L'écheveau marocain se dévide avec peine, et chaque jour apporte sa difficulté ou sa complication. L'affaire de l'Algérien Si Bou Mzian s'est réglée au mieux de nos intérêts et de notre dignité; mais à quand une nouvelle affaire? Si la pénétration pacifique doit faire place un jour à des démonstrations plus efficaces, le petit Port-Say, placé sur la frontière algéro-marocaine, est appelé à jouer un rôle important; et si sa valeur stratégique n'a pas lieu d'être éprouvée, le commerce et l'influence française trouveront en lui un auxiliaire précieux.
La frontière de l'Algérie et du Maroc est, on le sait, uniquement déterminée par un bornage conventionnel. Dans la partie tellienne, où depuis 1848 a été opéré un travail de délimitation sur le terrain, nul fleuve d'importance ne creuse entre les deux pays un fossé infranchissable, nulle haute montagne n'étage ses cimes en barrière insurmontable ou même difficile.
C'est en effet une caractéristique notoire de toute cette région, que cette continuité en deçà et au delà de la frontière politique, des mêmes aspects géographiques : mêmes plaines, mêmes plateaux mamelonnés, mêmes étendues quasi désertiques du Dahra marocain et des steppes d'alfa algériennes. Ce que l'on appelle l'Est Marocain est à cet égard la continuation de l'Algérie et en contraste complet avec tout le reste du Maroc, verdoyant, abondamment arrosé par des pluies fréquentes et des cours d'eau à débit constant.
Cette similitude des deux régions a poussé certains esprits politiques à réclamer comme leur frontière naturelle le lit de la Moulouïa, 'le fleuve le plus important de toute l'Afrique du nord-ouest; des considérations historiques militent peut-être aussi en ce sens. Mais nous n'avons pas su, après les victoires de Bugeaud sur l’oued Isly, revendiquer énergiquement ces limites naturelles, et le moment serait peut-être mal choisi pour les réclamer aujourd'hui. Un ruisselet, l'oued Kiss, dont (embouchure est à peine distante de 14 kilométrer de celle de la Moulouïa, constitue donc, jusqu'à nouvel ordre, notre frontière dans la région maritime entre (Algérie et le Maroc. Est-ce un bien, est-ce un mal?
Le tout n'est il pas de tirer profit, dans la plus large mesure possible, des situations géographiques actuelles? L'inexistence d'obstacles entre l'Algérie et le Maroc, prête singulièrement à (extension des relations commerciales, facilite d'autant les échanges, permet même de réaliser une certaine pénétration pacifique du pays. Si l'on considère, de plus, que la côte du Maroc dresse entre la Méditerranée et les régions fertiles du Gharb et du Haouz le triple obstacle des chaînons du Rif peuplé de Berbères farouches, tandis que la vallée de la Moulouïa n'est séparée de notre Algérie que par une plage hospitalière, une conclusion s'impose: l'importance commerciale du pays est surtout appelée à se développer sur le front de mer de la frontière algéro-marocaine.
C'est précisément ce dont viennent de s'apercevoir les Allemands : on sait leur projet, en effet, d'établir un port à Saïdia, appuyé sur un bordj fortifié. Or Saïdia se trouve à 400 mètres de l'oued Kiss, frontière de l'Algérie: Par bonheur, cette conclusion avait aussi paru évidente à un Français, le lieutenant de vaisseau Say, voici quelque vingt ans. Mieux certes que par des règlements diplomatiques, ou des notes de chancellerie, notre situation, prépondérante dans cette région du Maroc, sera tenue à l'abri, d'un échec par la création de Port-Say, rendant infructueux et de nul effet, l'établissement d'un, port marocain-allemand à Saïdia.
Saïdia, Port-Say, voilà l'intéressante histoire qu'il est bon de conter, en même temps qu'il en faut dire la genèse et l'avenir.
On connaît ce recueil officiel de la géographie côtière publié par le Ministère de la Marine, sous le nom d'Instructions nautiques; c'est un des documents les plus sérieux à consulter lorsqu'il s'agit de savoir la valeur d'un port, la sûreté d'un havre. Or, après avoir démontré le caractère nettement inhospitalier de presque toute ,la côte d'Afrique, du détroit de Gibraltar à Oran (Mers el-Kébir), les Instructions nautiques reconnaissent pourtant une région plus favorisée : précisément la région qui va de l'embouchure de la Moulouïa au delà de l'oued Kiss, jusqu'au cap Milonia
"Toute la plage est très saine. On peut l'approcher partout à 1 mille avec des fonds de 10 à 12 mètres. Les fonds de 20 mètres sont à 2 milles de la côte. Plus loin, les Instructions nautiques reconnaissent qu'à Port-Say la plage se continue; puis la côte comprend des falaises découpées, "avec plusieurs petites criques ouvertes au nord-ouest, où les navires d'un faible tonnage peuvent trouver un bon abri contre les vents d'est et de nord-est".
