Algérie

Première manche : opep+



Par Saïd Kloul(*)
L'Opep+ a maintenu les réductions de production qu'elle s'était imposées malgré l'augmentation des prix qui ont dépassé les 50 $/bbl depuis janvier 2021. Cette action a été renforcée par la décision de l'Arabie saoudite de réduire unilatéralement sa production de pétrole de 1 million de barils par jour à partir du mois de février, décision qui a interloqué plus d'un.
Dans mes contributions au Soir d'Algérie des 15/11/2016 et 6/12/2020, je soulignais que l'adversaire de l'Opep depuis 2014 était les schistes américains qui tiraient leur force des prix du pétrole pour concurrencer les pays producteurs, et que le critère à surveiller était le prix de breakeven de ces gisements, leur seuil de rentabilité. Dans ce contexte, la décision de l'Arabie saoudite paraissait de nature à provoquer une hausse des prix exceptionnels qui ne pouvaient que favoriser les producteurs dans les schistes.
Après avoir stagné à 40$/Bbl environ d'août à novembre 2020, le prix du WTI (pétrole brut de référence au Nymex) croît de manière continue pour dépasser 50$ en janvier 2021 et atteindre 62,33 $/Bbl en mars ; il n'y eut cependant pas d'augmentation spectaculaire même si la demande a augmenté en Asie notamment en Chine qui a réussi à juguler la pandémie de Covid-19.
En dépit de cette embellie des prix, après une production de 7 831 000 bbl/j en août 2020, les schistes américains sont passés progressivement à un peu plus de 7 900 000 en novembre, pour repartir lentement à la baisse vers 7 580 700 en février 2021 ; mais elle reprend à 7 595100 bbl/j en mars (EIA Drilling Productivity Report mars 2021). EIA prévoit que la production de ces gisements serait d'environ 7,6MMbbl/j en avril.
Globalement, la production de pétrole brut aux USA a culminé à 12,8MMbbl/j en décembre 2019 ; elle tombe à 10,02bbl/j environ en mai 2020 pour remonter à 11,1MMbbl en décembre. On voit que ce sont les schistes qui ont donné la suprématie aux Etas-Unis, leur production représentant 70% de la production totale américaine. On observe un comportement sensiblement analogue chez deux composantes de l'activité amont sur les schistes : les forages et les complétions des puits.
Les forages ont augmenté de manière continue de moins de 300 en septembre 2020, à 417 en janvier 2021. Leur nombre fléchit légèrement à moins de 400 en février pour reprendre à 460 en mars 2021. Les complétions suivies de mise en production passent d'un peu plus de 500 en septembre 2020 à plus de 600 en octobre, continuant à peu près à ce niveau jusqu'à janvier 2021, pour reculer à 490 en février et remonter à plus de 640 en mars.
Ces complétions ont été réalisées sur les forages et tous les puits forés, soit 2592 ont été complétés. Elles ont aussi entamé les DUC (forages suspendus sans complétion) ; après avoir atteint 8187 en juin 2020, leur nombre tombe à 6912 en mars 2021 (sources EIA) ; soit donc 1275 forages suspendus qui ont été complétés. Au total 4067 puits ont dû être mis en production de septembre 2020 à mars 2021 sans que cela ait empêché la production de chuter tous les mois de novembre 2020 à février 2021, comme nous l'avons vu précédemment.
Ce regain d'activité en forage et complétion est corroboré par le nombre d'appareils de forage en activité sur les gisements de pétrole aux Etats-Unis ; après avoir culminé à 683 en mars 2020, il a chuté à 172 en août pour remonter à près de 337 au 1er avril 2021, selon les données de Baker rapportées par le quotidien électronique Word Oil.
