Algérie

Pour que nul n'oublie



Pour que nul n'oublie
L'ouvrage s'ouvre par une lettre ouverte aux bourreaux de son frère et de tous les intellectuels. « Vous continuez à entendre vos enfants vous appeler 'papa', alors que des centaines de milliers d'orphelins ont rayé ce terme de leur langage quotidien... Remémorez-vous tous les villages incendiés, les bombes et tous les visages jeunes et moins jeunes. Qu'avaient-ils fait pour mériter cette mort atroce qu'aucune loi, encore moins divine, ne tolère ' Et maintenant que vous avez écrémé l'Algérie de ce qu'elle avait de meilleur, ne vous sentez-vous pas perdus et seuls face à votre médiocrité débilitante et prédatrice ' Quelles satisfactions en avez-vous tirées, ou en tirez-vous, maintenant que vous avez réduit l'Algérie, ses espoirs et sa jeunesse en poussières cosmiques ' », lit-on. « Ce qui me chagrine le plus est que l'histoire retiendra seulement les noms d'un Abassi Madani, Ali Belhadj, d'un Mezrag d'un Ben Laden... et ne retiendra pas celui du jeune policier déchiqueté par une bombe qu'il tentait de désamorcer. Ni ceux des enseignantes massacrées pour service rendu aux écoliers ! De ce simple gagne-pain égorgé puis brûlé vif », ajoute-t-il.Le livre de 316 pages est, dit-il, « l'expression d'une plaie restée ouverte malgré toutes les sutures et la chirurgie ». Sa lecture nous replonge dans les abysses de l'horreur. La mémoire est tel un couteau qui ne cesse de remuer la plaie. L'image du jeune frère Smaïl, assassiné le 18 octobre 1993 dans sa cité de résidence à Bab-Ezzouar, s'impose à chaque ligne. « Son seul tort était d'être journaliste, un métier qu'il aimait passionnément comme l'aimaient Djaout, Mekbel, Cherkit, Mahiout et tous leurs confrères assassinés », soupire-t-il. Cri de colèreD'une plume au vitriol et fouillée, Abderrahamne nous dira qu'il ne s'est jamais remis du drame. « C'est pour exorciser la douleur qui continue, comme une lame acérée, à transpercer mes entrailles, que j'ai poussé ce cri de douleur que seuls une mère, un père, un frère, une s'ur, une épouse et un enfant de ceux qui ont été assassinés ressentent encore », avoue-t-il. « C'est un deuil lourd à porter. Et écrire était une thérapie », nous confie-t-il. Paradoxalement, il arrive à contenir sa colère et sa souffrance dans un livre écrit sans haine ni vengeance. Il en veut surtout à ceux qui ont façonné le bourreau, égorgeur dont on a extirpé du cerveau les valeurs humaines. Abderrahmane Yefsah fait appel à la conscience humaine « pour qu'elle s'éclaire dans ce monde obscurci par la bêtise humaine et le crime érigés en commandements divins ». Il tente d'interpeller « ceux qui détiennent les clés de la justice pour que la vérité éclate contre l'innommable et mettre à nu le mutisme institutionnel contre cette tragédie. Ses plaies sont encore dans le subconscient de ceux qui veulent passer à autre chose et vivre leur vie, mais sont vite rattrapés par des images insoutenables ». Dans la lettre ouverte, il ne manquera de rappeler une vérité amère. « On a pardonné pour ce beau monde sorti par la grande porte avec des retraites pour les uns et l'honorabilité pour d'autres. Et pour nous, coupables de notre innocence, pas un gramme de justice, pas un zeste de respect. »Le livre est dans la continuité d'un premier roman « Et Caïn tua Abel », où il évoque aussi la violence qui, selon lui, « est le propre de l'humain ». Il l'avait édité à compte d'auteur. « J'ai refusé que mon livre autobiographique soit censuré. J'ai longtemps ramassé tous les objets et les documents laissés par mon défunt frère depuis notre insouciante enfance au village de Tala-Amara », nous explique-t-il.Abderrahmane a écrit son dernier livre comme on peint un tableau, lui le diplômé des Beaux-Arts et de scénographie. « J'écrivais avec mon pinceau en privilégiant les couleurs noire et rouge, symboles de la décennie où la mort était omniprésente. » Il a mis deux années pour achever son œuvre. « Ma douleur était profonde et se rappeler mon horreur et celle vécue par mon frère, son épouse et toute la famille ne me permettait pas de le faire d'un seul trait. C'était différent du premier roman, rédigé avec plus de sérénité. »Les carences de l'écoleAbordant la question de la culture et de la littérature dans notre pays, Abderrahmane Yefsah trouve qu'il y a « un foisonnement de jeunes écrivains aussi talentueux les uns que les autres ». « Paradoxalement, il y a moins de lecteurs », se désole-t-il. Il imputera cette situation au système éducatif. « Dans sa conception actuelle, il freine la lecture. On ne donne pas à l'élève des ouvrages à lire comme jadis, mais on leur « balance » de simples extraits choisis pour analyse. Des auteurs algériens et étrangers étaient alors inscrits au programme. On doit donner un ouvrage à un élève, du moyen et du secondaire, pour rédiger une note de lecture puis en débattre en classe. C'est ainsi que la pratique de la lecture peut renaître. » Il exhorte les parents à encourager leurs enfants à lire. Pour lui, « ouvrir un livre, c'est ouvrir une fenêtre sur le monde ». Toutefois, il déplore le manque de librairies « où un auteur peut s'exposer ». Il souhaite enfin voir toutes les bibliothèques du pays acquérir cinq à six ouvrages d'auteurs, en guise de soutien à ces derniers.


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