Algérie

Professeur Ramdane Belabbès Un gardien du temple tire sa révérence



Publié le 17.01.2024 dans le Quotidien l’Expression

«Quand un savant meurt, c'est une bibliothèque qui brûle». Poverbe africain
L’école polytechnique d’Alger
Un coup d'éclair dans un jour morose J'apprends que le Professeur Ramdane Belabbèes est mort! Il est parti vers des cieux plus cléments! Nous sommes attérés par cette nouvelle. Ses amis et ses élèves, ils sont nombreux, sont sous le choc Un mot pour le présenter: modestie, humilité icône du travail bien fait pour des générations d'élèves Je vois défiler devant mes yeux quelques passages fugaces de mon compagnonnage d'un quart de siècle avec lui.
Qui est Ramdane Belabbès?

C'est d'abord un enfant de cette Algérie profonde balloté par l'existence durant la guerre et qui, l'indépendance venue, rejoint le pays. Ce ne fut pas facile pour lui! De lutter si ce n'est scientifiquement pour avoir une visibilité dans cette Algérie qui manquait cruellement de cadres Après son baccalauréat, il intègre l'Ecole Polytechnique, choisit la filière génie chimique et décroche le diplôme d'ingénieur en 1969. Nos parcours furent alors parallèles pendant près d'un quart de siècle.

Ramdane Belabbès choisit le difficile chemin du savoir technologique, à l'époque l'Algérie avait besoin d'ingénieurs. Diplômé ingénieur en génie chimique en 1968, se découvrant une vocation d'enseignant préférant un salaire très modeste, mais enthousiaste pour ce qu'il faisait. Il s'inscrivit alors en DEA à la faculté d'Alger, dans la foulée il s'inscrivit ensuite pour une thèse d'abord de doctorat ingénieur et de doctorat d'État qu'il soutint à l'université Claude Bernard de Lyon en 1980. Epoque bénie où on passait la nuit au labo à surveiller une manip, tout en refaisant le monde. Son parcours en tant qu'enseignant fut lumineux en cinétique et en méthodes physiques d'analyses Il sera aussi la référence concernant les méthodes d'analyses. Les élèves se souviennent certainement de la minutie avec laquelle il faisait son cours, mais aussi, l'élégance avec laquelle il passait son temps aussi à réparer des appareils d'analyses. 1994 la période la plus atroce de la décennie noire, malgré cela il venait enseigner; une contrainte majeure l'obligea à tout quitter, à savoir une carrière bâtie de haute lutte, un titre de professeur titulaire et un relatif confort. Il s'installa difficilement à Marseille et put décrocher un poste de chercheur dans sa spécialité d'analyses de, notamment en chromatographie en phase gazeuse tout en continuant à suivre les thèses qu'il encadrait à Alger. Il m'a demandé de faire soutenir ses thésards ce qui fut fait.

Ce témoignage de reconnaissance est le moins de ce que devraient faire aussi les autorités universitaires, au professeur qui, pendant près de 30 ans de sa vie, a servi la science, depuis l´indépendance de l´Algérie dans ce qu´elle a de plus précieux: la formation des hommes, seule ressource pérenne quand la rente ne sera plus là. Le professeur Ramdane Belabbès fut l'une des chevilles ouvrières de l´implantation de la technologie dans le pays. Pendant son sacerdoce d'un quart de siècle à l'École, le professeur Belabbès a été de tous les combats de l´esprit, les combats contre l´ignorance.

Avec son humilité proverbiale il a marqué des centaines d´Algériens qui se rappellent tous sa rigueur morale et son intransigeance en éthique. Il savait dire non à ceux tentés aux passe-droits, calmement, mais avec détermination.

