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Planète (Territoire d'Outre mer/France/Europe) - Le combat de Patricia, veuve d’une victime du chlordécone



Planète (Territoire d'Outre mer/France/Europe) - Le combat de Patricia, veuve d’une victime du chlordécone


Après des années d’exposition au chlordécone dans les bananeraies de Martinique, le mari de Patricia est décédé d’un cancer. Depuis, la défense des victimes de ces produits chimiques est devenu le combat de sa vie.


Paris, reportage

Si elle a déjà raconté plusieurs fois son histoire, l’exercice n’en reste pas moins douloureux. À 56 ans, Patricia a quitté début février la Martinique pour rejoindre Paris pendant trois semaines avec le collectif des ouvriers agricoles et de leurs ayants droit empoisonnés par les pesticides (Coaadep).

Vêtue d’une polaire bleu foncé, les bras croisés, elle porte un visage grave. Pas tout à fait remise d’une grippe, si elle est ici, «c’est pour honorer la mémoire de mon mari», dit-elle, la voix encore enrouée. Mort en 2010 à l’âge de 46 ans, David fait partie des nombreux ouvriers agricoles tombés malades après avoir travaillé dans les plantations de bananes de Martinique et de Guadeloupe.

Il a été exposé au chlordécone, un pesticide utilisé à partir de 1972 dans les bananeraies pour lutter contre le charançon, un insecte ravageur pour les cultures.

Pourtant, dès 1968, la Commission des toxiques, organe chargé d’évaluer l’efficacité et la toxicité des produits avant leur commercialisation en agriculture, avait préconisé l’interdiction du produit en raison de ses dangers potentiels pour la santé humaine. Classé cancérogène «possible» depuis 1979 par l’Organisation mondiale de la santé, il n’a été interdit par la France qu’en 1990. Le chlordécone a même été utilisé dans les Antilles jusqu’en 1993 à cause de dérogations signées par les ministres de l’Agriculture de l’époque.

- «Des taches noires partout sur le corps»

Lorsque Patricia et David se sont rencontrés en 1993 à l’âge de 27 et 29 ans, «David travaillait déjà dans les bananeraies et faisait en parallèle des reportages pour une radio locale», se rappelle la quinquagénaire, alors secrétaire pour une autre radio de l’île.

. Décédé en 2010 à l’âge de 46 ans, David fait partie des nombreux ouvriers agricoles tombés malades après avoir travaillé dans les plantations de bananes de Martinique et Guadeloupe. © Mathieu Génon/Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)

Malgré les années, son souvenir est précis: «Il était venu interviewer le responsable de la station qui était absent ce jour-là. Nous avons discuté longuement.» Après quelques mois, ils se sont retrouvés par hasard à Fort-de-France. Leur histoire a démarré dans les semaines qui ont suivi.

À cette époque déjà, «David avait des taches noires sur le corps, raconte Patricia en désignant ses bras et son cou. Je lui disais d’aller voir un médecin, mais il ne s’en inquiétait pas». Fous amoureux, le couple s’est marié en 1999. David travaillait au sein d’une grande exploitation de bananes dans le sud de l’île. Récolte, conditionnement… «Il était polyvalent.»

- Son médecin lui demande de quitter son travail

Un jour, lors d’une banale visite médicale dans l’entreprise, on a conseillé à David de faire un bilan de santé. Au résultat des analyses, son médecin généraliste «lui a clairement dit que ses taches sur le corps étaient liées aux pesticides», dit Patricia. David s’est vu prescrire un traitement à base de gels et crèmes et a repris le travail. Après quelques mois, ses taches ont disparu et leur fille Célia est née en janvier 2001.

Mais, huit ans plus tard, l’état de David s’est dégradé subitement. Le couperet est tombé: il souffrait d’un cancer du côlon. Cette fois, «son médecin lui a répété de ne pas retourner sur son lieu de travail», se souvient Patricia.

