Publié le 20.03.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par le Professeur émérite Chems Eddine Chitour
École polytechnique, Alger
«Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d'imbéciles qui, avant, ne parlaient qu'au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd'hui, ils ont le même droit de parole qu'un prix Nobel.»
(Umberto Eco)
«Les lions ne meurent pas ! Ils disparaissent.»
(Proverbe berbère)
Cette année 2023 est, décidément, à marquer d’une pierre noire, elle nous a ravi plusieurs professeurs qui laisseront, à n’en point douter, leurs idées et leur sacerdoce vivaces.
Ainsi le 1er mars dernier s’éteignait, paisiblement, dans l’anonymat le plus strict, le professeur Slimane Chitour, ancien interne des hôpitaux d’Alger, l’un des pères fondateurs de l’université algérienne post-indépendance. Il eut à se battre contre l’ignorance, édifier, instruire, éduquer et pendant toute sa carrière, donner l’exemple de l’humilité et de la force tranquille. À bien des égards, à sa façon, le professeur Chitour joua, pour ses étudiants par son comportement intransigeant, le rôle d’un phare dans la nuit noire de l’intellect.
Les messages de condoléances
Dans l’impossibilité de lister les centaines de témoignages de compassion des Algériennes et des Algériens, nous rapportons ce témoignage sous forme d’hommage rendu par le professeur Benbouzid à son maître en décembre 2021. Nous lisons : «Triste nouvelle pour la communauté médicale nationale ! Le professeur Slimane Chitour, figure emblématique de l'orthopédie algérienne, maître hors-pair et grand humaniste, s'en va comme il a vécu et travaillé : dans l'humilité. On ne peut dire ni cerner l'homme humble, serviable, épris des sciences et des libertés, grand défenseur de la dignité humaine, que merci et mille fois merci pour tout ce que vous avez donné à notre pays, à notre peuple et à notre médecine ! Ces images que nous diffusons sont prises lors de sa présence à la nuit de reconnaissance et gratitude que notre journal الصحة Esseha a organisée le mois de décembre 2021. Nous lui avons rendu hommage, ainsi qu'à sa femme, Pr Fadhila Chitour, et il était, cette nuit-là, rayonnant de joie de partager la soirée avec ses amis et confrères et consœurs.»(1)
Pour le professeur Mustapha Yakoubi : «Pr Slimane Chitour, l'un des pionniers de la chirurgie orthopédique algérienne vient de nous quitter Allah yerahmou pour un monde meilleur. Il y a quelques mois, il est passé me voir dans mon bureau au service, où il se plaignait de douleurs du genou. Cette consultation s'est transformée en un cours d'anatomie dont je me suis transformé en un élève qui écoutait son maître, j'avais un énorme plaisir à l'écouter avec sa grande élégance dans la description des différents ligaments du genou et pour chacun son rôle physiologique. Son dernier conseil était de sauver ce qui reste de l'enseignement hospitalo-universitaire où il était inquiet.»
Qui est Slimane Chitour ?
C’est un fils de l’Algérie profonde, cette Kabylie des longues peines, pour reprendre le bon mot du regretté Mostefa Lacheraf, dans le village d’Ighil Ali, qui a vu naître Fadhma Amrouche. Il était très difficile de sortir de la condition misérable où les avait cantonnés le colonialisme. Après la communale à l’école à Bordj Bou Arréridj sous la bienveillante garde de son frère aîné Malek, son père (mon grand-père) a dû se saigner aux quatre veines, pour lui permettre d’intégrer le lycée de Sétif. Il eut comme condisciples au lycée Mohamed-Kerouani, anciennement lycée Eugène-Albertini, toute une jeunesse qui renfermait en son sein les graines de révolutionnaires à l’instar de Belaïd Abdesselam, Mohamed Salah Benyahia, Kateb Yacine et tant d’autres. Après avoir réussi, brillamment, aux deux baccalauréats, il opta pour la médecine, discipline rébarbative et demandant des qualités de résilience.
