Algérie

Prisons et barbarie coloniales : Cris et écrits



Livres
A Zoulikha. Recueil de «lettres de prison» commentées par Malika El Korso et d'«images de prison» présentés par Nadira Aklouche-Laggoune. Avant-propos de Souâd Inal. Edition Association «Les Amis de Abdelhamid Benzine. Illustration de quatrième
de couverture (acrylique sur papier) Maya Benchikh El Fegoun. Alger 2023, 281 pages, 2.600 dinars
On a déjà eu les «Lettres de prison» d'Ahmed Taleb El Ibrahimi et les «Lettres à Lucette» de Bachir Hadj Ali. Mais, toutes ces correspondances «ne doivent pas nous faire oublier celles des personnes ordinaires dont l'écriture simple, sobre, sans fioritures les rendent attachantes». On les a lues déjà dans quelques (rares) ouvrages édités en Algérie. Heureusement, «A. Zoulikha» vient combler, à temps, un grand vide, rajoutant une pierre (assez originale et/ou novatrice) à l'écriture de l'Histoire de la guerre de libération nationale. Une guerre qui avait vu presque quatre millions de personnes connaître l'univers carcéral, «pensé, organisé, mis systématiquement et méthodiquement en place par les autorités coloniales»... soit presque 40% de la population de l'époque, déplacés, internés, enfermés... Un «enfermement structurel» parsemé de «points noirs» (dont les sinistres «centres militaires d'internés») qui sont autant de lieux de détention, de torture, d'assassinats à bout portant (Cornaton Michel, 1967). Zoulikha Benzine est arrêtée, une première fois, le 11 novembre 1959, pour ses activités nationalistes... et son frère aîné, Abdelhamid, le journaliste arrêté en novembre 1956, suite à un accrochage avec l'ennemi, est détenu à Lambèse. En liberté provisoire (en juillet 1961) après un «passage» à Barberousse (Serkadji), elle rejoint le maquis. En octobre 1961, capturée, elle est d'abord incarcérée à la «villa Jaillisse» à Ouled Fayet. Zoulikha («Zouzou») est la petite s?ur chérie de Abdelhamid. Et, Foudil le cousin, puis deux de ses frères Hamamou et Hamoud tomberont les armes à la main en martyrs (en 59 et 60). Un échange épistolaire intense, avec ses haltes pour la plupart involontaires, à cause de la censure et les changements de lieux d'internement, va alors s'enclencher. Un total de 175 lettres dont 3 seulement, hélas, de Zoulikha. Auquel il ajoute du courrier d'avocats, de l'ami Halim Mokdad. Tout un univers d'écrits émouvants avec des mots aux sens multiples, de non-dits, de cris étouffés, d'inquiétudes fraternelles et familiales, d'amitiés éternelles et... toujours d'espoir.
Les Auteures : Malika El Korso, professeur d'Université, historienne/ Nadira Aklouche -Laggoune, historienne et critique d'art/ Soud Inal fille de Zoulikha Benzine, documentaliste et journaliste.
Sommaire : Avant-propos/ Lettres de prison, un apport pour la recherche sur la guerre de libération nationale/ Contextualisation (et reproduction de lettres)/Des camps et des prisons (et reproduction de lettres)/ Les avocats de Zoulikha Benzine (et reproduction de lettres/Une histoire de la Révolution construite sans les femmes/ Conclusion/ Images de prison, images de survie/Reproduction de dessins de détenues.
Extraits : «Recevoir une lettre en prison, c'est comme un rayon de soleil qui inonde le c?ur de bonheur après une journée de cafard. C'est le lien ombilical qui entretient en vie ceux qui risquent de la perdre à tout moment. Les lettres sont plus importantes que les visites hebdomadaires ou le couffin attendu avec impatience» (Malika El Korso, p 41), «Alors que leur participation à la lutte de libération a été et est encore une référence de légitimité, elles (les femmes) demeurent les grandes absentes dans l'historiographie, victimes d'une histoire tournée exclusivement vers le politique et l‘évènement» (Malika El Korso, p 229), «La pratique d'une activité dans l'intention de création artistique, en particulier lorsqu'elle relève d'un engagement délibéré, a toujours eu l'effet d'une action puissante contre le désarroi pour aboutir à un objectif positif : la reconquête de son humanité, de sa dignité, la croyance en ses capacités, pour se sentir vivant et se reconstruire en créant» (Nadira Aklouche -Laggoune, p 251).
Avis : Un très bel ouvrage qui a «historicisé» un fait (et un document, la «lettre de prison») en apparence banal. Et, qui nous (vous) (re-)plonge pleinement dans l'univers de guerre et l'atmosphère carcérale émouvants, tragiques et douloureux. Par les douleurs écrites mais non décrites. Par ce que l'on sait (on ne sait pas encore tout !) de la guerre et de la répression coloniale. Âmes sensibles, n'oubliez pas vos mouchoirs et contenez vos colères à l'encontre des tortionnaires !
