Algérie

Plus de 20 millions de chardonnerets sont en cage en Algérie: La pénitence du prince crooner



Plus de 20 millions de chardonnerets sont en cage en Algérie:  La pénitence du prince crooner




C’est un infatigable chanteur au répertoire indémodable, ayant traversé les siècles et bercé des générations de passionnés de «7 à 77 ans». Il est source d’inspiration pour de nombreux chanteurs et artistes. Adulé, il est présent dans près de la moitié des foyers algériens. Pour s’en procurer un, certains sont prêts à tous les excès, toutes les folies. Il s’agit du chardonneret, appelé aussi «prince des oiseaux», actuellement en voie d’extinction dans notre pays.

Insatiablement pourchassé, capturé, introduit clandestinement de l’étranger, dopé et vendu pour le plaisir des sens, le chardonneret a laissé des plumes ces dernières années, beaucoup de plumes, dans un commerce illégal, mais «toléré» par un Etat absent.

Vendu dans des marchés aux oiseaux non réglementés, cet volatile au plumage chatoyant et bigarré fait partie des espèces animales non domestiques protégées en Algérie par le décret 83-509 du 20 août 1983.

Théoriquement, car la réalité est toute autre. Cela fait déjà plusieurs années qu’une poignée d’associations et de passionnés d’ornithologie ne cessent de tirer la sonnette d’alarme quant à la mort lente de cet oiseau dans la nature, sans que cela ne fasse réagir les autorités. Dernièrement, au cours du mois d’avril, un jeune Algérien a posté une vidéo sur les réseaux sociaux, dans laquelle il convie les éleveurs de chardonnerets, surnommé «El Maknine» dans le langage populaire, à «participer à la renaissance de cet oiseau» en libérant deux oiseaux (un mâle et une femelle) dans la nature. Sachant que la nidation du chardonneret intervient quatre fois par an, ce jeune estime qu’une fois libérés, ces couples d’oiseaux pourraient donner au bout de six ans une population qui s’élèverait à 30.000 sujets.

Cette initiative aura-t-elle eu un écho favorable ?

Sur Facebook en tout cas, les passionnés d’ornithologie sont unanimes: il faut cesser de chasser les espèces protégées et s’organiser en vue de promouvoir l’élevage des oiseaux en captivité. C’est notamment l’ambition première de l’Association ornithologique algéroise (AOA), fruit d’une passion qui regroupe des éleveurs d’oiseaux de cage et de volière. Présidée, depuis 2008, par Toufik Djebloun, un ingénieur en génie mécanique et éleveur de canaris et de chardonnerets, cette association aspire à préserver les espèces sauvages par le biais d’actions visant notamment à vulgariser et intensifier l’élevage des oiseaux en cage.

Pour ce faire, «l’AOA organise des manifestations ornithologiques et des rencontres mensuelles en direction des débutants et des nouveaux éleveurs pour parfaire leurs connaissances et améliorer les conditions de détention de nos amis ailés», nous confie son président, surtout que dans notre pays, «les gens ignorent l’abc de la propreté et de l’élevage. Le chardonneret est une espèce sauvage, il ne supporte pas de rester au milieu de sa fiente. En France, par exemple, il faut détenir un certificat de capacité d’élevage de chardonneret pour pouvoir en faire», affirme t-il.

Sociabilité fatale

Le commerce et l’élevage des oiseaux en Algérie n’étant pas réglementés, n’importe qui peut s’autoproclamer éleveur, mais peu y parviennent.

«Le chardonneret par exemple est difficile à élever en captivité, car cet oiseau a besoin avant toute chose de propreté, ainsi que d’une alimentation saine et appropriée, en respectant certaines règles et consignes», précise notre interlocuteur.

C’est pour cette raison que les chardonnerets issus de la reproduction ne sont pas légion.

«Ils sont cédés entre connaisseurs, dans des cercles fermés à cause du nombre très réduit de ces oiseaux et à la forte demande. Ils sont commandés dans les nids, ce qui ne permet pas de les vendre dans les marchés aux oiseaux», soutient M. Djebloun, tout en assurant que «tous les chardonnerets proposés à la vente sont issus de la chasse illégale».

Chassé sans état d’âme, le chardonneret fait chaque semaine le bonheur des amateurs comme les passionnés d’ornithologie dans des marchés aux oiseaux hebdomadaires.

Pire: malgré qu’il soit prétendument protégé, le chardonneret reste, de loin, l’espèce la plus demandée et la plus vendue en Algérie!

«Bien que ce soit une espèce sauvage, le chardonneret est sociable et apprécie la compagnie des humains, c’est pour cette raison que sa chasse est facile. Elle intervient généralement au cours des mois de mars, avril et mai, correspondant à la période de sa reproduction», relève M. Sebih, président de l’Association de protection de la nature et de l’environnement (APNE).