Cette activité est confirmée par l'évolution des effectifs du personnel des sociétés de service et fabricants d'équipements qui participent aux opérations sur puits, fracturations comprises : après avoir recruté 11 282 employés supplémentaires de septembre à novembre 2020 en réponse aux demandes des compagnies, elles ont licencié 10 766 à la fin février 2021 dont 7 697 pour seulement ce dernier mois (Employment Report, Energy Workforce and Technology Council, 5/4/2021).
La chute de la production entre novembre et février (voir plus haut) laisse penser que le rythme des complétions a été trop faible pour compenser le déclin de la production sur les schistes. Signalons que ces deux dernières années, ce déclin s'est accentué davantage qu'on ne le pensait y compris sur le Permien, la productivité des puits ayant été abîmée par la densité des forages qui y ont été réalisés. Une année après leur mise en production, ces puits ont perdu en effet 70% de leur potentiel. Il est connu par ailleurs que les puits fermés longtemps peuvent ne pas reprendre rapidement le débit qu'ils avaient au moment de leur fermeture ; ils nécessitent parfois une intervention lourde et coûteuse. Leur détérioration peut même devenir permanente.
Selon le rapport cité plus haut, ces sociétés de service ont repris le recrutement avec plus de 23 000 recrues en mars 2021, soit un solde positif de 23 531 par rapport à août 2020. Cette tendance si elle est confirmée pourrait être annonciatrice d'une autre reprise des activités de forage et complétion et de la production des schistes.
Tout indique donc que les conditions du marché sont favorables au retour des schistes américains sur la scène; bien que ce retour soit encore timide, il est permis de prévoir une augmentation plus marquée de leur production les prochains mois.
Quelles ont été les entraves au retour en force des schistes '
- D'abord le principe sacro-saint de la prudence. Ayant «bu la tasse» depuis fin 2019, les compagnies pétrolières ne se sont pas empressées de relancer avec vigueur leurs programmes de forage, même si, dès la mi-novembre, le WTI avait dépassé le Breakeven de 40% des schistes.
À leur décharge, le marché est loin de montrer des velléités de solide reprise. En effet, à la première semaine de mars 2021, le WTI a dépassé 66$ ; il recule quelques jours plus tard en perdant 10% la première semaine d'avril. Ajoutons les relations sino-américaines qui deviennent de plus en plus tendues et qui se répercutent sur la santé des affaires. Les compagnies américaines n'avaient pas vraiment tort d'être prudentes.
- La perception du marché par les industriels du pétrole et du gaz : cette méfiance des industriels de l'amont pétrolier et gazier est confirmée par une enquête réalisée au sein de cette corporation par la FED Dallas (Federal Reserve Bank de Dallas). Son rapport, publié le 24 mars, montre que sur 152 managers exécutifs consultés, près de 80% pensent que le prix du WTI ne dépasserait pas les 68$ à la fin 2021.
-La rentabilité des investissements : en décembre 2020 $45/bbl suffisaient pour que 30 à 40% des forages sur les schistes soient rentables ; ceci semble corroboré par l'enquête de la FED Dallas ; le rapport relève que pour des managers exécutifs de 92 sociétés d'exploration/production consultés, le forage est rentable sur 50% du Permien lorsque le WTI médian est à 48$ ; quant à l'ensemble du Permien, le forage serait rentable en moyenne avec un WTI à 50$. Globalement, tous les gisements US deviendraient rentables si le prix se situait entre 46 et 58$, la moyenne étant 52$/bbl. Les coûts des services quant à eux augmenteront, bien que faiblement, d'ici la fin 2021 pour 70% des responsables de sociétés de service interrogés. Seulement 4% des exécutifs affirment que leurs prix augmenteront sensiblement. Ceci va participer à l'augmentation des coûts de production et contribuer à une augmentation même modérée du prix Breakeven.
Quant à l'exploitation, les managers exécutifs de 94 compagnies interrogés, ont affirmé qu'un prix WTI compris entre 17$ et 34$ permettrait d'en couvrir les coûts ; la moyenne serait de 31$/bbl.
