Port - Maure, un bijou peu commun, longuement ciselé par la mer, à la base des montagnes de Grande Kabylie, un nom magique pour les enfants de la région de Tizi-Ouzou .
Ceux qui aimaient grimper dans la plate-forme de la camionnette, pour faire le voyage cheveux au vent, reconnaissaient son parfum dès la Côte de Takdempt, après la traversée du Sébaou, fleuve capricieux qui dévalait les pentes du Lalla Khedidja ( le plus haut sommet algérien : 2308m) pour inonder la plaine au printemps, et s’endormir l’été sur une immense plage dorée au pied du Bou-Bérak ( 595m). Ils retrouvaient l’odeur familière dans l’air salin, un peu poisseux, qui leur fouettait le visage au-dessus de la cabine du conducteur : « ça sent la mer ! », disaient-ils d’un air gourmand, « ça sent les algues !… ».
C’était l’odeur des vastes prairies sous-marines de posidonies qui mêlaient leurs lanières sous les courants, l’odeur des mousses frisées qui tapissaient les rochers immergés, où frémissaient les actinies et les petits poissons, l’odeur des moules et celle des oursins qu’on ouvrait aux ciseaux, avant le repas du dimanche, lorsque le père venait rejoindre la famille après sa semaine de travail.
Au sommet de la côte, la route nationale 24 quittait le nord pour filer vers l’est, sur le plateau. Cinq kilomètres avant Dellys, en face d’une petite épicerie kabyle solitaire, la camionnette s’arrêtait presque, pour virer à gauche dans un chemin de terre qui descendait vers la mer. Derrière les haies de roseaux qui le bordait de part et d’autre, se cachaient des maisons que seuls, quelque appel de femme, quelques rires d’enfants, laissaient deviner. Les hautes feuilles frôlaient les passagers dans ce tunnel de verdure, fleuri de lauriers roses et dominé, çà et là, par un pin parasol.
Tout à coup, on rencontrait le tracé régulier de l’ancienne voie ferrée, voie étroite qui assurait autrefois la liaison entre Boghni et Dellys. Les rails, les traverses avaient disparu. Un beau chemin les remplaçait qui partait en ligne droite sur le Phare Bengut, à un kilomètre du carrefour, puis vers Dellys où il se terminait dans le quartier de la Marine.
La camionnette n’allait pas plus loin : les habitations étaient là, entre ce chemin et la mer, sur le plateau bordé par la falaise ; une poignée de cabanons, certains construits deux fois sur le même emplacement, d’abord en planches, et plus tard, lorsqu’on se croyait riche, en moellons de ciment, tous bâtis dans la pente pour la « vue imprenable » sur l’horizon bleu, le passage des navires côtiers, la cavalcade des marsouins.
Mais le trésor du lieu, c’était la crique. Les enfants le savaient bien, qui couraient vers elle dès leur arrivée. Seule construction de l’homme dans ce port naturel, une pente de ciment terminait la descente par le chemin de terre tranché en oblique, dans la hauteur de la falaise, pour atteindre sa base. Celle-ci n’avait consenti à céder à la mer qu’une mince bande de sable grossier de vingt mètres de long sur cinq de large.
A l’entrée de cette plage, ô surprise ! une source ; un mince filet d’argent à peine visible, trahi par la surface luisante des dalles noires, glissantes, qu’il mouillait avant de se mêler à la frange d’eau salée. Un court tuyau de pierre le captait entre les herbes et permettait de remplir une cruche de cette eau douce, fraîche et pure, qui rendait l’anisette encore meilleure.