Il eut à refuser, par la suite, plusieurs postes, préférant garder son indépendance et se consacrer à ce qu'il sait faire de mieux, l'enseignement et la recherche. Il dut cependant s'occuper de la scolarité à la demande du professeur Ouabdesselam directeur de l'Ecole. Il dérogea encore toujours dans le domaine de la rigueur scientifique, une autre fois, la première fois en acceptant le poste stratégique de vice- recteur de la scolarité à l'Usthb naissante. Il poussait la minutie jusqu'à contrôler un à un les milliers de dossiers de scolarité. Mieux encore, il ne délégua aucun pouvoir au point que c'est lui qui signe les attestations de scolarité et aucun moyen de négocier avec lui. Il restait tard au bureau et ceci au début de l'année 1980 tout juste après avoir acquis de haute lutte son doctorat Le dernier poste fut à ma demande en tant que directeur de l'Ecole en juillet 1983 celui, d'accepter d'occuper le poste stratégique de la Direction adjointe de la post- graduation et de la recherche. Je retiens de son apport deux actions fondamentales, le développement de la recherche, voulant absolument séparer les actions de gestion de celles de la recherche j'ai pu convaincre le ministre Brerehi de permettre un deuxième ordonnateur du budget de la recherche. C'est lui le responsable en tant que président du Conseil scientifique, même en tant que directeur je n'y assistais qu'en tant que membre! Je me souviens de l'apport important du professeur dans la gestion des concours!

Imaginez un concours pour deux cent places avec 2000 candidats; les sujets étaient choisis apprêtés et rédigés de la belle écriture du professeur Ramdane Belabbès, le jour même tirés à l'aube, le même scénario est fait pour les épreuves de l'après- midi. Les copies sous bonne garde sont corrigées le lendemain toute la journée et le soir même vers 20 heures, les résultats étaient affichés une copie était envoyée au journal El Moudjahid pour paraître aussi le lendemain, coupant cours à toute révision des listes...

La formation des formateurs fut un autre chantier de l'Ecole auquel il a participé par la mise en place d´un plan permettant là encore de pourvoir à l´encadrement des enseignements en technologie. J'avais une confiance absolue en mon collègue au point, que plusieurs fois, il me contredisait pour la bonne cause et je m'en remettais de bonne grâce à son jugement

Un plaidoyer pour le futur

Taiseux mais très perspicace et sans illusion sur le système éducatif. Cet état de fait était inscrit dans le gène de la société, à savoir le respect du savoir. Avec son élocution lente et avec un air rieur, il me disait que quand il se présentait souvent auprès de personnes, il déclarait «je suis professeur hachakoum» «je suis professeur avec respect que je vous dois de ne pas dire un mot déplacé» martelant par là, le désespoir de la condition des enseignants dans une société qui ne reconnaît pas en eux les gardiens du Temple du savoir dont la dure mission est de former l'élite de demain..

Ramdane Belabbès participa en allant inlassablement porter la bonne parole dans des soutenances de thèses, des encadrements et des conférences Ramdane c'est aussi un gardien du Temple dont ce qu'il a de rigoureux, c´est aussi une tradition universitaire faite d´éthique et de rigueur, qui risque de se perdre si elle n´est pas confortée au quotidien.

Pour la jeune génération qui a peut-être entendu parler du professeur Belabbès, hors-pair, pétri aussi d'humanités mais très réservé comme on dit, c'était un taiseux qui préférait agir par les actes, il fit à sa façon, un djihad d'enseignement et de recherche sur tous les fronts où il fallait se battre contre l'ignorance, édifier, instruire, éduquer et pendant toute sa carrière donner l'exemple de l'humilité et de la force tranquille.
Epoque bénie aussi que l'enseignement de l'époque, où nous devions prouver au quotidien que nous pouvions suivre les études, par le travail en dehors de toute interférence qui a fait tant de mal à l'université algérienne. Sans verser dans une nostalgie qui, d'une certaine façon, a tendance à embellir le passé, il faut bien convenir qu'il y a encore des efforts à faire pour renouer avec des valeurs, qui étaient les nôtres; celles de la compétence, de l'humilité, du travail bien fait, de la sueur, en un mot, du mérite