Citations : «Les lettres sont un dialogue épistolaire. A force de travailler dessus, elles s'écoutent. On finit par entendre et reconnaître les voix des unes et des autres. Leur langage devient familier et c'est ce qui donne vie à ces lettres heureusement libérées des tiroirs où elles attendaient depuis soixante ans» (Malika El Korsi, p 44), «Pour le détenu, écrire est vital, c'est une forme de liberté» (Malilka El Korso, p 48), «L'avocat n'est pas seulement un défenseur mais aussi un porteur de bonnes nouvelles, le souffle vivant de l'extérieur» (Malika El Korso, p 209), «En rangeant les armes en 1962, «on a mis les femmes au placard» (Malika El Korso, citant Zhor Zerari, p234)
La Question. Récit d'Henri Alleg... écrit en novembre 1957 (Préface de Louisa Ighilahriz). Editions Anep, 2006, 80 pages, 150 dinars.
Sans commentaires, puisque tout y est dit !
Extrait de Wikipédia : «En prison, il écrit ses récits de torture, dissimulant les pages écrites et les transmettant à ses avocats. Sa femme, Gilberte, alors expulsée d'Algérie, reçoit les pages, les tape puis les distribue aux relations littéraires et journalistiques françaises qu'Alleg avait nouées pendant son temps à Alger républicain. Elle travaille sans relâche pour présenter les pages où Alleg raconte sa période de détention et les sévices qu'il y subit. Lors d'une réunion publique à Paris, Gilberte déclare alors : «Si la ‘séquestration' de mon mari, ‘l'évasion' de Maurice Audin, le ‘procès' de Djamila Bouhired ont eu un retentissement exceptionnel, ce ne sont pas des cas exceptionnels. C'est dans notre pays la réalité quotidienne... nous attendons de vous que vous nous aidiez à obtenir l'arrêt de toutes les exécutions... nous vous demandons un effort immense, un effort à la mesure de votre responsabilité.» Alors que la plupart des éditeurs ont exprimé leur intérêt pour ce qu'Alleg avait à dire, ils hésitent dans le climat politique à le publier eux-mêmes et à mettre en péril leurs entreprises. Gilberte persévère jusqu'à ce qu'elle réussisse à faire publier l'ouvrage de son mari aux Editions de Minuit. L'ouvrage, néanmoins, est immédiatement interdit. Nils Andersson le réédite en Suisse, quatorze jours après l'interdiction en France de mars 1958. Malgré son interdiction en France, ce livre contribue considérablement à révéler le phénomène de la torture en Algérie. Sa diffusion clandestine s'élève à 150.000 exemplaires. Un film tiré du livre et réalisé par Laurent Heynemann sort en 1977 avec dans les rôles principaux Jacques Denis et Nicole Garcia, et reçoit le prix spécial du Jury au Festival international du film de Saint-Sébastien». Extrait de Babelio.com : «La première édition de La question, d'Henri Alleg fut achevée d'imprimer le 12 février 1958. Des journaux qui avaient signalé l'importance du texte furent saisis. (...) Le récit d'Alleg a été perçu aussitôt comme emblématique par sa brièveté même, son style nu, sa sécheresse de procès-verbal qui dénonçait nommément les tortionnaires sous des initiales qui ne trompaient personne. (...) A l'instar de «J'accuse», ce livre minuscule a cheminé longtemps».
L'Auteur : Harry Salem (nom, dit-on, emprunté à une militante algérienne) dit Henri Alleg, né le 20 juillet 1921 à Londres de parents juifs russo-polonais, mort le 17 juillet 2013 à Paris est un journaliste français, membre du PCF et ancien directeur d'Alger républicain. Alleg est parti pour l'Algérie en 1939 et, à 18 ans, est devenu intimement lié au Parti communiste algérien. En 1951, il devient directeur du quotidien Alger républicain.
Il entre dans la clandestinité en 1955, date d'interdiction du journal Alger républicain, Henri Alleg continue cependant à transmettre des articles en France dont certains sont publiés par L'Humanité. Il est arrêté le 12 juin 1957 par les parachutistes de la 10e DP, au domicile de son ami Maurice Audin, jeune assistant en mathématiques et militant du Parti communiste algérien comme lui, arrêté la veille et qui sera torturé à mort. Il est séquestré un mois à El-Biar, où il est torturé
Extraits : «On tortura jusqu'à l'aube, ou presque. Au travers de la cloison, j'entendais les hurlements et les plaintes, étouffés sous le baillon, les jurons et les coups. Je sus bientôt que ce n'était pas une nuit exceptionnelle, mais la routine de la maison» (p 48), «Je vécus ainsi, un mois durant, avec la pensée toujours présente de la mort toute proche. Pour le soir, pour le lendemain à l'aube. Mon sommeil était encore troublé par des cauchemars et des secousses nerveuses qui me réveillaient en sursaut» (p 77)
Avis : En peu de pages, et à travers le récit des douleurs physiques et psychologiques subies sous la torture en actes barbares sur des combattants de la liberté, toute l'histoire d'une occupation raciste, sanguinaire, ne respectant ni l'être humain, et encore moins ses droits les plus élémentaires. L'horreur coloniale, la barbarie colonialiste dans toutes ses acceptions !
Citations : «Merci, Alleg, d'avoir donné la parole à mes plaies» (Louisa Ighilahriz. Préface, p 9) «Ce centre de tri» n'était pas seulement un lieu de tortures pour les Algériens, mais une école de perversion pour les jeunes Français» (p 64)


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