A l’autre extrémité, la falaise avançait en muraille hérissée de lames enchevêtrées parfaites pour l’escalade, petit cap qui séparait la crique d’une longue plage de sable fin, doux comme la poudre de riz des mamans : la Plage Brazeau. Le relief alentour témoignait des efforts de la mer, depuis des siècles, pour tenter de détruire la falaise. Certes, elle l’avait fait reculer, mais d’énormes masses rocheuses, grises comme un ciel d’orage, restaient accrochées au socle indestructible, telles des monstres marins endormis à trois cents mètres du rivage, leurs dos ronds et lisses disposés en ligne pour interdire l’entrée de la tempête. Les enfants appelaient cet ensemble : le Pâté.
Entre les deux plages et cette barrière, le miroir d’un lac paisible, sans profondeur, accueillait les barques à rames, protégées de la houle du large. Du côté plage Brazeau, le fond sableux, à soixante centimètres de profondeur, offrait d’énormes pierres utiles pour l’amarrage des bateaux et des petits poissons pour le plaisir des enfants qui les piégeaient à la bouteille. Les amateurs de pique-nique pouvaient aussi traverser à pied ces hauts-fonds pour savourer leurs cocas sur les rochers, traquer les bigorneaux ou découvrir l’amplitude de la vague du côté opposé.
En face de la crique, le Pâté se prolongeait en une ligne de rocs plus aigus, plus déchiquetés, qui n’étaient accessibles qu’à la nage ou en bateau. Le profil des plus saillants rappelait un relief de montagne : un pic, un col, une crête. C’était le Rocher-d’en-face . On pouvait le voir de toutes les vérandas. Il était devenu l’emblème du Port-Maure. Les nageurs habiles venaient se dorer au soleil de son versant sud, après un abordage prudent pour éviter de piquer leurs pieds aux oursins immergés dans les failles, ou même de frôler au passage les corps visqueux des anémones de mer ou des actinies à l’aspect de tomates.
Le retour perpendiculaire à la côte conduisait à un autre lieu mythique : le Trou Raphaël , formé à l’aplomb de la falaise Lorenzo, avec sa terrasse en balcon à plus de dix mètres au-dessus de la mer, sa piste de danse ombragée de cannisses où s’accrochait l’alignement des cabanons les mieux placés, et les plus confiants en la solidité du roc. Tout au long derrière eux, la route de poussière descendait vers la crique. Le premier était le café, et sa bordure de grands cannas fleuris.
L’accès direct au Trou Raphaël se faisait par un exercice acrobatique entre les deux cabanons suivants. Les colères de la mer n’avaient pu détruire toute une banquette de rochers plats qui, jusqu’à l’entrée de la crique, s’étalaient au pied de la falaise. Ceux du Trou Raphaël entouraient une piscine naturelle, avec une eau assez profonde pour permettre des concours de plongeons variés : d’abord « la bombe », les bras autour des genoux, ou « la cabriole » pour se mettre en condition joyeuse, puis le plongeon de départ à la manière du champion Jany, enfin le saut audacieux, de plus en plus haut, en escaladant la cascade de blocs gris sous les cabanons.
On raconte qu’autrefois, un ancien maître nageur donnait là des leçons de natation aux amateurs, assis sur une chaise de cuisine dans un creux du rocher au bord du Trou, et que son élève s’exerçait à la brasse, suspendu au-dessus de l’eau par un harnais de fortune accroché à l’extrémité d’un roseau tenu par le maître dans la position du pêcheur à la ligne.
C’est qu’on en racontait, des histoires, en famille ou entre amis, lorsqu’on prenait le frais, dans les chaises - longues devant la porte, après la vaisselle du soir, tandis que le Phare Bengut lançait sur la mer et sur la côte ses quatre coups de pinceau lumineux, réguliers comme une musique vivante !
Celle de la pieuvre géante, par exemple, tapie dans la grotte de Takdempt que la mer avait creusée avant l’embouchure du Sébaou ! Récit effrayant ( à l’image de celui de Victor Hugo dans son ouvrage « Les Travailleurs de la Mer » ) qui dissuadait les explorateurs les plus téméraires d’y pénétrer en barque.