- Pour respecter son engagement d'entreprendre une politique «zéro carbone à l'horizon 2050» dont il vient d'annoncer l'étape -30% d'émission de GES en 2030, le Président élu Biden a signé des ordres pour instaurer un moratoire à l'exploration sur le domaine minier fédéral et pour bloquer la construction de l'oléoduc Keystone XL Canada-Texas. Ces actions sont appuyées par de fortes pressions de la part des écologistes qui poussent à bloquer d'autres projets de pipelines, ce qui augmente l'inquiétude des producteurs, attentifs à la politique énergétique du gouvernement.
- Les compagnies se heurtent à la rareté des ressources financières ; les banques ne sont pas encore pressées de rouvrir leurs coffres comme elles l'avaient fait avant 2020.
Avant de quitter le bureau ovale, le Président Trump avait exercé des pressions sur les organismes financiers pour qu'ils répondent favorablement aux demandes de prêts des compagnies afin de les aider à accroître leurs investissements.
- Au lieu d'engager de grosses dépenses, toutes les compagnies ont préféré d'abord les réduire, couper les coûts, distribuer quelques dividendes pour calmer les actionnaires qui n'en pouvaient plus d'attendre et calmer les banques qui détiennent leurs dettes, surtout qu'elles seront contraintes de solliciter d'autres prêts pour répondre au redémarrage de l'économie.
- Par ailleurs, certaines compagnies, ayant subi de graves pertes à l'instar de Devon et d'Equinor qui a vendu ses actifs dans les schistes, préfèrent utiliser leurs ressources pour diversifier leurs activités dans les énergies renouvelables. BP en fait de même et se promet de réduire de 40% sa production de pétrole et de gaz à l'horizon 2030, mais maintient pour l'instant ses actifs du Permien et s'est engagée à y investir 1,3 milliard de dollars pour construire un réseau de récupération des gaz torchés (Wall Street Journal 18 avril 2021).
En parallèle, elle investit de manière significative dans l'éolien. Total a engagé pour 2025, à travers le monde, plusieurs projets de renouvelables de capacité totale supérieure à 27gW dont 60% sont déjà couverts par des agréments de rachat d'électricité. ExxonMobil parie qu'en 2040, le gaz et le pétrole constitueront près de 50% de la demande d'énergie et ne compte pas se défaire de ses actifs ; elle envisage d'investir 3 milliards de dollars pour réduire de 30% ses émissions de GES (gaz à effet de serre) par rapport à 2016 sur ses activités amont du pétrole et du gaz (Seeking Alpha 1/4/2021) et bien davantage dans la capture et le stockage de CO2, l'hydrogène, les biofuls et la cogénération (Exxon Investors Day 3/3/2021 Présentation).
Nombreuses sont les compagnies qui placent donc leur confiance dans l'avenir des technologies renouvelables. De fait leurs coûts continuent de baisser à l'instar des coûts du solaire en France qui a perdu 37% sur 3 ans pour atteindre 800?/kWc pour les installations PV au sol de 10mW et plus en 2019. Pour l'exploitation, les coûts ont baissé de 27% pour les installations de même capacité (Rapport «Coût et rentabilité du grand photovoltaïque en Métropole Continentale» de la Commission de régulation de l'énergie ?France -? février 2019). Si l'on ajoute les avantages fiscaux et les garanties de rachat de l'énergie, l'attractivité du solaire et sa compétitivité ne peuvent que grandir.
Conclusion
La conclusion qui s'impose pour le moment est que l'Opep+ semble sur la bonne voie pour remporter cette manche contre les schistes américains. Certains analystes s'accordent à dire que pour deux ou trois années encore les schistes ne pourront pas reprendre leur position de «change makers» qu'ils ont occupée depuis 2014. D'ici là, scénario fort probable, l'environnement global aura changé, la pandémie Covid-19 sera derrière nous et l'économie mondiale aura repris franchement sa croissance, ce qui changera totalement la donne et provoquera une reprise de la demande d'énergie, où le pétrole continuera à avoir une bonne place.
