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Planète (Palestine/Moyen Orient/Asie) - Frigos et ordinateurs cassés: ces déchets qui empoisonnent la Cisjordanie


Planète (Palestine/Moyen Orient/Asie) - Frigos et ordinateurs cassés: ces déchets qui empoisonnent la Cisjordanie


En Palestine, les déchets électroniques sont brûlés pour y récupérer les métaux et les revendre illégalement. Un trafic qui a fait augmenter le cas de cancers, et l’inquiétude des habitants.

Beit Awwa (Cisjordanie occupée), reportage

À première vue, l’endroit semble paisible, presque bucolique, isolé au milieu des collines verdoyantes du sud de la Cisjordanie. Mais à Beit Awwa, les carcasses de déchets électroniques jonchent le sol et partout flotte une odeur âcre de plastique calciné. «Ça vous prend à la gorge», dit en grimaçant Mohammad Sweiti, un jeune Palestinien, la trentaine.

Depuis des années, le village de 8.000 habitants où il a grandi est connu pour être le centre de traitement de vieilles machines à laver, réfrigérateurs, ordinateurs cassés ou batteries de voitures venus principalement d’Israël. «Ces objets arrivent à l’arrière de camionnettes qui sillonnent le village, explique-t-il. Parfois, ils sont réparés et revendus. Mais certains préfèrent y mettre le feu pour récupérer les matières premières et se faire un peu d’argent.» Avec la situation économique compliquée et tous les Palestiniens au chômage forcé depuis le 7 octobre dernier et l’attaque du Hamas contre Israël, de plus en plus d’habitants se tournent vers cette économie illégale.

. Un centre de déchets électroniques et métalliques dans le centre de Beit Awwa. Le bruit incessant des machines est un enfer pour les habitants du village. © Arthur Larie / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)

Traqués ces derniers mois par l’armée israélienne dès qu’ils s’approchent trop près du mur qui sépare Israël de la Cisjordanie, les brûleurs de Beit Awwa se font plus discrets. Leurs camions risquent d’être confisqués. Eux, de payer une amende ou d’être arrêtés. Ils brûlent toujours, mais à la nuit tombée, clandestinement.

Khader Sweiti, l’un d’eux, est méfiant: gants de jardiniers pour protéger ses mains, cet ancien maçon n’a plus de permis pour aller travailler en Israël depuis la guerre et justifie sa nouvelle activité à demi-mots. «Je sais que c’est dangereux, mais je n’ai pas le choix. J’ai dix personnes à nourrir et si je ne travaille pas, on ne mange pas.»

Son rituel est simple: brûler les câbles électriques pour faire fondre le plastique qui les entoure, gratter le sol au petit matin pour récupérer le cuivre et le revendre à des intermédiaires avant qu’il ne retourne dans les machines israéliennes. 7 centimes de shekels le kilo, soit 20 centimes d’euros. Dérisoire.

. Un brûleur maintient un feu de déchets électroniques pour récupérer ensuite les matières premières qu’ils contiennent. © Yaakov Garb (Voir photo sur site ci-dessous)

- «Ici, le nombre de cancers explose»

La vallée n’est plus qu’une décharge où les carcasses rouillées se mêlent aux charognes de bêtes. «La dernière fois, nous avons retiré un câble du ventre d’un mouton: il l’avait mangé et n’a pas survécu, soupire Bashar, un berger palestinien. L’herbe est devenue toxique et nos animaux la mangent, la fumée est là en permanence. Honnêtement, c’est devenu irrespirable.» Il estime que la pollution a tué un quart de son troupeau.

Soudain, un pick-up traverse la vallée à toute allure — une montagne de déchets ménagers et de câbles de plastique à l’arrière. «Encore un brûleur», dit Baker, un autre berger. En s’éloignant, le véhicule roule dans une flaque d’eau croupie, grisâtre. «Ces dépôts toxiques s’évaporent, puis retombent avec la pluie. Et tout ça se répand sur nos terres, qui deviennent de moins en moins fertiles, déplore le paysan, qui s’inquiète de la baisse continue de sa production. Le plus flagrant, ce sont les oliviers. Chaque année, le rendement diminue.»

Les bergers admettent leur impuissance face à l’ampleur d’un phénomène qui arrange autant Israéliens que Palestiniens. Les entreprises de l’État hébreu peuvent se débarrasser de leurs déchets sans avoir à payer les services d’une entreprise classique de recyclage légal. 80 % des familles palestiniennes du village y trouvent leur gagne-pain, dépendant économiquement de la combustion de déchets électroniques pour survivre. Même de très jeunes enfants viennent glaner les restes de cuivre.

