Algérie

Pourquoi le viol est-il différent ?



Alors que les allégations de crime sexuel prononcées par les procureurs suédois à l'encontre du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, font la une de la presse internationale, une norme dans cette couverture médiatique mérite une attention toute particulière. Nous connaissons le nom de Assange. Mais ses accusatrices-les deux femmes suédoises qui ont déposé plainte contre lui - sont systématiquement identifiées comme « Mademoiselle A » et « Mademoiselle B », et leurs visages sont floutés.

Les médias prétendent que cette politique est motivée par le respect dû aux victimes présumées. Mais ces mêmes médias ne se feraient jamais l'écho d'accusations, disons, de fraudes – ou même d'agressions non sexuelles – à l'encontre d'un suspect désigné sur la base d'accusations anonymes. En fait, et malgré de bonnes intentions, autoriser le principe de l'anonymat dans les cas de crimes sexuels est extrêmement dommageable. Cette norme qui veut que les accusatrices de viol ne soient pas nommément désignées est un vestige de l'époque victorienne, lorsque le viol et d'autres crimes sexuels étaient codifiés et consignés d'une manière qui préfigurait notre propre ère. Le viol était considéré comme « un sort pire que la mort, » métamorphosant les femmes – supposées rester vierge jusqu'au mariage – en « des marchandises endommagées. »

Virginia Woolf appelait l'idéal de féminité de cette époque « l'Ange dans la maison » : une créature en retrait, fragile, qui ne pouvait résister à la rudesse de l'arène publique. Bien sur, cet idéal était une arme à double tranchant : leur évidente fragilité – et le rôle d'icônes de pureté sexuelle et d'ignorance qui leur était attribué – était utilisé pour empêcher les femmes d'exercer une quelconque influence sur les évènements qui affectaient leur propre destinée. Les femmes ne pouvaient par exemple pas pleinement prendre part à des procédures judiciaires sous leur propre nom. L'un des droits pour lesquels les suffragistes ont d'ailleurs combattu était le droit d'être reconnu coupable de ses propres crimes. Néanmoins, même après que les femmes aient obtenu des droits légaux – et alors même que d'autres préjugés sur la gent féminine ont subi le même sort que celui des sels et des baleines de corsets – la condescendance de la norme victorienne consistant à ne pas nommément identifier les femmes qui portent plainte pour crime sexuel perdure.

Cette norme n'est pas seulement une insulte faite aux femmes, elle rend aussi les poursuites pour viol bien plus difficiles. L'anonymat sert considérablement les institutions qui ne veulent pas poursuivre les violeurs ou les agresseurs sexuels.

L'armée américaine, par exemple, masque l'identité des accusateurs de viol et la prévalence de viols commis dans les forces armées américaines n'est à ce jour pas consignée. Préserver l'anonymat des accusations permet aux autorités de l'armée américaine de ne pas conserver d'archives détaillées, ce qui en retour permet aux responsables d'esquiver la responsabilité de communiquer de manière transparente sur les agressions et les poursuites – et donc de ne pas engager de poursuites contre les crimes sexuels de manière sérieuse et systématique.

Il en est de même dans les universités. Mon alma mater, l'université Yale, a recouru à l'anonymat dans la consignation de cas de harcèlement sexuel et de viol pour masquer les incidents de crimes sexuels et faire passer les rapports des coupables sous le tapis pendant vingt ans, protégeant ce faisant ses propres intérêts en évitant des enquêtes systématiques. Du fait de la prévalence de la politique d'anonymat dans les universités, deux violeurs en série présumés – dont les agressions ont été rapportées à leurs employeurs respectifs par au moins une victime – enseignent dans de nouvelles universités, sans qu'aucune accusation ne soit retenue contre eux.