Slimane Chitour exploita les interstices de tolérance permis par le pouvoir colonial pour prétendre se mesurer à l’élite et la voie royale de l’internat, seul étalon de référence que le gotha des dynasties de professeurs mandarins léguait de père en fils ou fille. Ce fut une gageure que de se battre contre le «système de cooptation, code non écrit, pour pouvoir s’imposer brillamment et décrocher le fameux sésame, la deuxième place de l’internat : la première lui ayant été refusée. Il devint par la suite chirurgien des hôpitaux.
À l’indépendance, il répond à l’appel du pays. Il enseigna l’anatomie et devint chirurgien des hôpitaux, puis chef de service du pavillon Bichat. Appelé par les hautes autorités par deux fois dans les années 60-70 pour aider les pays frères et amis, peu de personnes se souviennent de ses missions pendant la guerre des six jours au Moyen-Orient et plus tard au Nigeria. Il dirigea son service avec rigueur.
Quelques données sur la Faculté de médecine d’Alger et le laboratoire d’anatomie
On sait que les études de médecine ont débuté dès le début de la colonisation. À l'occasion du 150e anniversaire de la création de l'école de médecine, le professeur Abid a essayé de retracer les principales étapes de cette école. Le Docteur Baudens y a dispensé le premier cours d’anatomie en 1833. La création du laboratoire d’anatomie se fera en 1854, avec le professeur Trolard. Ce sera ensuite les professeurs Leblanc et de Ribet : «La Faculté de médecine et de pharmacie d’Alger est l’une des plus anciennes facultés de médecine du continent africain. Après cette loi de 1909, il y avait 100 étudiants en médecine, 16 en pharmacie et 23 pour les études de sages-femmes. Elle disposait de seize chaires magistrales. Dans les années 30, les grands maîtres de la faculté sont les professeurs Costantini Robert Courrier en histologie embryologie, Emile Leblanc et René Marcel de Ribet (1894-1967), grande figure de l’anatomie. Son œuvre, comme le rappelait son successeur, le professeur Slimane Chitour, peut se diviser en quatre étapes : sa thèse consacrée au périnée ; la fameuse polémique où il niait l'existence du trou de Magendie (1952-1954) ; l’important travail sur l'anatomie et la vascularisation du thymus et enfin l’important traité schématique sur le système nerveux connu mondialement. Il développera, par ailleurs, l'anatomie comparée et la médecine opératoire.»(2)
«Les études médicales vont prendre de plus en plus d’importance auprès des étudiants musulmans et à partir de la Seconde Guerre mondiale, c’est la Faculté de médecine qui possède l’effectif estudiantin le plus important et qui verra les premières étudiantes musulmanes, d’abord Aldjia Noureddine reçue au concours de l'internat des hôpitaux d'Alger en novembre 1942. Parmi les réalisations de la Faculté de médecine d’Alger, on peut citer en particulier la généralisation de l’anesthésie en circuit fermé à une époque où, en France, on utilisait encore le masque d’Ombreddane. L’invention du scialytique par Vérain, professeur de physique, scialytique qui fut installé pour la première fois à la clinique chirurgicale universitaire. Benhamou développera la transfusion sanguine et mettra en place l'un des premiers centres de dessiccation du plasma permettant de fournir les armées alliées en 1942-1944. Dans les années 50-60, les grandes figures de la faculté ont pour nom : Goinard qui dirigeait alors le service de chirurgie Bichat, René Bourgeon, pionnier des nouvelles techniques chirurgicales et un des premiers chirurgiens dans le monde à réaliser une hépatectomie réglée qui dirigea la chaire d'anatomie et de chirurgie expérimentale à la faculté. En 1957, on dénombrait trente-deux chaires pour 639 étudiants en médecine, 246 en pharmacie et 91 en chirurgie dentaire.»(2)
Les débuts de la Faculté de médecine post-indépendance