Ou bien l’aventure de ce groupe de pêcheurs enthousiastes, partis en barque vers le large, qui chantaient en ramant insouciants et heureux… Tout -à- coup, face à la proue, un aileron sur l’eau ! Leur chant fut stoppé net, et dans l’instant, avec une harmonie parfaite et une énergie hors du commun, le mouvement de leurs rames prit le sens opposé . Un requin s’était-il réellement égaré derrière le Rocher d’en face ? Chacun voulait le croire.
C’était tout cela, Port – Maure . Et bien plus encore : le jeu de boules et le bal du dimanche « chez Lorenzo » , aux accents de « la Comparsita » ou de la samba brésilienne ( Aïe aïe aïe Maria ! ) ; les rêves sur la falaise, au coucher du soleil, dans l’attente du rayon vert à l’horizon ; les refrains chantés ensemble : « la Mer » de Charles Trénet, ou « Les Feuilles mortes ».
C’était aussi la bonne odeur de la soupe de poisson à la tomate et aux macaronis, savourée en famille sous la lampe à acéthylène ; et la fraîcheur du vent d’est qui faisait claquer les rouleaux des stores devant les fenêtres ouvertes à l’heure de la sieste, et taire pour un instant le crissement continu des cigales.
Ou encore la promenade sur le sentier escarpé qui suivait la falaise, à partir du Gouffre où se baignaient les familles d’Haussonvillers installées au-dessus, jusqu’à l’Allée du Phare, bien ombragée, et la Plage Faure, au sable fin mais à l’eau peu profonde, envahie de prairies de posidonies qui frôlaient les nageurs à chaque mouvement.
Port – Maure est parti, dans la valise de ceux qui l’ont connu. La crique où ils ont appris à nager, ils l’ont emportée avec eux, et aussi le chenal creusé sous l’eau, dans les herbes, par le courant marin qui se faisait violent quand la mer était verte. C’est là que se tenaient prêtes à partir vers la passe, entre le Pâté et le Rocher- d’en- face , les trois grosses barques à moteur des pêcheurs kabyles professionnels. Le soir, elles quittaient la plage en pétaradant pour poser leurs filets au large. Le matin à l’aube, elles les relevaient et les ménagères descendaient à la crique pour choisir leur repas dans les cageots argentés. Parfois Rabat , le plus jeune, faisait faire un tour en mer aux amateurs.
C’est aux cordes de leurs amarres que les nageurs débutants trouvaient leur secours. S’ils pouvaient nager sur cinq ou six mètres, ils atteignaient « la Pierre » , large table rocheuse à quarante centimètres de la surface, où l’on avait pied. L’étape suivante était « le Petit Rocher » ,vingt-cinq mètres plus loin, un creux abordable au pied de la falaise. Cinquante mètres de plus amenaient au Trou Raphaël . Traverser ensuite jusqu’au Rocher-d’en-face exigeait la maîtrise du mouvement. Mais la consécration, c’était de gagner le lointain Rocher-aux-moules , à mi-chemin vers le port de Dellys . C’était une épreuve d’endurance qui prenait deux heures de temps.
Les premières tentatives s’effectuaient en groupe escorté d’une embarcation légère qui se chargeait aussi de transporter les serviettes de bain. On triomphait à l’arrivée, mais il n’était pas rare de négliger l’arrêt sur le rocher tant les paquets de moules ,aux coquilles tranchantes, dissuadaient d’y poser le pied. Le retour alors se faisait dans la barque, transformée en voilier par les serviettes de bain, tendues entre deux paires de mains, par vent arrière. Et cela fonctionnait!…
Tandis qu’en face, dans la montagne, au sommet du Bou-Arbi , la tour de pierre du Sémaphore, vestige de l’ancien télégraphe, veillait sur un bonheur précieux.
Posté Le : 07/11/2014
Posté par : pharesdalgerie
Ecrit par : par Jane SERPAGGI