Ainsi ressort déjà l'incontestable supériorité de Port-Say sur Saïdia: la plage se trouve à Port-Say aussi hospitalière, mais de plus abritée des vents par les hauteurs du cap Milonia. Les mêmes avantages y sont sensiblement départis, car ce n'est pas un kilomètre de distance en plus qui pourrait empêcher Port-Say d'être considéré comme le terminus logique de la route naturelle creusée par la Moulouïa, en même temps que comme le débouché obligatoire des riches plaines d'alentour, celles des Beni-Mansour, des Angad et des Trifas.
Or, cette importance capitale de l'embouchure de l'oued Kiss, qui ne connaissait pas alors Port-Say, le lieutenant de vaisseau Say, en croisière dans cette partie de la Méditerranée, dès 1880, l'avait nettement comprise. Dès cette époque, il avait projeté d'y créer un établissement français, et lorsque la question de notre pénétration au Maroc eut progressé suffisamment, lorsque sa liberté d'action lui eut été rendue, le lieutenant de vaisseau de réserve vint hardiment bâtir une hutte de branchages à (extrémité de la plage algérienne. C'était en 1900: en cinq années, une petite ville y est née, des jetées se construisent qui bientôt formeront un excellent mouillage.
Comment dire l'heureuse surprise qu'éprouve le voyageur, de trouver ainsi à l’extrême limite de notre France africaine, toute une colonie naissante et déjà prospère; plus encore, un home familial où le meilleur accueil vous est réservé, cependant qu'après le dîner, dans cette vaste et belle salle du Colonial Club, le fondateur à Port-Say vous intéresse au récit de ses tentatives, de ses difficultés vaincues, de ses espoirs! Pour moi, je garderai de mon arrivée à Port Say un souvenir d'autant meilleur, que plus rude et plus malveillant avait été le chemin qui m'y conduisit.
Maintenant, de grands progrès ont été réalisés: un bureau de poste et de télégraphe fonctionne, une route carrossable peut vous y conduire de Tlemcen et Lalla Maghnia; on m'assure même, qu'un service régulier de vapeurs sur Oran et Nemours vient d'être organisé. Mais, il y a quelques mois, le choix du touriste devait se faire entre un cheminement lent, fatigant, à mulet, sur des pistes douteuses, et tout le hasard d'une navigation sur le léger esquif, non ponté, d'un pêcheur. Cinquante milles à franchir dans cette dernière hypothèse; 80 kilomètres à avaler dans la première.
Il est vrai qu'en dépit d'une promenade en mer brusquement interrompue par la tempête, malgré un semblant de naufrage dans la baie déserte de Porto Secco (le petit port), et, la nuit venue, à travers la brousse; l'escalade du cap Milonia; la fuite, sous l'orage, parmi les ravins du Chaïb Rasso, Port-Say me parut si séduisant, que je me trouvai récompensé de toutes mes fatigues. Le panorama est d'ailleurs merveilleux: une plage immense s'étendant sur plus de 24 kilomètres, jusqu'au cap de l'Agua, en face duquel émerge la. triste possession espagnole des Iles Zaffarines; dans cette plaine, de l'eau partout, à fleur de sol, des vergers de figuiers et de grenadiers, puis des champs d'orge et de maïs superbes. En arrière, un plateau de faible élévation, puis à perte de vue la plaine des Trifas et les sommets des Beni-Iznaten. Plus loin la vallée de la Moulouïa, les montagnes du Kebdana, d'autres sommets encore au milieu desquels on devine la dépression du col qui mène à la fameuse Taza, puis à Fez ....
Et vraiment, à mon tour je me rendis parfaitement compte de tout l'avantage de la position de Port-Say au point de vue de la pénétration commerciale du Maroc par l'Algérie. Car de ce port à Fez, par des voies faciles, c'est seulement 300 kilomètres, tandis qu'il en faudrait compter le double pour atteindre Oran, et qu'il serait malaisé de faire gagner Melilla par une route et une voie ferrée, alors que dès maintenant s'offre à notre invasion pacifique la vallée de la Moulouïa. Puis, guidé par M. Say lui-même, j'appris que ce n'était pas là toute l'importance de Port-Say: des carrières de magnifique marbre blanc ne demandent qu'à y être exploitées; par l'oued Kiss on peut accéder aux gisements considérables de Gharrouban, du Zeudal, etc., etc.
