Après l'embrasement révolutionnaire, synthétisé par la formule «Printemps arabe», le jeu politique a repris le dessus en Tunisie et prévaudra prochainement en Egypte et dans quelques mois en Libye. Mais déjà un islam politique aux contours variés a émergé des révolutions, sans que l'on puisse tirer des conclusions tangibles, encore moins définitives, des déclarations rassurantes des dirigeants du mouvement tunisien Ennahda ou de certains responsables du CNT libyen sur la charia ou la future place de l'Islam dans les affaires publiques. Ce qui n'a pas empêché pour autant, dans le monde arabe comme en Occident, de parler vite d'automne des islamistes qui déboucherait sur un hiver vert, sous-entendu, un hiver fasciste consécutif à un grand soir islamiste. Les Français, politiques, universitaires, analystes et commentateurs de tout bord sont les plus inquiets. Un éditorialiste en vue de la presse parisienne, redoute l'avènement d'un «hiver islamiste» en se demandant «si rebelles et révoltés avaient 'uvré, à leur insu, pour préparer le règne des imams '», celui d'un «pouvoir barbu et liberticide». Un autre éditorialiste de la presse quotidienne régionale, parle, lui, de «printemps voilé», dans une allusion non voilée à l'hiver vert mais non verdoyant tant redouté par son confrère parisien. Les bons résultats du parti Ennahda aux élections tunisiennes d'une assemblée constituante et l'importance accordée à la charia, le même jour, par le président du CNT libyen, traduisent le poids des islamistes après la chute des régimes autocratiques qui les ont longtemps opprimés. Au lendemain des élections tunisiennes et de la chute du régime Kadhafi, symbolisée par la mort de son chef, et à la veille des élections égyptiennes qui doivent se tenir le mois prochain, une conclusion attendue s'impose : Le Printemps arabe sera, pour partie au moins, islamiste. Les révolutions de jasmin tunisienne, celle de la Place Ettahrir cairote et celle du 17 février à Benghazi, ont fini par révéler que les islamistes n'étaient pas une mystérieuse inconnue dans l'équation politique dans ces trois pays. La surprise n'en est finalement pas une. Actuellement, en Egypte comme dans le reste de l'Afrique du Nord, le nationalisme, c'est l'islamisme. Cela vaut dans tous les pays où on libère leur parole : Irak, Palestine, Tunisie, et demain Egypte et Syrie, Algérie et Maroc probablement. En fait, ce n'est pas le Printemps arabe qui a crée cette situation, il n'a fait que dévoiler la réalité essentielle de ces sociétés. Sans doute est-il paradoxal de constater que l'islamisme est désormais l'idéologie qui rassure les majorités populaires après des épisodes révolutionnaires fondés sur des revendications de liberté et de démocratie. Mais force est de souligner, encore plus aujourd'hui, que l'échec des régimes qui se sont succédé dans ces pays depuis les indépendances en est la première raison. Ces systèmes, basés sur un autoritarisme politique fort, ont construit des sociétés très inégalitaires et échoué sur la question du développement économique. Il y a eu dans ces pays une vague de contestation révolutionnaire, marxiste ou socialiste dans les années 70, qui a été réprimée notamment par l'arabisation de la société. A savoir que ces régimes ont favorisé la création de partis islamistes, laissé le champ libre aux prédicateurs les plus rétrogrades et promu un enseignement ultranationaliste et conservateur. Le lit idéologique étant ainsi préparé, l'islamisme, sous différentes formes, est devenu un nationalisme de substitution, assez puissant d'ailleurs malgré sa répression, et qui s'appuie aussi sur les frustrations légitimes des exclus et des marginalisés du développement économique. Il récolte également le bénéfice du développement du sentiment et de la pratique religieux dans tous ces pays. Au fil des ans, les islamistes ont mené une révolution underground, une «révolution par le bas», grâce notamment à la prédication permanente et à un réseau efficace d'associations caritatives et d'entraide sociale. Rien n'est donc fortuit. Illustration en est, le plébiscite d'Ennahda. L'ancien Mouvement de la tendance islamique (MTI), crée en 1981, s'est avéré le seul parti unifié et structuré du scrutin de dimanche dernier. Il a effectué un travail social considérable de terrain, au seuil des portes, et a bénéficié d'autre part d'un morcellement des quelques 110 partis démocratiques et laïcs qui se sont emmurés dans une logique de négociation entre appareils déconnectés des masses, et ont donc beaucoup souffert d'un manque de visibilité sur le terrain. Etant donné la laïcité très militante dont ces partis se réclament et qu'ils avaient en commun avec l'ancien régime qui a réprimé beaucoup plus durement les islamistes, Ennahda est apparue comme la seule formation de rupture. Une majorité de Tunisiens a donc considéré l'islamisme comme une certaine forme de libération. En Tunisie comme en Egypte, les islamistes récoltent à l'automne et dans quelques mois en Libye les fruits des révoltes auxquels ils ont pris part sans en être les porte-drapeaux. En fait, ils récoltent finalement ce qu'ils ont semé au fil du