L'Opep+ devra continuer à surveiller en permanence l'offre et la demande et les signes d'amélioration de la rentabilité des schistes si les prix dépassent de manière franche et soutenue leur prix de Breakeven, pour éviter une surchauffe qui provoquera un effondrement des prix.
Tablant sur une reprise de l'économie, son intention d'augmenter sa production de 2 Mbbl/j à partir de mai 2021, indépendamment de l'importance du volume qui peut provoquer une trop forte chute des prix, va dans le bon sens.
Les compagnies encore actives et qui détiennent des blocs sur les schistes ne vont évidemment pas les abandonner. Elles y ont investi des centaines de millions de dollars et pour certaines des milliards pour forer, produire, traiter et transporter la production de milliers de puits. Sur beaucoup de gisements elles disposent encore de zones à haut potentiel de production où elles pourront réaliser de nouveaux forages. Leurs stratégies vont consister en trois ou quatre volets :
Pour toutes, les maîtres mots seront :
1- rembourser les dettes ;
2- réduire les coûts ;
3- maintenir une prudence extrême dans les décisions et les actes d'investissement. Ce sont les sésames qui leur ouvriront les portes des banques ;
4- pour les sociétés qui le peuvent, investir ou continuer à investir dans les énergies renouvelables pour se couvrir en partie, dans le cas d'un recul important du marché. Bien que l'énergie renouvelable soit sans conteste l'énergie de l'avenir, il reste que la stratégie pour faire les bons choix des technologies et du moment opportun n'est pas évidente ; à moins de s'en tenir à beaucoup de prudence, les risques de déconvenues sont grands.
Ces perspectives permettent de penser que le retour des schistes est certain et prévisible à moyen terme. Certains pensent même que les compagnies habituées aux schistes, comme des joueurs de casinos, ne résisteront pas longtemps à la tentation de s'y engager de nouveau, pourvu que les prix restent au-dessus de 50$/bbl suffisamment longtemps pour les rassurer.
Elles ont déjà commencé à rembourser les dettes accumulées durant les années du boum des schistes et continuent de distribuer des dividendes.
Parallèlement, les énergies renouvelables ont une forte croissance et affichent des prix de plus en plus compétitifs avec les énergies conventionnelles.
Un bémol toutefois : le rapport français cité précédemment donne des TRI du photovoltaïque pour le moins surprenants ; ils seraient de 4% à 20 ans pour les projets de 2019 et de 3% pour ceux de 2020 en France.
Avec des TRI pareils, les grosses sociétés pétrolières, à moins qu'elles ne soient persuadées de pouvoir réduire sévèrement les coûts pour améliorer sensiblement le TRI, ne vont pas se bousculer au portillon.
Pour la petite histoire, au début des années 2000, Sonatrach travaillait sur un projet d'association avec une société canadienne de taille moyenne sur un projet de développement de plusieurs petits gisements. Nous avons négocié de nombreux mois. Le projet achoppait sur le TRI. Nous avons piétiné pour 1?2 point de TRI.
La compagnie demandait 17,5% et nous avions offert seulement 17%. Quelques semaines plus tard, lors d'une dernière réunion au siège de cette société nous avons été surpris d'être accueillis par un nouveau P-DG-CEO. Notre surprise a été plus grande de l'entendre nous annoncer d'emblée la couleur : 21% de TRI ou rien. Après une demi-journée de discussion, nous avons décidé de rentrer.
Le projet n'a jamais été concrétisé avec cette compagnie. Comment expliquer cet important bond dans les exigences ' Ce P-DG venait d'Exxon et dans la culture Exxon, on se ne se déplace pas pour moins que cela !
S. K.
(*) Ancien directeur de la Division forage Sonatrach. Ancien conseiller pour l'Amont du P-DG de Sonatrach.


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