaux. Un projet qui n’aurait plus comme béquille la défunte Françafrique mais se fonderait sur un nouveau paradigme basé sur un sincère engagement en faveur du co-développement et de la prospérité partagée. L’Algérie ambitionne légitimement à l’émergence et à l’affirmation de sa puissance. Frontière méridionale de l’Europe, contenant à son corps défendant, au prix d’un lourd coût financier, au profit de cette dernière, il faut bien le dire, les pressions entropiques, la diffusion de l'instabilité venant de son flanc sud, son ancrage africain et méditerranéen occidental constitue sa profondeur stratégique et sa force, soulignent l’impératif de l’Europe pour la construction de partenariats stratégiques avec les champions industriels nationaux. Son ensoleillement exceptionnel, ses ressources en hydrocarbures ainsi que son expertise et expérience industrielle, la jeunesse de sa population, la qualifient pour ambitionner à figurer parmi les leaders de la transition énergétique et numérique. Car l’énergie est à la base de toute ambition numérique, l’Algérie en regorge. La Méditerranée occidentale ne devrait-elle pas, dans ce sens et ce nouveau contexte, être un pont et non plus une arène où des producteurs de sens sur son flanc nord se jouent de l’asymétrie induite par l’Histoire et, il faut bien l’avouer, l’économie, engagent inutilement le fer, faute d’être eux-mêmes décolonisés, affranchis dans leurs esprits?
M. P.
(*) Fils de moudjahid, descendant de braves qui combattirent aux côtés de l’Émir. Enseignant et consultant en stratégie et géopolitique.. Expert dans les questions énergétiques
Mourad.preure@gmail.com
1) L’iPhone X fait la fortune de… Samsung - https://www.clubic.com/actualite-836796-iphone-fortune-samsung.html
2) Les plus grands constructeurs mondiaux. EY avril 2023 - file:///C:/Users/hp/Downloads/ey-barometre-auto-2022-20230421.pdf
3) Voir l’excellent article de Mahieddine Khelifa, «Les falsificateurs de l’histoire algérienne» https://www.liberte-algerie.com/contribution/les-falsificateurs-de-l-histoire-de-l-algerie-360320
4) Lugan (B.), L’Algérie, l’histoire à l’endroit, Bernard Lugan Éditeur, Paris 2017
5) https ://www. facebook .com/watch/?v=726397684703666
6) France – Algérie. Le grand malentendu. Levet (J.L) et Preure (M.). Editions de l’Archipel, Paris et Emergy Éditions, Alger 2012.
7) von Clausewitz (C.), De la guerre, Éditions Payot et Rivages, 2006
8) https://hoggar.org/2013/02/02/la-portee-du-rapport-de-zeddine-en-1948-presente-par-hocine-ait-ahmed/
9) B. H. Liddell Hart, Stratégie, Éditions Perrin 2007, p. 565.
10) Baud (J.) la Guerre Asymétrique, Éditions du Rocher 2003, page 13
11) Baud (J.), Ibid, page 96
12) Baud (J.) Ibid, page 78
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Posté Le : 23/11/2023
Posté par : rachids