«Tous les jours sur le terrain, je vois des corps meurtris à cause des pesticides»

Après une opération en urgence, David a démarré une chimiothérapie. Dates, noms des médecins, annonce au reste de la famille… le débit rapide et assuré, Patricia garde en mémoire tous les détails de cette période très difficile. «David était très fatigué, mais aussi en colère d’avoir attrapé ce cancer.» En plus de son travail et de sa fille âgée de 9 ans, Patricia s’est alors occupée de son mari.

En novembre 2010, nouveau coup de massue: le cancer s’est développé au pancréas. «À partir de là, je savais que c’était fini», confie-t-elle d’une voix tremblante.

. Lorsque David tombe malade, son médecin généraliste fait immédiatement le lien entre son exposition quotidienne aux pesticides et ses symptômes. © Mathieu Génon/Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)

Hospitalisé, David était si faible qu’il ne pouvait plus marcher ni s’alimenter. Il est mort quelques semaines plus tard, le 14 décembre, à l’âge de 46 ans.

Patricia marque alors une pause dans son récit. Retenant ses larmes derrière ses lunettes, elle reprend: «C’était dix jours après nos onze ans de mariage. La dernière fois qu’il m’a parlé, c’était pour me dire de ne pas m’inquiéter.»

Si Patricia était dès lors convaincue que la mort de David était lié à son travail, son combat pour le faire reconnaître a commencé quelques années plus tard. «À ce moment-là, je devais m’occuper de Célia, c’était la chose la plus importante, elle n’avait que 10 ans et était très proche de son père.»

- 92 % des Martiniquais contaminés

C’est en décembre 2019, lorsque le collectif des ouvriers agricoles et de leurs ayants droit empoisonnés par les pesticides (Coaadep) a été créé, que Patricia est contactée par son président, Yvon Serenus. «Il souhaitait que je témoigne sur l’histoire de mon mari. Au départ, je ne voulais pas ressasser ces moments, mais ma fille m’a convaincue de participer.» Rapidement, Patricia est devenue secrétaire du collectif. En quatre ans, c’est la troisième fois qu’elle vient à Paris pour alerter sur la situation des peuples martiniquais et guadeloupéens.

Sur place, en Martinique, la quinquagénaire se rend dans les villages auprès des ouvriers et ouvrières pour les accompagner dans l’obtention d’une prise en charge de leurs frais médicaux et faire reconnaître leurs pathologies comme maladies professionnelles.

. En Martinique, Patricia accompagne les ouvriers dans l’obtention d’une prise en charge de leurs frais médicaux et faire reconnaître leurs pathologies en tant que maladies professionnelles. © Mathieu Génon/Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)

«Tous les jours sur le terrain, je vois les corps meurtris des ouvrières et ouvriers à cause des pesticides», dit-elle, en colère. Car, malgré l’interdiction du chlordécone, les populations subissent encore ses effets. La molécule a contaminé durablement les sols et l’eau, et affecte encore aujourd’hui les productions alimentaires.

Selon une étude publiée par Santé publique France en 2018, plus de 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais sont contaminés par le produit. Si David a été atteint au côlon et au pancréas, en 2019, une expertise pesticides et santé de l’Inserm a conclu à la présomption forte d’un lien entre l’exposition de la population au chlordécone et le risque d’apparition d’un cancer de la prostate.

Avec 227 nouveaux cas pour 100.000 hommes chaque année, la Martinique enregistre le plus haut taux de cette pathologie au monde. Reconnue comme perturbateur endocrinien, la molécule est aussi toxique pour le système nerveux, reproductif, hormonal et le fonctionnement de plusieurs organes.

- «Tout ça pour exporter des bananes»

Si le tribunal administratif de Paris a reconnu, le 27 juin 2022, les services de l’État coupables de «négligences fautives» pour avoir permis la vente d’insecticides contenant du chlordécone, et pour avoir poursuivi leur vente «au-delà des délais légalement prévus», le tribunal a toutefois refusé d’indemniser les plaignants.

