Pour que ce qui
va suivre reste clair aux yeux de nos lecteurs, il me paraît nécessaire de
rappeler et de préciser quelques concepts et quelques choix.
L'économie de marché est née progressivement
voici trois ou quatre mille ans sinon plus. Il n'y a pas d'inventeur connu,
comme pour l'agriculture ou l'écriture. Elle se définit par le rapport direct
entre le vendeur et l'acheteur, ce dernier étant libre d'acheter ce qu'il veut
quand il veut à qui il veut et libre même de discuter le prix, si ce prix n'est
pas le résultat de l'évidence que tous les vendeurs proposent à peu près le
même. Il résulte de ces caractéristiques que l'économie de marché traduit
l'enracinement de la liberté dans la matérialité de la vie quotidienne. On est
pas sorti de là, les tentations pour se débarrasser de l'économie de marché ont
toutes échoué, les plus vigoureuses ont fini dans le totalitarisme et le monde
entier a salué chaleureusement le choix courageux des pays d'Europe centrale
qui furent communistes, de rallier l'économie de marché que la
social-démocratie internationale, à la seule exception du parti français avait
ralliée dès 1946.
Pendant des millénaires, le marché fut une
affaire d'individus : artisans et commerçants face aux consommateurs. Le
capitalisme est le passage du marché aux grandes unités. Machine à vapeur et électricité
permettent de faire travailler beaucoup d'hommes ensemble et la société anonyme
permet de rassembler beaucoup d'épargnants ensemble qui deviennent des
capitalistes. Cela a moins de trois siècles.
Ce système est fabuleux. Si l'on vivait sous
la révolution française, à peine deux fois mieux que sous l'Empire romain, on
vit maintenant 150 fois mieux. Ce système est en outre très cruel. Il a
commencé en faisant travailler les salariés 17 heures par jour, sans congé ni
retraite. C'était le retour de l'esclavage. Le jeu de la démocratie, les luttes
sociales et l'action syndicale des travailleurs et le combat politique de la
social démocratie ont réussi à utiliser une part de l'efficacité du système pour
en corriger la dureté.
Mais le système est surtout très instable,
livré à lui-même, il connaît une crise tous les dix ans à peu près. La plus
grande du XXe siècle, entre 1929 et 1932, a produit 70 millions de chômeurs –
aucune indemnité à l'époque – en moins de six mois rien qu'en Allemagne, en
Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, et elle a fait élire Adolf Hitler. Coût de
la crise, une guerre à 50 millions de morts.
Après la guerre, on a cherché à stabiliser le
système et on y est arrivé. Trois grands régulateurs ont été progressivement
mis en place : la sécurité sociale qui est un moyen d'humaniser le système en
le stabilisant ; les politiques budgétaire et monétaire keynesiennes, qui sont
des outils permettant d'amortir les variations, donc les crises ; et surtout
les politiques fordistes des hauts salaires et de réduction des inégalités qui
sont un moyen d'amener tout le monde à pouvoir consommer beaucoup.
Le résultat fût fulgurant : trente ans de
croissance régulière et rapide, le plein emploi constant dans tous les pays
développés et jamais de crise économique ni financière. On a appelé cette
période «les trente glorieuses». Notre niveau de vie a été multiplié par pas
loin de dix durant cette seule périoide. Et c'est ce qui a permis la victoire
économique de l'Occident face à l'URSS. C'est ce capitalisme là qui a convaincu
la populations des pays de l'Est de nous rejoindre même si cela n'a été
possible que quand le système commençait à se déteriorer sérieusement.
Car la politique des hauts salaires provoquait
de la croissance mais diminuait les profits. Les actionnaires se sont organisés
: fonds de pension d'investissement ou d'arbirtrage. Leur pression a réussi à
faire diminuer l'emploi et la part des salaires. Dans le produit global, cette
dernière a perdu 10% en trente ans. On a dans, tous les pays développés, 15 à
20 % de travailleurs précaires qui s'ajoutent aux 5 à 10 % de chômeurs et aux 5
à 10 % d'exclus du marché du travail : les pauvres. Et surtout, il se produit
une grave crise financière, continentale ou mondiale, tous les 4 ou 5 ans,
depuis 25 ans. La croissance est ralentie, tombée au-dessous de 3%. La dernière
crise, l'actuelle, fut déclenchée dans la sphère financière par des
malversations généralisées, « subprime » et « titrisation », c'est-à-dire
camouflage de créances douteuses parmi des bonnes dans des titres financiers
regroupés, vendus dans le monde entier.
Les banqueroutes contagieuses ont provoqué un
arrêt du crédit qui lui-même a engendré une redoutable récession entraînant une
augmentation rapide du chomage. Les trois régulateurs se sont affaiblis. Les
Etats développés ont réagi plus vite et plus intelligemment qu'en 1929. Les
fonds publics ont sauvé beaucoup de banques. On a arrêté l'hémorragie bancaire
sans pour autant pouvoir faire repatir la croissance.
Nous sommes maintenant dans une très étrange
période où gouvernements, banquiers et journalistes célèbrent la fin de crise
simplement parce que l'effondrement bancaire est arrêté. Mais rien d'autre
n'est résolu et le chômage continue d'augmenter.
Pire que cela s'il se peut, la profession
bancaire profite de ce sauvetage sur fonds publics pour tenter de préserver
tous ses privilèges, notamment des surrémunérations immorales et insensées
comme la possiblité de créer et de multiplier des marchés de produits
financiers spéculatifs détachés de toute activité économique réelle. La
soit-disant fin de crise, c'est la reconstitution à l'identique des mécanismes
qui l'ont favorisée.
Pendant ce temps, l'activité peine à se
stabiliser à un niveau inférieur de 5 à 10 % selon les pays, à celui de 2007.
S'agissant de la macroéconomie, il n'y a guère de sortie en vue mais bien peu
de gens en parlent. Le fond de la crise, c'est la confrontation brutale entre
la perte de pouvoir d'achat et donc de consommation des classes moyennes et
populaires, avec l'éclatement de bulles spéculatives dues à l'apreté avec
laquelle les classes aisées cherchent à faire fortune. Or si le système permet
l'accès à l'aisance de presque tous, il ne permet pas l'accès à la fortune de
toutes les classes aisées à la fois. Il faut maintenant s'attendre à une longue
stagnation parsemée de crises financières périodiques.
Les électeurs européens viennent de confirmer
qu'ils préfèrent le système du droit à faire fortune pour la plupart. Voilà qui
nous promet un avenir difficile.
*Ancien Premier
ministre français et ancien dirigeant du Parti socialiste, est membre du
Parlement européen
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Posté Le : 13/08/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Michel Rocard*
Source : www.lequotidien-oran.com