Le départ des médecins français amena l’Algérie à prendre rapidement la relève et à appeler les compétences formées à l’étranger pour l’encadrement en mettant en œuvre des examens de passage et des concours, indépendamment des nominations de chefs de service par décrets ; décisions dictées par l’urgence des situations. Ainsi et comme l’écrit le professeur Abid, «à l'indépendance du pays (juillet 1962), il n’y avait qu'un seul agrégé, le docteur Aouchiche, ophtalmologue, agrégé en 1958 à Marseille. Il sera doyen de la nouvelle Faculté de médecine de 1963 à 1971. Le défi fut relevé par un noyau de médecins algériens. À l'exception de quelques-uns (Lebon, Maril et Seror), la plupart quittèrent l'Algérie peu après 1962. Parmi les autres spécialistes, il y avait très peu d’anciens internes ou de chefs de cliniques. La majorité des spécialistes étaient des CES. Ces médecins spécialistes furent nommés, par nécessité, assistants sans subir d’épreuve préalable, mais comme le signale M. Djennas, «ce titre portait un péché originel. En aucun cas, dans une carrière destinée à permettre aux meilleurs d’émerger pour former la future élite médicale, qui aurait la responsabilité historique de fonder la médecine algérienne, le premier titre ouvrant la porte d’accès à cette dernière ne devait être acquis sans ‘’combat’’. Seuls les concours, quelles qu’aient pu être leurs modalités, étaient à même de permettre aux candidats de se surpasser, d’extraire le meilleur d’eux-mêmes, de connaître également leurs limites et celles, donc, d’une ambition. Seuls les concours devraient consacrer une nomination. Une progression exclusivement administrative laisse toujours un certain relent d’insatisfaction, un sentiment d’usurpation de poste».(3)
«Le corps des rangs magistraux algérien sera renforcé à partir de 1963 par quatre autres membres. Au premier noyau des cinq agrégés algériens sur concours vont s’ajouter les agrégés du premier concours organisé en octobre 1967 en Algérie : Slimane Chitour en anatomie (…) Ainsi, à partir de la rentrée universitaire 1962-1963 et jusqu’en octobre 1971, les études de médecine duraient, comme en France, sept ans. L’année 1971 verra effectivement un grand bouleversement des études médicales avec l’application de la réforme générale des études universitaires initiée par le ministre de l’Enseignement de l’époque : Mohamed Sédik Benyahia. Cette réforme réduisit le cursus des études médicales qui passèrent de 7 à 6 ans et supprima le concours d’internat qui était le passage obligé à toute candidature à une carrière hospitalo-universitaire. Les enseignements sous forme de modules correspondant à chacune des grandes spécialités de la médecine. L’évaluation se faisant essentiellement par des épreuves basées sur des QCM (questions à choix multiples). Une sixième année dite de stage interné clôturait le cycle de graduation : l’étudiant effectuait 4 stages de 3 mois dans les spécialités de base (pédiatrie, gynéco-obstétrique, chirurgie et médecine).»(3)
«La réforme des études médicales, poursuit l’auteur, si elle a permis d’augmenter de manière appréciable le nombre de médecins spécialistes dont le pays avait besoin, a quand même montré ses limites. Elle a ainsi donné un coup d’arrêt au laboratoire d’anatomie. En effet, si jusqu’en 1976, l’enseignement de l’anatomie se faisait méthodologiquement avec des prosecteurs, sur des cadavres, depuis cette date, les dissections cadavériques disparaissent et l’enseignement de l’anatomie devient théorique. Le dernier cadavre enregistré sur le livre du laboratoire d’anatomie date du 2 avril 1976.»(3)
Excellence de la Faculté de médecine
«Je peux témoigner, déclare un ancien élève de la Faculté de médecine, que d’octobre 1957 à octobre 1962, dans la médecine coloniale finissante, de ces deux mondes, la fac, et Mustapha, car les CHU n’existaient pas encore… Mais c’était quoi, cette fac de médecine d’Alger ? Une petite fac de province, des études au rabais ? Non, c’était une des facs du peloton de tête ! Quand je commençai mes études, il existait 12 facultés de médecine françaises dont Alger. Les concours hospitaliers étaient identiques à ceux de la métropole et l’internat pouvait se prévaloir d’avoir connu 80 promotions à partir de 1873. La fac d’Alger était la seule fac de médecine française de toute l’Afrique, et elle avait un niveau estimable. De 1959 à 1961, il y eut la création des CHU, et Alger suivait le mouvement.»(4)
Le service Bichat, là où tout a commencé