. «Notre peuple a été sacrifié par les grands planteurs, sous l’égide de l’État français», déplore Patricia. © Mathieu Génon/Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)

Dans une autre procédure, la justice a rendu en janvier 2023 une ordonnance de non-lieu, seize ans après le dépôt d’une première plainte pour empoisonnement au chlordécone. Les juges ont certes reconnu un «scandale sanitaire», mais ont estimé qu’il était trop difficile de «rapporter la preuve pénale des faits dénoncés». Les victimes du chlordécone ont fait appel, mais la date du nouveau procès n’a pas encore été fixée.

Un manque de reconnaissance insupportable pour Patricia. Exaspérée, elle hausse soudain la voix: «Notre peuple a été sacrifié par les grands planteurs, sous l’égide de l’État français, tout ça pour exporter des bananes, les responsables doivent payer.»

. Lire aussi: «On est oubliées»: les femmes antillaises, victimes invisibles du chlordécone (A lire sur site ci-dessous)

Et les quatre «plans chlordécone» de l’État n’ont pas répondu aux besoins des victimes des pesticides, estime la quinquagénaire. Ces plans se sont succédé depuis 2008 pour «protéger les populations contre cette pollution environnementale persistante et prendre en charge ses impacts qu’ils soient sanitaires, environnementaux ou économiques», lit-on sur le site internet du ministère de la Santé. Des réponses insuffisantes pour Patricia, qui, avec le Coaadep, se bat pour obtenir «justice et réparation».

«Cela passe d’abord par la reconnaissance des préjudices physiques et moraux subis par l’ensemble des populations de Guadeloupe et Martinique», selon elle. Pour documenter les expositions professionnelles aux fongicides, herbicides et insecticides, le collectif demande la mise en œuvre d’une enquête épidémiologique auprès des ouvriers agricoles.

- Des demandes restées lettre morte

«On veut aussi plus de moyens pour le Centre régional de pathologies professionnelles et environnementales de Martinique (CRPPE) afin que toutes les personnes concernées bénéficient d’une prise en charge adaptée, d’un suivi et de soins conséquents», ajoute Patricia. À l’instar des victimes de l’amiante, le Coaadep réclame en outre la reconnaissance et l’indemnisation de toutes les maladies professionnelles résultant de la contamination au chlordécone et au «cocktail» de pesticides pour l’ensemble de la population concernée.

S’il a obtenu en 2021 la gratuité des tests de dépistage au chlordécone dans les Antilles, pour l’heure, le reste des demandes du Coaadep est resté lettre morte.

«On révèle au monde l’étendue du scandale, c’est comme ça que l’on gagnera le combat»

Une situation d’autant plus injuste que la pollution continue, selon la secrétaire du Coaadep. Le collectif a alerté fin novembre sur la situation des centaines d’ouvrières affectées au lavage des bananes: «Elles sont en contact avec de l’eau pompée dans les rivières qui est contaminée au chlordécone et à d’autres pesticides.» Le collectif, qui affirme avoir en sa possession des analyses, souhaite que l’Agence régionale de santé effectue des prélèvements et intervienne sur le traitement de l’eau utilisée dans les exploitations.

«Plus on enquête auprès de la population, plus on découvre des choses et plus ça nous donne la force de nous battre», assure Patricia, déterminée. Ici à Paris, «on révèle au monde l’étendue du scandale, c’est comme ça que l’on gagnera le combat». Bientôt, elle rentrera dans son île auprès des ouvrières et ouvriers agricoles, pour poursuivre la lutte.






Photo: À 56 ans, Patricia a quitté début février la Martinique pour rejoindre Paris pendant trois semaines avec le collectif des ouvriers agricoles et de leurs ayants droit empoisonnés par les pesticides. - © Mathieu Génon/Reporterre

Pour accéder et lire l'article dans son intégralité avec plus d'illustrations...: https://reporterre.net/Le-combat-de-Patricia-veuve-d-une-victime-du-chlordecone

Par Jeanne Cassard et Mathieu Génon (photographies)





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