Algérie

Produire ou reproduire



Produire ou reproduire
Par Otmane Mersali (*)
L'artiste, bien que maîtrisant parfaitement la technique du dessin et de la couleur, est-il condamné à ne reproduire que les choses qu'il voit, ou doit-il aller au-delà du regard, au-delà de ses possibilités techniques, pour pénétrer les choses et rendre visible ce qui n'apparaît pas au commun des mortels '
Effectivement, avant l'avènement de l'ère de la photographie, qui a révolutionné le monde à partir de 1839, l'artiste-peintre était dans son rôle de reproduire, le plus fidèlement possible, les choses, la nature, les hommes...chacun avec son style et ses compétences. Et c'est grâce un peu à ces artistes que l'histoire de l'humanité a été connue et écrite à travers les siècles et que des chefs-d'?uvre inestimables d'une qualité incomparable nous sont parvenus. Cela a servi de base aux artistes qui ont suivi, et cela leur a également permis de remettre en cause le romantisme en vogue à cette époque, et de cela nous avons bénéficié, nous les artistes et tous les amoureux de l'art de tous les mouvements et les écoles qui ont suivi : l'impressionnisme, l'expressionnisme, le cubisme, le fauvisme... L'arrivée des nouvelles technologies de reproduction et les possibilités inouïes qu'elles nous offrent permettent aux artistes-plasticiens contemporains de jouer leur véritable rôle de créateurs et non pas seulement ceux de reproducteurs ou de purs figuratifs. Bien sûr, il restera toujours des artistes qui continueront à reproduire fidèlement la nature à la manière du photographe, avec leur sensibilité, en plus, et cette production à son public qui mérite le respect. Mais ce travail artistique de reproduction intégrale, même réalisé d'une manière parfaite, restera toujours sans aucun style propre ni aucune empreinte personnelle, et dans ce cas- là, l'artiste en question reste un simple artiste exécutant et ne peut-être considéré comme créateur.
Il y a également ce qu'on appelle «les copistes» -ce terme n'est ici nullement péjoratif-. Le travail de ces techniciens hors pair consiste à copier et à reproduire fidèlement, parfois sur commande, les ?uvres de grands maîtres. Cette profession est devenue dans certains pays occidentaux un véritable métier très lucratif et très demandé pour remplacer, par sécurité, les ?uvres originales des musées, des collectionneurs, des assurances, mais également par des arnaqueurs, et là, les copistes deviennent des copieurs et des faussaires pour remplacer les vrais chefs-d'?uvre par des copies.
Ce travail de reproduction que je viens de citer peut très bien être réalisé avec les nouvelles techniques de la photo comme je l'ai cité plus haut, sans passer par le service d'un artiste-copiste et avec un gain de temps fort appréciable. L'?uvre picturale ne doit en aucun cas être une copie intégrale de la réalité, mais une interprétation personnelle résultant des sentiments de l'artiste et de son savoir-faire. Il m'arrive souvent de comparer le travail des plasticiens avec celui des chanteurs. Par exemple, le chanteur qui interprète ou reprend, dans les fêtes, les cabarets ou les mariages, les créations d'autres chanteurs confirmés, peut-on le considérer comme un artiste au vrai sens du terme ' Tant que cet interprète, malgré sa belle voix et son interprétation impeccable, n'écrit pas et ne compose pas ses propres chansons, tout comme le peintre, malgré son savoir-faire, s'il ne va pas plus loin que son talent de reproducteur, je le répète, ne peut pas être considéré comme un artiste-créateur. Suggérer les choses au lieu de les décrire, les sentir au lieu de seulement les voir et rendre ensuite visibles les choses senties et ne donner au public que l'essentiel pour lui permettre de tirer ses propres conclusions et le faire «participer» à l'?uvre pour lui laisser ainsi une part du rêve, de l'interrogation et de l'interprétation.