Après le départ du professeur Jacques Ferrand, le professeur Slimane Chitour prit la difficile succession de ce service de traumatologie prestigieux. Le docteur Claude El Baz parle des débuts de ce service : «Bichat-Nélaton, tel était le nom des deux pavillons, d’abord séparés, puis réunis en un seul bâtiment qui fut radicalement modernisé dès la fin de la guerre. Cet ensemble de plus de 200 lits était considéré comme un modèle par de nombreux visiteurs métropolitains et étrangers. Dans les années 50, ce concept était révolutionnaire et envié en France. Que dire enfin des deux salles d’opération qui constituaient le clou de Bichat : elles avaient la forme de demi-sphères. L’opérateur disposait ainsi d’un éclairage idéal.»(5)
La médecine au XXe siècle doit-elle exclure le médecin?
L’une des impasses de la médecine est de croire que la technologie peut tout faire. La technique, est-il ânonné, peut remplacer le médecin. Rien n’est plus excessif ! Il est vrai que le XIXe et le XXe siècle ont vu des conquêtes scientifiques au profit du malade, notamment par des découvertes majeures.
Ainsi : «La science et la technique évoluent considérablement au cours du XXe siècle. La médecine devient une science ; dorénavant, des études de médecine sont nécessaires pour être médecin. Les années 1920-1960 sont celles des vaccins et des antibiotiques ; les années 1970 celles de l'amélioration des techniques de diagnostic grâce au scanner et à l'IRM, première IRM de 1973 ; les années 1990 sont celles des thérapies géniques, permettant de lutter contre les maladies dégénératives. Les maladies psychiques sont mieux traitées avec la découverte des neuroleptiques (1952) et des antidépresseurs (1957).»(6)
Avec l’irruption de l’intelligence artificielle, on serait tenté de croire que nous n’avons plus besoin de médecins mais de technologues avec ce que j’appelle la médecine 2.0 : «Ainsi, aux États-Unis, l'intelligence artificielle (IA) ChatGPT vient de passer avec succès les trois épreuves de 350 questions à résoudre pour obtenir le United States Medical Licensing Examination (USMLE) lui permettant d'être docteur en médecine. Deux univers, l'un faisant référence à l'ancien temps, reposant sur l'octroi aux seuls médecins du pouvoir diagnostique ; l'autre, promouvant l'avenir. Demain, le malade pourra faire son diagnostic lui-même avec son ordinateur, aidé, au besoin, par un professionnel de santé non médecin.»(7)
«Dans le domaine médical, les robots transforment la façon dont les opérations chirurgicales sont réalisées, la robotique médicale fait parler d’elle en ce début de XXIe siècle. Ce dernier objectif est celui du robot. Quant à la visite médicale dans les services, elle n’échappe pas non plus au ‘’robotisme’’. De nouveaux prototypes de médecins circulent désormais sur roulettes au lit du malade dans quelques services d’Amérique du Nord. Le praticien fait sa visite depuis l’hôtel de son congrès situé à trois fuseaux horaires, dialogue en direct avec son patient par webcam interposée et reçoit sur écran bien sûr tous les renseignements paramédicaux, ainsi que la courbe des signes vitaux. Il en tire une synthèse qui lui dictera la stratégie de prise en charge. Très pratique, certes, mais… plus d’examen clinique au lit du malade. Quant au moment unique relationnel entre le médecin et son patient, il est tout simplement évacué.»(7)
Pour une réhabilitation de l’éthique avec les outils du XXIe siècle
S’il est vrai qu’il nous faut épouser notre temps, il y a deux ans, j’avais proposé la mise en place à Sidi Abdallah d’une médecine de référence 2.0 qui nous permettrait de former les futurs professeurs aussi bien armés en médecine qu’en informatique et robotique. Cela ne suffit pas. Nous devons réhabiliter la majesté de la visite du patron qui dédie chaque jour un temps important à la visite des patients. La visite au malade ce n’est pas de la nostalgie. On peut regretter des dérives pour l’appât de l’argent, l’ascension rapide. Ce que les gardiens du temple de la norme appellent «la voie des pentoses» donne une mauvaise image. Il ne suffit pas que le professeur premier arrivé au service fasse sa visite aux malades avec une cohorte d’apprenants, il devrait, aussi, les visites aux malades terminées, dispenser son enseignement et revenir au bloc ensuite. Je ne veux retenir que les références qui honorent la médecine.