Pour affronter l'avenir en terme de science et de technologie nous devrons graduellement faire émerger de nouvelles légitimités pour garder un vivier de savoir en permanence. Notre pays, il serait indiqué de rendre un hommage appuyé à toutes ces vraies lumières, ces «sans-grade» dans l'échelle actuelle des valeurs, mais qui ont tant fait pour le pays. La réhabilitation de l'université et des «gardiens du Temple» serait, à n'en point douter, un signe fort d'une nouvelle vision de société qui serait basée sur les critères de morale et de compétence, seule ceinture de sécurité et seules défenses immunitaires pour le pays, dans le monde dangereux qui frappe à nos portes. Nous ne pouvons qu'exprimer notre propre chagrin devant cette perte cruelle et notre profond désarroi devant la mort de cette éminence grise qui a marqué des dizaines de milliers d'Algériens qui ont été ses élèves, qui l'ont connue et apprécié sa rigueur au point que chacun se sent d'une certaine façon un héritier. Notre pays s'honorerait à ne pas laisser «partir» sans leur rendre hommage ces piliers respectables Le djihad des enseignants contre l'ignorance est un djihad toujours recommencé, c'est, d'une certaine façon, le «grand djihad» sans médaille, sans bousculade pour des postes honorifiques qui ne sont pas le fruit d'une quelconque compétence connue et reconnue.

La flamme du savoir ne doit pas s´éteindre avec la disparation du professeur Belabbès et de tant d'autres besogneux aristocrates des neurones, sortis du même moule. Le pays s´honorerait en rendant les honneurs à ces patriotes du savoir authentique, ces aristocrates de la pensée, à ces fiers Algériens qui firent le grand djihad, celui de combattre inlassablement l´ignorance en entretenant à sa façon la flamme fragile du savoir loin des feux de la rampe. Pour cela et par fidélité au sacerdoce du professeur Ramdane Belabbes et à tous ceux qui ont donné le meilleur d´eux-mêmes à ce pays, nous devons, par notre rigueur scientifique être véritablement des acteurs de la vie de notre pays.

Les défis du pays sont immenses. On l´aura compris, l'avenir du pays est étroitement lié à son école et à son université sinon rien de pérenne ne sera construit, nous sommes un pays émergent- que nous irons vers l´avènement de l´intelligence, de l´autonomie. «Demain se prépare ici et maintenant!». Pour cela nous militons pour que l'université soit associée dans l'évaluation des grands choix technologiques pour le pays.
L'université a le potentiel, elle souhaite qu´on lui fasse confiance pour qu´elle continue à donner la pleine mesure de son talent.

Pour conclure, il me vient à l'esprit de lui rendre hommage comme à des maitres qui de par leur action, mais invisibles socialement, en convoquant Brassens et son fameux poème intitulé Pauvre Martin adapté pour la cause, à la gentillesse, l'abnégation et le souci de faire d'une façon parfaite son travail sans laisser voir sur son visage ni l'air jaloux ni l'air méchant
«Avec, à l'âme, un grand courage Il s'en allait trimer aux champs
Pour gagner le pain de sa vie De l'aurore jusqu'au couchant
Il s'en allait bêcher la terre En tous les lieux, par tous les temps
Sans laisser voir, sur son visage Ni l'air jaloux ni l'air méchant
Et quand la mort lui a fait signe De labourer son dernier champ
Il creusa lui-même sa tombe En faisant vite, en se cachant
Et s'y étendit sans rien dire Pour ne pas déranger les gens
Pauvre Martin, pauvre misère Creuse la terre, creuse le temps»

Adieu Ramdane, repose toi en paix, tu as donné le meilleur de toi-même au pays puisse ton sacerdoce servir d'exemple inspirant. Que Dieu le Tout-Puissant te fasse miséricorde!
Ton compagnon des bons et des mauvais jours

Chems Eddine CHITOUR



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