A une question d'un journaliste lui demandant d'expliquer son ?uvre, Picasso a répondu à peu près ceci : «Si j'arrive à vous expliquer, à décrire les sensations que j'ai eues à la réalisation de cette ?uvre, je vous mentirais...». Effectivement, l'artiste ne peut jamais expliquer tous les sentiments qu'il à eus à la réalisation de son ?uvre. L'?uvre parle d'elle même, on la sent ou on ne la sent pas, l'artiste n'a pas à parler à sa place, création soit-elle ou reproduction. Il est vrai qu'une reproduction est plus lisible qu'une création, et c'est là que se situe la différence. Les créateurs, les figuratifs, les copistes sont tous des artistes, qui, chacun à sa façon, permettent au public de rêver, d'espérer... Peut-être pour un monde meilleur. Il suffit pour cela qu'il y ait une éducation artistique dès le plus jeune âge. Apprendre aux enfants la musique, les arts, la littérature, ne coûte pas cher et ça évite les manipulations plus tard et les catastrophes actuelles. L'abstrait, une école qui a également révolutionné le domaine des arts plastiques, mais qui, chez nous reste «abstrait» aux yeux du grand public et cela comme la grande musique, ou musique symphonique, et pourquoi ' Tout simplement parce que l'éducation artistique n'a pas été faite à l'école comme c' est le cas en Occident. Faut-il pour cela ne produire que des ?uvres figuratives ou calligraphiques pour plaire à un public plus large, et surtout pour pouvoir vendre '
En attendant que l'école fasse son travail (si un jour nos responsables décident de la réformer)afin de permettre plus tard au public d'avoir plus de choix et être plus critique, que peut faire l'artiste-plasticien dans ce domaine, sans tomber dans la facilité ' Dans le domaine du théâtre, Abdelkader Alloula l'a compris et il a fait sa petite révolution dans le langage théâtral. Il y avait un choix : ou continuer à faire des petits sketchs avec le parler oranais, ou alors utiliser l'arabe classique, et dans les deux cas l'audience sera limitée. Il a choisi une troisième solution: trouver un langage entre l'arabe littéraire et l' arabe parlé algérien. Sa trilogie et la dernière adaptation du grand Goldoni : Arlequin valet de deux maîtres», texte et décors, est le résultat extraordinaire de cette recherche. Ces pièces, on peut les voir et les apprécier aussi bien à Annaba, Tlemcen, Ghardaïa qu'à Tunis, Le Caire, Damas ou Nouakchott...
Dans mon cas, en tant qu'artiste-plasticien, c'était la même préoccupation : trouver un style qui peut être lu, senti et apprécié par la majorité du public, et cela sans tomber dans la facilité : utiliser dans la même surface et évidemment dans le même thème et le figuratif et le l'abstrait. Tenter de faire cohabiter l'abstrait et le figuratif n'est pas une chose facile en soi, pour peu que la solution trouvée puisse aboutir à un résultat inédit et original. Destructurer le thème figuratif du départ et le rendre plus ou moins abstrait. Transformer, transposer un thème, une figuration en une abstraction partielle par l'éclatement ou la fragmentation du sujet et passer d'une figuration franche à une composition de couleurs. Ensuite créer une contradiction (mais est-ce une contradiction ') en ajoutant des éléments plus ou moins figuratifs à cette même composition de manière à faire surgir une perspective laissant deviner une ruelle, un souk, des silhouettes sombres ou claires à peine esquissées. Ce n'est plus seulement une semi- figuration qui est représentée, mais bel et bien une ?uvre suggestive, débarrassée des détails et du superflu, qui laisse place à l'interprétation et à l'imagination du public. Ce résultat ne peut être qu'esthétique et ne peut être en aucun cas une prouesse technique de reproduction fidèle d'un sujet donné, à l'instar d'une figuration franche à l' image d'une photographie. Si le thème s'inspire du patrimoine local, l'?uvre ne peut-être qu'universelle. L'artistique est à l'esprit ce que l'alimentaire est au corps. Cela a été dit autrement bien avant moi par le grand Issiakhem.
O. M.
(*)Plasticien


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