Sans verser dans une nostalgie qui, d’une certaine façon, a tendance à embellir le passé, ce fut une époque bénie que l’enseignement d’alors, où nous devions prouver au quotidien que nous pouvions suivre les études par le travail en dehors de toute interférence démagogique qui a fait tant de mal à l’université algérienne. Il faut bien convenir que la médecine connaît une crise morale en larguant les vraies valeurs, celles de la compétence, de l’humilité du travail bien fait, de la sueur ; en un mot, du mérite, loin de tout trafic et népotisme.
J’en appelle à réhabiliter l’éthique ! La prière médicale de Maïmonide commence ainsi : «Éloigne de moi, mon Dieu, l'idée que je peux tout.» Le serment d'Hippocrate est considéré comme l’un des textes fondateurs de la déontologie médicale. Il devrait constituer le cap de toute formation en médecine et être lu à la fin de la soutenance de la thèse de doctorat. Lisons-le :«Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois, sans aucune discrimination. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité. Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences. Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque.»
L’éthique va plus loin, celle de risquer sa vie. Ainsi Gotthard Strohmaie rapporte le serment hyppocratique de Hunayn Ibn Ishaq qui, sous la pression du calife qui lui demandait de préparer un poison pour un ennemi, refusa d'obéir : «Malgré toutes les offres les plus généreuses, malgré un long séjour en prison et, même, malgré la menace d'une exécution immédiate. Enfin, le calife déclara qu'il avait voulu seulement le mettre à l'épreuve, et il l'interrogea sur la cause de sa fermeté. «Deux choses, répondit Hunayn, la religion et l'art (al-sind'a), c’est-à-dire l'art de guérir. La première nous prescrit de faire le bien même à nos ennemis, la seconde a été établie pour servir tout le genre humain. En surveillant les médecins, Dieu leur donna un serment par lequel ils s'engagent solennellement à ne jamais délivrer un poison mortel ou une drogue nocive.»(8)
Que devons-nous retenir comme héritage du professeur Chitour ?
Le professeur Chitour a été nommé chef de service d’un hôpital de 200 lits qui fut scindé, plus tard, en deux services. Il fit ses enseignements d’anatomie et dirigea le laboratoire d’anatomie, véritable musée qui connut bien plus tard un abandon avant sa réhabilitation par le professeur Hammoudi. Il eut un comportement digne, perpétuant le rituel de la visite aux malades et des visites de nuit. Deux aspects fondamentaux de sa personnalité, d'abord son exceptionnelle intelligence. Ceux qui l'ont croisé ont, dès cette époque, été impressionnés, non seulement par sa prodigieuse mémoire, mais par la vivacité de son esprit. Cette intelligence l'a servi en toutes circonstances. En pédagogue averti, en enseignant chevronné, il leur a non seulement transmis des connaissances, mais leur a inculqué des valeurs auxquelles il croyait lui-même avec force : l'altruisme, le dépassement de soi, la remise en cause permanente, la foi dans le travail.
