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Planète (Pologne/Europe) - À Białowieza, royaume des derniers bisons d’Europe



Planète (Pologne/Europe) - À Białowieza, royaume des derniers bisons d’Europe

LES REVENANTS DE NOS FORÊTS. Après avoir frôlé l’extinction au début du XXe siècle, le bison d’Europe a retrouvé son souffle tout à l’est de la Pologne.

Dans cette forêt, les arbres grandissent tout seuls et se renouvellent sans intervention de l'homme. Ils sont libres. D'être malades, de vivre longtemps, de pousser de travers, d'élagages, d'avoir des nœuds, d'être petits, gros, creux, biscornus, fins, débout, à terre, allongés l'un à côté de l'autre.

À cheval entre la Pologne et la Biélorussie, Białowieża et ses 150.000 hectares de végétation brute, classée au patrimoine mondial de l'Unesco, est la dernière forêt d'Europe dite primaire. Fragment d'un couvert végétal qui s'est étendu sur tout le continent, jusqu'à ce qu'on le déboise pour faire des champs, des villes et des pâturages.

- Une forêt unique à la faune incroyable

Formée il y a dix mille ans lors de la dernière glaciation, cette forêt a connu la mégafaune préhistorique. Elle a vu l'ours lorsqu'il était encore le roi de tous les animaux, vénéré comme un parent de l'homme, avant d'être pourchassé et détrôné par le lion. Elle n'est ni hors du temps ni endormie. S'y engouffrer, c'est découvrir un monde habité par des êtres fabuleux: cet épicéa fragile émergeant du creux d'un imposant chêne pédonculé, comme un enfant serré contre un ogre.

Que dire de cet intrigant rocher noir, immobile dans les hautes herbes d'une prairie, qui soudain s'anime et surgit de la brume aux teintes orangées? C'est le seigneur des grandes forêts, le bison d'Europe. Il y vit comme à la Préhistoire, avec les loups, lynx, loutres, castors, et tant d'autres, qui participent à l'ordonnancement de cet impressionnant fouillis végétal, pétrifiant comme une gorgone.

- Une odeur grasse, écho d'un monde ancien et indompté

C'est une belle bête, reconnaissable à son poil long et hirsute, à ses cornes acérées et à sa masse de colosse. Lorsqu'il ne charge pas, le bison se déplace lentement, dégageant une majesté brute. Pas étonnant qu'il vive avec les arbres : il est comme eux, puissant, colossal et discret. Son régime est simple mais varié avec principalement de l'herbe, agrémentée d'écorces, de jeunes pousses d'arbustes, et, à l'occasion, de feuilles de charme, d'orties ou de framboises qu'il semble apprécier. Après avoir brouté, il retourne dans la forêt pour ruminer.

Son odeur, âcre et tenace, ne flatte pas les sens, elle les saisit, les assomme presque. C'est une haleine brute, chargée de bouse fumante, de fourrure, de tourbière et de bois en décomposition. Une odeur grasse qui prend à la gorge et porte en elle l'écho vivant d'un monde ancien et indompté. Et que dire des traces profondes qu'il laisse après s'être roulé dans la boue, où il s'ébat en période de rut pour se soulager des chaleurs et chasser les parasites? «Elles sont presque plus effrayantes que le bison lui-même», raconte l'explorateur arboricole Léo Urban, qui les a côtoyés.

D'après Rafał Kowalczyk, professeur à l'Institut de biologie des mammifères de l'Académie polonaise des sciences, cité par Le Courrier international, «dans la forêt de Białowieża, les bisons défèquent jusqu'à huit fois par jour. Ils produisent donc, en un an, pour l'ensemble de la population vivant des deux côtés de la forêt, quatre milliards d'excréments». Ce tribut d'abondance offert à la terre fait du bison un sacré jardinier, capable de semer derrière lui une richesse insoupçonnée.

Ses déjections transportent avec elles des graines issues de plus de trois cents espèces végétales qu'il a broutées. Et comme ces géants errent librement, parcourant jusqu'à quinze kilomètres par jour, ces graines voyagent et se dispersent sur de longues distances, contribuant au renouvellement de la végétation.

- Le bison, chasse gardée des souverains

Le bison, à Białowieża, règne comme le lion sur la savane, après avoir échappé de peu au destin de l'aurochs, bovidé emblème de la propagande nazie. Animal des forêts claires des plaines et des collines, le bison voit son aire se réduire par l'ouest jusqu'à disparaître du territoire français au cours du premier millénaire. Sa présence dans les Vosges est mentionnée dans des textes datant du Ve au VIIIe siècles.

Dans la partie orientale de l'Europe, la forêt est protégée des défrichements médiévaux par le privilège d'être au fil des siècles le terrain de chasse privé des rois de Pologne, puis des tsars et même des pontes du régime nazi. Et le bison survit, car il est la chasse gardée des souverains. Les guerres napoléoniennes et les deux conflits mondiaux meurtrissent durement la forêt, et le braconnage sans borne de l'époque décime l'espèce, bête par bête. À l'hiver 1919, Białowieża perd son dernier bison à l'état sauvage.

- Une dizaine de milliers d'individus en Europe dans la catégorie « quasi menacée »

Dans les années 1920, l'espèce ne survit plus que dans des zoos. En 1923, l'espoir de restituer le plus grand mammifère terrestre d'Europe renaît, porté par la Société internationale pour la protection du bison, fondée par le zoologiste et écologiste Jan Sztoloman. Les premiers bisons, issus de réserves européennes, sont relâchés peu à peu dans la nature, en Pologne et dans les Carpates. À ce jour, ils sont plus de 1.500 dans la forêt Białowieża, dont un peu plus de la moitié côté polonais. La Pologne compte à elle seule 90 % des bisons d'Europe.

D'après l'Union internationale pour la conservation de la nature, l'espèce, qui rassemble moins d'une dizaine de milliers d'individus (6.200 en 2019), dont la plus grande partie en liberté, est passée de la catégorie d'espèce «vulnérable» à celle de «quasi menacée», mais reste fragile génétiquement. «La majorité des troupeaux (47 en tout) sont en grande partie isolés les uns des autres et confinés dans des habitats forestiers non optimaux, et seulement huit d'entre eux sont assez grands pour être génétiquement viables à long terme.» L'espèce reste tributaire des mesures de conservation en cours, telles que le déplacement de bisons vers des habitats ouverts et la réduction des conflits humains-bisons.

- Un mur pour chasser les migrants divise les animaux

Dans cette zone frontalière, où marcher quelques centaines de mètres peut prendre plusieurs heures, un mur, long de deux cents kilomètres et de six mètres de haut, a été construit pour empêcher les passages de migrants, contre la somme de 340 millions d'euros. Des ouvertures ont été créées pour les petits animaux, et plusieurs portes pour les plus gros. Un bison en est mort, pris dans les barbelés posés à la hâte avant l'achèvement du mur, en 2022.

En son temps, Gilles Deleuze invitait l'homme à « devenir bison », non comme une imitation, mais comme une transformation intérieure. Le bison, même confiné aux réserves, reste une figure du mouvement, de l'errance et de la puissance brute. Un symbole de liberté sauvage.





Photo: Le bison d'Europe, un animal puissant et libre, qui par son comportement naturel, tel que le broutage, la consommation d'écorce, l'abattage d'arbres et les bains de poussière, contribue à fortifier l'écosystème forestier. © Cover Images / Robert Canis/Cover Images/ABACA

Par Nathalie Lamoureux




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