L'importance commerciale du Maroc oriental; le nombre des grandes agglomérations à desservir et à approvisionner; la valeur incalculable des gisements miniers, très nombreux; l'exportation possible de cinq cent mille moutons et de cent mille boeufs pouvant être embarqués directement par ces plages françaises; la nécessité, enfin, de voir s'arrêter et charger, sur nos propres côtes, nos propres caboteurs ou navires côtiers, obligés, depuis quatorze ans, de passer au large de notre littoral pour aller à Melilla compléter leur chargement avec des produits du Maroc qu'ils pourraient embarquer du Kiss; voilà, me disait M. Say, les raisons de mon opiniâtre labeur."
De fait, en cinq années, des rues ont été tracées, tout un gros village construit, avec boulangerie, épicerie, cafés, forge, école, hôtel, caserne des douanes, habitations particulières, etc .... Une première jetée à l'est a été commencée, tandis qu'à l'ouest une large digue était entreprise. Tous ces temps-ci, on travaille fiévreusement, dans un noble et patriotique espoir; la nuit venue, des foyers à acétylène permettent de ne point arrêter l'immersion dans la mer des blocs de rochers, et aujourd'hui la jetée ouest vient d'atteindre son 300 ème mètre; avant l'hiver, elle sera de 500 mètres au minimum, le havre sera prêt pour abriter les caboteurs du port d'Oran.
L'activité commerciale, comme bien on pense, a marché de pair: Port-Say est devenu un centre d'achat de céréales des plus importants: la dernière campagne n'a-t-elle pas réuni sur les chantiers plus de cent mille quintaux de blé et d'orge? De quel essor ne peut-on croire Port-Say susceptible, du jour où, son port achevé, les vapeurs pourront prendre charge à quai, et non avec. tous les aléas d'un ancrage dans la rade foraine!
Peut-être serait-il tout indiqué de noter le rôle que pourrait jouer Port-Say comme abri d'une division de notre défense mobile; il faut espérer qu'on y songera, dans les milieux autorisés. Pour le moment, à défaut de torpilleurs, Port-Say possède un petit détachement de zouaves chargés de surveiller là frontière, si proche. Cela n'empêche pas, au contraire, les bonnes relations avec le pacha de cette kasbah de Saïdia qui est, sur ces confins éloignés, comme la première sentinelle du sultan du Maroc.
C'est, d'ailleurs, le but ordinaire des promenades de Port-Say, que cette kasbah, non qu'elle constitue un monument remarquable, mais bien qu'il est toujours un peu piquant d'aller faire ainsi sa petits promenade quotidienne au Maroc. Comme toutes les kasbahs marocaines, celles de Saïdia consiste essentiellement dans une vaste cour entourée de hautes murailles, et accessible par une seule porte fortifiée. Bien entendu, les murs sont délabrés, les meurtrières veuves de canons, la porte elle-même n'est point blindée de fer; n'importe! Cette kasbah a un certain air guerrier, plein de promesses. Ce n'est pas une .raison pour croire que le maghzen songe un jour à faire de cette kasbah un fort, au sens propre du mot. Quant à créer sur la plage un port, je, ne sais vraiment comment on .a pu y songer, et quel bénéfice autre qu'une plus grande facilité pour débarquer nos troupes, le Gouvernement marocain compte y recueillir. Il est vrai qu'une telle création ferait échec à la France; et ce serait un indice de bien mauvais augure que de voir le Maroc l'entreprendre; pourtant, la fondation de Port-Say nous rassure complètement sur les conséquences éventuelles d'une semblable attitude du Maroc. L'initiative allemande dont il est question, est vouée à un échec complet à Saïdia, du fait même de l'essor pris par Port-Say.
Dans ces temps-ci, où il est de mode de critiquer la capacité colonisatrice de la France, il n'est pas inutile de montrer ce que peuvent réaliser parfois, tel M. le lieutenant de vaisseau Say, d'audacieux et persévérants Français.
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Posté Le : 17/08/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : JEAN DU TAILLIS - A TRAVERS LE MONDE - Septembre 1905
Source : mitidja.free.fr