La belle image de Bichat est aussi due à son équipe dont son neveu, le professeur Abdelwahab Chitour, traumatologue, qui, pendant 19 ans, fut son bras droit et qui servit souvent d’interface de «bienveillance». Le professeur Chitour avait le sens de la répartie et une remarquable éloquence. Il avait l'art et la force de communiquer sa conviction, de-ci de-là le discours était rehaussé de citations latines. Il considérait avec inquiétude certaines dérives de l’enseignement et de la pratique médicale du fait de la massification qui oblige à moins de rigueur n’appréciant pas les voies parallèles. Il était un homme d'ordre, un homme de son temps qui s'engageait. La curiosité scientifique et son éclectisme nourrissaient des concepts qui, avec le recul du temps, allaient bien souvent s'avérer prophétiques. C'était aussi un homme de grande érudition, cultivant un encyclopédisme allant de l'histoire de la médecine, l'art, à l'archéologie, voire à l’astrophysique, Sans doute cela derrière le patron bienveillant, disponible et rassembleur, se cachait un homme pudique, un taiseux qui n’aime pas se mettre en avant. On dit souvent que son caractère entier l’autorisait à être certaines fois excessif dans ses jugements mais nullement rancunier. Il s’engagea et accompagna souvent sa femme, Madame la professeure Fadela Chitour Boumendjel dans la défense des causes nobles, telles les violences faites aux femmes, la torture et même pour une Algérie de nos rêves.
Le professeur Slimane Chitour fut aussi le patriarche de notre famille. La famille Chitour, c’est une douzaine de médecins dont ces trois neveux professeurs eux aussi, Abdelwahab, Djamel et Zohir qui se trouvent aujourd’hui orphelins, au même titre que ceux qui l’ont connu et apprécié. J’ai eu le privilège, souvent, de m’entretenir avec lui. Il m’encourageait dans mon travail et m’appelait souvent pour le commentaire d’un article et plus quand il s’est agi du dernier ouvrage que je lui ai dédicacé et qui traitait de La condition humaine à l’épreuve de la science. Ses connaissances en astrophysique l’amenaient souvent à me parler du sens de la vie, de la petitesse de l’homme en face de l’immensité de l’univers. Ses connaissances en biologie lui permettaient de jeter un pont entre le microcosme et le macrocosme. Il m’expliquait que le corps humain est tellement compliqué qu’il n’a pas pu émerger par hasard faisant par là allusion à un «accordeur transcendant».
Où en sommes-nous ? Nécessité d’un devoir d’inventaire !
Décrire les sacerdoces de ces gardiens du temple dans leur noble métier serait une gageure ! Nous ne pouvons qu’exprimer notre propre chagrin devant ces pertes cruelles d’éminences grises qui ont marqué des dizaines de milliers d’Algériens qui ont été leurs élèves, qui les ont connues et apprécié leur rigueur au point que chacun se sente, d’une certaine façon, un héritier. Cependant, dans quel monde vivons-nous où on laisse mourir dans l’indifférence totale ces maîtres ? Pour l’histoire, professeur Chitour Slimane, comme tant d’autres sommités, a répondu à l’appel de la nation quand il s’est agi de porter assistance à la nation arabe en 1967 et au Nigeria en 1973. Mais son grand djihad fut celui d’être au top pour transmettre ce qu’il y a de meilleur dans l’anatomie dont son neveu le professeur Djamel Eddine Chitour — emporté par le Covid en juin 2021 — a pu dire qu’il connaissait l’anatomie cm2 par cm2. Le djihad contre l’ignorance est un djihad toujours recommencé, sans médaille, sans m’as-tu-vu, sans attestation communale, sans bousculade pour des postes honorifiques qui ne sont pas le fruit d’une compétence, connue et reconnue.