 La conséquence est évidente : lorsque les accusations sont consignées de manière anonyme, personne ne les prend autant au sérieux que si elles le sont de manière officielle, ce qui produit de fait une impunité institutionnalisée pour les prédateurs sexuels. Ce n'est vraiment uniquement que lorsque les victimes ont tenu tête et communiqué leur nom – étant convenu que c'est une chose difficile et souvent douloureuse – que des changements institutionnels et des poursuites abouties ont été possible. La décision d'Anita Hill en 1991 de ne pas porter plainte sous couvert d'anonymat contre Clarence Thomas, aujourd'hui juge à la Cour Suprême des Etats-Unis, a entrainé une meilleure application de la loi pour l'égalité des chances à l'emploi. Hill savait que ses motivations seraient remises en question. Mais en tant qu'avocate, elle avait compris que des accusations anonymes étaient contraire à l'éthique – et qu'il était fort probable qu'elles n'aboutiraient pas à grand chose.

 En fait, la norme de l'anonymat ne fait que nourrir les mythes autour du viol. Lorsque l'identité des victimes n'est pas dissimulée, on prend conscience que le viol peut arriver à n'importe qui – grand-mères et étudiantes, femmes au foyer et prostituées. En fait, nous sommes pleins de préjugés stéréotypes sur ce à quoi doit ressembler et comment doit se comporter une « véritable » victime d'un viol pour être prise au sérieux. Et nous pensons aussi à tort qu'il y a plus de faux témoignages pour viol que pour les autres crimes (aux Etats-Unis, il n'est pas différent : 2-4%). Les féministes soutiennent depuis longtemps que le viol doit être traité comme n'importe quel autre crime. Mais il n'existe aucun autre crime dans le cadre duquel les accusatrices sont voilées dans l'anonymat. Traiter le viol de façon aussi différenciée ne sert qu'à continuer à le cataloguer comme un type de crime « différent », avec son lot propre de bagage culturel et de projections. Finalement, une réelle question morale est en jeu. L'identité des enfants devrait, bien sur, être protégée dans les cas de crimes sexuels, mais les femmes ne sont pas des enfants. Si quelqu'un profère une accusation criminelle fondée, on est en droit d'espérer que cette personne sera considérée – et il faut se considérer – comme un adulte moral. C'est pourquoi les systèmes judiciaires – du moins dans les démocraties – exigent habituellement que l'accusé puisse faire face à son accusateur ou accusatrice. Pourquoi, par exemple, dans un cas aussi sensible pour l'opinion publique – et sur lequel dépendent tant de choses – Assange devrait-il faire face à des allégations qui pourraient avoir de graves conséquences pour lui tandis que ses accusatrices restent anonymes ? Les fameuses lois de protection de la vie privée et de publicité des débats (rape shield laws) devraient être utilisées pour protéger les victimes présumées. Cela ne regarde personne de savoir avec qui la victime a couché auparavant, ou ce qu'elle portait lorsqu'elle s'est fait agressée. Mais faire en sorte que l'histoire sexuelle d'une accusatrice ne soit pas prise en considération dans l'enquête ou les poursuites n'est pas la même chose que garantir l'anonymat.

 Et cela ne devrait d'ailleurs pas être le cas. Après tout, le motif et le contexte sont des questions légitimes dans n'importe quelle allégation criminelle. Hill, par exemple, savait qu'elle aurait à expliquer pourquoi elle avait attendu des années avant d'accuser Thomas, son ancien employeur. De même, les accusateurs adultes de criminels sexuels protégés par l'église savaient qu'ils auraient à répondre à des questions fondamentales (nombre d'entre eux se sont d'ailleurs nommément identifiés, ce qui a permis d'entamer effectivement des poursuites). Il n'est pas bon – et cela constitue une forme de sexisme – de traiter les accusatrices de crimes sexuels comme si elles étaient des enfants, et il n'est pas bon de juger quelqu'un, homme ou femme, en utilisant les médias pour influencer l'opinion publique sur la base d'accusations anonymes. On aurait déjà dû depuis longtemps suspendre l'anonymat pour les cas de viol.

Traduit de l'anglais par Frédérique Destribats

* Activiste politique et critique sociale dont le dernier ouvrage paru est Give Me Liberty: (Donnez-moi la liberté :

 un manuel pour les révolutionnaires américains, ndt).








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