temps, grâce à un travail idéologique et social, par capillarité, telle l'eau qui monte dans le sol. En Tunisie, en Egypte et en Libye, les islamistes se présentent comme des personnes intègres et honnêtes parce qu'ils n'ont jamais géré leur pays et le fait qu'ils aient été victimes des régimes leur confère de surcroit une certaine légitimité. S'agissant de la crainte des Occidentaux et des séculiers dans les pays d'automne islamiste, celle-ci procède à la fois de la peur d'une situation à l'iranienne et de la déception de constater que la transposition mécanique du modèle démocratique occidental n'est pas le premier résultat vertueux des révolutions arabes. Or la question essentielle qui se pose aujourd'hui pour la Tunisie, l'Egypte et la Libye, demain peut-être pour la Syrie, est de savoir de quel modèle ces pays se rapprocheront : celui de la Turquie, de la Malaisie ou de l'Indonésie, les «modèles gagnants» comme les appelle Rached Ghannouchi, ou celui de l'Iran ' De même que la charia n'a pas de définition juridique précise et qu'elle ne se limite pas aux châtiments corporels les plus durs infligés en Arabie Saoudite et en Iran, deux pays que tout oppose, l'un sunnite, l'autre chiite, l'application de la Loi coranique recouvre une grande diversité d'approches. Si au royaume wahhabite, dans l'Iran des Mollah et dans le Talibanistan afghan, on est en présence d'une «version fétichisée» de la charia, selon la judicieuse formule du sociologue turc Yasin Aktay, tous les pays arabes, sans exception, disposent d'une Constitution proclamant l'Islam religion officielle et fondant le droit sur la charia alors que les codes civil et pénal sont inspirés par les modèles occidentaux. Hormis donc l'Arabie Saoudite et l'Iran, à un degré moindre, le Pakistan, qui connaissent peu ou prou la loi islamique rigoureuse, tous les pays arabo-musulmans appliquent un mélange complexe de droit religieux et civil. La Tunisie, l'Egypte et la Libye n'échappent pas à la règle de la relativité juridique. Plus d'islam, ne signifie pas nécessairement moins de liberté. Moins d'islam, aussi. Par exemple, si elle est légale en Algérie, en Libye, en Egypte et au Maroc, la Polygamie est infiniment moins importante que dans le Sahel africain ou dans le Golfe arabe. La charia n'est pas un code pour gouverner car elle ne contient rien sur l'organisation des pouvoirs publics, et n'est en soi pas incompatible avec un régime démocratique. La preuve par le modèle de l'AKP en Turquie. Preuve en est encore par le Prophète lui-même qui, lorsqu'il a été questionné sur les affaires de la Cité par ses compagnons, leur a dit qu'ils étaient mieux à même de «comprendre les affaires de leurs vies en ce bas-monde». Les déclarations du libyen Mustapha Abdeljalil, inquiétantes pour nombre d'Occidentaux et de séculiers arabes, qu'il a ensuite nuancés face à la réaction de l'Occident, semble relever davantage d'une stratégie politique pour fédérer les groupes armés dominés par les islamistes et qui obéissent à des chefs différents. Or, avec la mort de Kadhafi a disparu le seul ciment qui unifiait les différentes factions du CNT. D'où le recours au nouveau ciment, l'islam. Dans la nouvelle géographie politique de l'islam qui se dessine en Afrique du Nord, la Tunisie de Rachad Ghannouchi va être le premier parti islamiste du Printemps arabe à devoir préciser la nature des relations qu'il compte établir entre le sacré et le profane, le droit positif et la religion. Quand cet avocat donne des gages, des garanties et des assurances sur le respect des libertés, il faut peut-être lui accorder quelque crédit car un scénario à l'iranienne ou à la saoudienne est tout simplement impossible dans une Tunisie modérément sunnite qui n'admet pas le leadership des religieux sur le politique. Pas surprenant lorsqu'on se souvient que le discours de Rached Ghannouchi est structuré depuis la création de son mouvement. Yasin Aktay rappelle que ses écrits dans les années 1980 ont contribué à influencer les islamistes turcs et à les faire accepter le jeu démocratique. Juste retour des choses, aujourd'hui c'est le modèle de l'AKP et sa réussite qui inspirent Ennahda en Tunisie. Le leader islamiste tunisien est l'auteur des meilleures critiques et des plus virulentes du wahhabisme, ce qui lui vaut de ne plus être invité à la Janadiriya, colloque annuel d'intellectuels musulmans organisé par la monarchie saoudienne. Ghannouchi, qui a aussi critiqué Sayyed Qotb, l'idéologue des Frères Musulmans, a un jour été refoulé par les autorités saoudiennes alors qu'il venait pour un pèlerinage à la Mecque. Dans tous ses écrits, ses interviews, Rached Ghannouchi proclame qu'il ne s'oppose pas à l'arrivée d'une femme ou d'un non-musulman à la tête du pays multiconfessionnel qu'est la Tunisie car il accorde la primauté à la citoyenneté sur la religion.
Printemps arabe, automne islamiste, oui. Hiver wahhabite, rigoureusement salafiste, donc fasciste, certainement non.
N. K.
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Posté Le : 29/10/2011
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Noureddine Khelassi
Source : www.latribune-online.com