Selon ce défenseur de la nature, «aucun recensement, ni fichier technique n’existe pour avoir un chiffre exhaustif concernant la population de chardonnerets résiduelle. Il en existe encore un peu du côté de Sétif et de Souk Ahras, mais il se fait de plus en plus rare. On le ramène à présent du Maroc, même s’il chante moins bien que celui de l’Est algérien».

Or, à l’est du pays, il est actuellement pratiquement inexistant, décimé par des prédateurs sans scrupules.

On tue pour El Maknine

Un jeune de 19 ans a perdu la vie après avoir été poignardé, le 18 mai, dans la commune de Boumerdès par un de ses congénères suite à un litige autour d’un… chardonneret. Une triste affaire qui renseigne sur l’engouement démesuré que suscite ce crooner au chant envoûtant.

Cet engouement a atteint des proportions telles que de véritables filières de «passeurs» d’oiseaux de cage, «sous l’impulsion de gros bonnets et hommes d’affaires», dit-on, ont tissé leurs toiles pour l’acheminer via les frontières du royaume chérifien, mais aussi d’Europe.

Ce volatile fait pourtant partie des 107 espèces d’oiseaux protégées en Algérie. L’article 92 de la loi n°04-07 du 14 août 2004 relative à la chasse stipule que «quiconque chasse les espèces animales ou les détient, les transporte, les colporte, les utilise, les vend ou les achète ou les mets en vente ou les neutralise, est puni d’un emprisonnement de 2 à 6 mois et d’une amende de 10.000 à 100.000 DA».

Il est donc interdit de le détenir, de le vendre ou de l’acheter. Une somme d’interdits superbement et collectivement foulée aux pieds par les Algériens, démesurément obnubilés par ce bel oiseau, au point qu’on trouve plus de chardonnerets en cage qu’en liberté!

«Cet oiseau s’est complètement éteint dans la nature, mais il doit en exister au moins 20 millions en captivité», soutient le président de l’association ornithologique algéroise.

Soit plus de la moitié de la population algérienne!

Il arrive que les services de la Gendarmerie nationale appréhendent des chasseurs de chardonnerets, mais cela reste insuffisant eu égard à l’hémorragie dont est victime cette espèce «présumée» protégée par la loi.

«Notre association a organisé des campagnes de sensibilisation à ce sujet au niveau des universités, des journées d’étude, on a dénoncé les massacres du chardonneret dans les journaux, à la radio et fait également des lâchers symboliques. Mais avant tout, la loi doit être appliquée avec fermeté», souligne le président de l’APNE.

«Viagra et kif» au menu

Le chardonneret, tout comme le canari sont très prisés pour leur chant. Toutefois, c’est le chardonneret qui se classe en tête du podium. Pour appâter les clients potentiels, des éleveurs n’hésitent pas, nous dit-on, à «doper» les oiseaux pour améliorer la qualité de leur chant et booster leur prix de vente.

«Certains éleveurs donnent du viagra en quantité très infime à leurs oiseaux pour qu’ils chantent mieux, d’autant que les chardonnerets originaires du Maroc ont la réputation de chanter moins bien que ceux de l’Est algérien», nous a confié un oiselier de Constantine.

Sceptique, le président de l’AOA nous a confirmé l’utilisation de substances dopantes comme le C3 contenant de la vitamine E, mais concernant le Viagra, il juge cela «un peu exagéré».

D’autres éleveurs utilisent, quant à eux, des graines de chènevis, généralement très recherchées par les oiseaux. Ces graines (connues également sous le nom de chanvre ou cannabis) proviennent d’une plante qui pousse à l’état sauvage, appelée «kif» dans le jargon populaire, et sont proposées aux chardonnerets et aux canaris en petites quantités pour stimuler le chant, la couvaison et l’élevage.

Pour Toufik Djebloun, «les graines de chènevis sont couramment données aux oiseaux, que ce soit chardonnerets ou canaris et comme tout autre graine, l'abus est mauvais. Ces graines contiennent des vitamines, mais leur nom populaire 'kif' ne corresponds pas à ce qu'on entend par cette appellation».

Viagra ou kif quelle que soit la dénomination de ces substances dopantes, ces pratiques ont une visée purement commerciale, sachant que sur le marché le prix du chardonneret oscille entre 2.000 DA et …150.000 DA. Celui originaire du Maroc est vendu entre 2.000 à 3.000 DA, contrairement à ceux importés d’Europe dont le prix varie de 5.000 à 12.000 DA.

Quant aux becs crochus, comme les perroquets, généralement acheminés en catimini d’Afrique du Sud et commandés par «de gros bonnets et riches hommes d’affaires», nous dit-on, ils sont cédés à… 120 millions de centimes! Des espèces qui ne sont bien entendu jamais exposées sur les marchés !

Ce trafic met à nu l’absence de règles d’un commerce en plein essor en Algérie, même si — paradoxalement — il n’existe même pas d’association nationale d’ornithologie susceptible de protéger les oiseaux ou de représenter le pays lors de manifestations internationales. En Algérie, l’ornithologie est encore loin d’avoir pris son envol...

Lydia Rahmani



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