On dit que «l’encre du savant est plus sacrée que le sang des martyrs», parole qui traduit l'importance que l'Islam accorde à la science et au savoir. Un pays ne peut rester en apesanteur en oubliant de rendre hommage à son élite. Il est nécessaire qu’il fasse appel à des marqueurs identitaires, ceux qui lui donnent une visibilité parmi les nations. Rendre hommage à ces gardiens du temple, notamment en rendant justice à ces géants en les honorant de leur vivant et en ne les oubliant pas parce que ce sont les seuls repères dont on parlera encore longtemps dans les chaumières. Des professeurs remarquables qui ont enseigné toute leur vie, qui ont donné une noblesse à leur art et qui, sans injonction, font, comme ils disent, leur devoir de soulager la détresse humaine en rendant visite au malade le soir, voire la nuit, qui n’ont pas été attirés par le privé ou le statut hybride et qui s’en vont sans la reconnaissance de la nation.
J’en appelle à un sursaut et à un réveil de la conscience nationale pour que plus jamais les professeurs qui ont chacun marqué son époque restent pour nous des phares dans cette nuit de l’intellect. Nous devrons graduellement aller vers de nouvelles légitimités pour récompenser ceux qui, véritablement, ne se sont pas servis et ont servi fidèlement l’Algérie. On dit que quand un savant meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. C’est une tradition universitaire faite d’éthique et de rigueur, qui risque de se perdre si elle n’est pas confortée au quotidien. Des hommages réguliers sont pour les étudiants et les enseignants des piqûres de rappel sur ce que c’est la norme et être chaque fois l’occasion d’un nouveau serment pour continuer l’œuvre considérable des pères fondateurs de l’Université algérienne. Le regard des gouvernants concernant l’université devrait être plus respectueux et confiant. La flamme du savoir ne doit pas s’éteindre avec la disparation de ces géants, leur combat a été et sera notre combat. Pourquoi attendre la mort d’une personne pour reconnaître son apport au pays ?
En rendant hommage au professeur Slimane Chitour, j’ai la conviction que je rends hommage à notre élite, ces sans-grade dans l’échelle actuelle des valeurs, où un joueur de football a plus de poids qu’un professeur ! Professeur Chitour est un citoyen du monde au sens où il a rendu service par son exemple de rigueur éclairant, en tentant inlassablement d’inculquer des valeurs et de ne pas tomber dans le piège des compromis, voie royale vers la compromission. Il s’inscrit dans la lignée de tous ceux qui ont servi l’humanité en apportant leur pierre. La réhabilitation de l’université et des gardiens du temple serait, à n’en point douter, un signe fort d’une nouvelle vision de société basée sur les critères de rigueur et de compétence, seules ceintures de sécurité et défenses immunitaires pour le pays, dans un futur où les nations faibles scientifiquement vont être des zones grises ouvertes à tout vent.
Ces vers de Victor Hugo tirés des Misérables nous paraissent tout à fait appropriés :
«Il dort. Quoique le sort fut pour lui bien étrange.
Il vivait, il mourut, quand il n’eut plus son ange ;
La chose simplement d’elle-même arriva,
Comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va.»
C. E. C.
1. https://fb.watch/j3YDxWP4yu/
2. http :// www. sante maghreb. com/sites_pays/hist_ algerie_medicale.asp?id=155&rep=algerie
3. L.Abid http :// www.santetropicale.com/SANTEMAG/ algerie/poivue44.htm L’école de médecine d’Alger : 150 ans d’histoire : de 1857 à 2007
4. Georges Timsit https://max-marchand-mouloud-feraoun.fr/articles/temoignage-dun-interne-des-hopitaux-dAlger
5. https://www.biusante.parisdescartes.fr/ sfhm /hsm/HSMx2011x045x002/HSMx2011x045x002x018. pdf
6. https ://www.maxicours.com/se/cours/l-evolution-de-la-medecine-au-20e-siecle/ Fiche de cours
7. Patrice Jichlinski https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2007/revue-medicale-suisse-136/robotique-et-medecine-quel-avenir
8. Gotthard Strohmaie Hunayn Ibn Ishaq et le serment hypocratique Download s/_journals_arab_21_3_article-p318_11-preview.pdf
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Posté Le : 20/03/2023
Posté par : rachids