Algérie

Pourquoi n’avons-nous pas un grand poète ?



Publié le 05.09.2024 dans le Quotidien l’Expression

Quel est le rapport entre l'écriture et la ville, comment se manifeste l'impact de l'urbanisme sur l'art et la littérature? La géographie par sa poétique possède-t-elle un pouvoir sur la création? Parce que la civilisation grecque est née dans les murs de la ville, elle a laissé à l'humanité des trésors inépuisables et inégalés en poésie, épopée, et philosophie et qui sont encore lus, génération après génération, avec beaucoup d'intérêt, et ce patrimoine est encore influent sur les écrivains contemporains. Toute la civilisation européenne chrétienne était basée sur l'héritage de la ville grecque. La créativité littéraire, qu'il s'agisse de la poésie ou du roman, est basée d'abord sur la magie de la langue. La langue ce grand mythe créé par l'homme afin de s'approprier la nature, l'esprit et l'âme. Mais l'écriture est basée aussi sur la lecture en tant que dialogue ouvert et perpétuel avec les diverses expériences antérieures ou actuelles. L'écrivain n'est pas coupé de l'arbre des créateurs universels. Il n'est une branche dans cet arbre vivant et éternel. Mais chaque créateur, chaque branche, a une psychologie qui le distingue, propre à lui. Elle est comme ses empreintes digitales ou son ADN.
Cette psychologie est associée à l'environnement général où la géographie urbaine joue un rôle majeur dans la formation et la construction du créateur et dans la qualité de son produit. Pour l'écrivain au Maghreb et au Moyen- Orient, si ce dernier parvient à contrôler la folie du langage et à jeter un pont-lecture avec le patrimoine de l'humanité, il se trouve malgré lui confronté a un environnement urbain déstructuré, hybride, laid, qui menace tout processus de l'écriture créative.
La ville maghrébine et arabe contemporaine est devenue un espace en décomposition, sans caractéristiques urbaines, inconfortable et impénétrable. Elle ressemble à un attroupement d'humains dans un espace clos. Un grand village colonisé par un mélange de communautés vivant avec la culture de la tribu. Même les villes qui ont été historiquement connues pour leurs civilisations; leurs marchés, leurs jardins, leurs palais, leur urbanisation fascinante, leurs cultures et leurs musiques, à, l'image de Damas, Le Caire, Tlemcen, Baghdad, Béjaïa et Fès, se trouvent, aujourd'hui, ravagées et envahies par une urbanisation laide, importée à la hâte. Même les dialectes, ou plutôt les langues, qui caractérisaient les habitants de ces villes, qui leur donnaient une beauté, et qui représentaient un facteur important de leur identité, ont été agressées par d'autres langues étrangères et violentes.
Nos villes antiques dans le Maghreb et au Moyen- Orient ont été assiégées par des nouveaux quartiers sans âmes. Tout cela a été réalisé dans le cadre de la politique d'urgence incarnée par des programmes de logement aléatoires basés sur la priorité du social et menés par une philosophie de l'assistanat. L'urbanisation dans son sens noble et civilisationnel, la préservation de la cité, est le dernier souci de la politique saisonnière.
Ces nouvelles communautés humaines qui occupent la cité, pour la plupart hétérogènes, constituent une préoccupation culturelle et sociale qui perturbe la psychologie collective de la population. Même les quartiers populaires dont les habitations sont construites de pierre et d'argile et qui représentent une dimension historique, urbaine et culturelle, et qui de leur chaos et de leur inconfort naissaient l'art et la bonne littérature, sont envahis, et physiquement terrassés et effacés. Ils les ont transformés en bidonvilles sous la forme d'immeubles de grande hauteur sans âme, sans ascenseur, sans culture et sans beauté architecturale. En conséquence, les quartiers populaires ont perdu leur mode de vie et les gens se sont trouvés emprisonnés dans des cages de béton et de fenêtres en fer.
Ainsi, la ville a été vidée de son âme de la périphérie au centre, elle a perdu la mémoire. Le citoyen, lui aussi, a perdu la communication féconde avec sa ville. Et le créateur s'est trouvé exposé à une profonde anxiété psychologique urbaine et linguistique qui a affecté le processus créatif de manière significative.
L'urbanisme n'est pas neutre dans la création littéraire et artistique, il est plutôt le moteur central dans toute vision esthétique. Et ce que la ville a connu d'altération sauvage est la cause d'une production littéraire sans géographie civilisationnelle. Peut-être, Naguib Mahfouz est peut-être le dernier témoin littéraire de la ville du Caire, Mohammed Dib le dernier témoin de la ville de Tlemcen, Abdel Karim Ghallab le dernier témoin de la ville de Fès, et Mouloud Mammeri et Mouloud Feraoun les derniers témoins de la Kabylie dans toute sa beauté et sa spécificité géoculturelles.
Cette urbanisation hybride dans nos villes et dans nos villages, poussée par la consommation folle, l'assistanat et le social politicien est l'un des facteurs qui ont affecté négativement notre créativité et rendu nos créateurs sans géographie, debout sur un néant vertigineux.

Amin Zaoui



Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)