. Le cuivre recyclé tant cherché par les brûleurs. © Arthur Larie / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)

«Ici, le nombre de cancers explose comparé au reste de la Cisjordanie», s’inquiète le docteur Yaakov Garb, de l’université Ben Gourion du Néguev. Cet environnementaliste israélien est le premier à avoir démontré scientifiquement les conséquences de cette décharge à ciel ouvert sur la santé des habitants.

Depuis 2011, il conduit des recherches sur ce phénomène, grâce à une équipe d’Israéliens, de Palestiniens et d’internationaux. Ensemble, ils analysent des échantillons de 365 sites de brûlages. «Nous n’avons pas besoin de statistiques sophistiquées pour voir que la superposition entre les zones d’augmentation du lymphome infantile et la proximité des sites de brûlages est presque parfaite, décrit l’universitaire. Les autorités israéliennes devraient s’y pencher plus sérieusement, car la fumée ne s’arrête pas à la ligne verte [la frontière entre Israël et la Cisjordanie].»

. Bashar est berger, il a grandi dans les collines proches d’un des plus grands sites sauvages où sont brûlés quotidiennement des déchets électroniques. Il a perdu 300 moutons à cause de la pollution et fait des crises d’asthme. © Arthur Larie / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)

En 2018, sur les 50 millions de tonnes de déchets électroniques produits par les Israéliens, 76 % n’ont pas été recyclés en Israël et ont été soit déversés, échangés ou recyclés en Cisjordanie voisine. «La plupart des pays riches font ça. Mais lorsque l’Allemagne envoie ses déchets se faire traiter au Ghana, les Berlinois ne respirent pas les fumées des combustions, dit le Dr Garb. Ici, c’est juste à côté: les frontières sont poreuses et les métaux lourds se répandent.»

Le Cogat, un organe du ministère de la Défense israélien chargé de l’administration des Territoires occupés, assure lutter «sans relâche» contre le phénomène. Dans les faits, trop peu de contrôles semblent effectués, au vu de l’ampleur du trafic.

- «Les médecins nous ont dit que ça venait de l’environnement»


Les jeunes générations de Beit Awwa en sont les premières victimes. Jawaher Salaymeh, 40 ans, reçoit dans son petit salon. Sur son téléphone, cette Palestinienne montre une photo de sa fille, le crâne rasé, la bouche infectée. «C’était au tout début, à l’hôpital, lorsqu’elle faisait ses séances de chimiothérapie pour être soignée de sa leucémie.»

À ses côtés, Mayar, 6 ans, fait la moue. Elle attrape d’une petite étagère un portrait d’elle en robe rose, les cheveux longs, et l’apporte: elle préfère montrer celle-ci, prise lors de sa fête de guérison quelques années plus tard. «Lorsque nous avons fait des tests génétiques pour déterminer le caractère héréditaire de la maladie, cela n’a rien donné. Les médecins nous ont dit que ça venait de l’environnement», raconte sa mère.

. Mayar et sa mère Jawaher Salaymeh. Mayar a contracté une leucémie quand elle avait 2 ans et a passé plusieurs années à l’hôpital. Elle est aujourd’hui en passe de guérir. © Arthur Larie / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)

Dans l’équipe de Garb, une femme du village comptabilise les cancers: elle y écrit le nom du patient, la date de contraction de la maladie et son type. Entre 2010 et 2017, son petit carnet affiche trente-sept cas sur une population comprise entre 1.000 et 1.500 personnes. Aujourd’hui, Mayar est guérie, mais reste fragile. Ses parents ne la laissent plus sortir autant qu’avant, par peur d’une rechute. «Quand je vois les fumées toxiques dans notre village, j’imagine un enfant malade de plus, dit Jawaher. J’ai mal pour tous les parents dont les enfants sont morts ou toujours malades. Ça me ramène aux jours sombres et stressants passés à l’hôpital, quand je pensais que Mayar n’allait pas survivre.»


Si stopper le business du traitement des déchets n’est pas au programme des autorités palestiniennes, des technologies existent pour le rendre plus propre. À Idna, le village voisin, Ismail Suleiman l’a bien compris. Ce Palestinien, qui a vécu une dizaine d’années à Chicago, aux États-Unis, a créé Safa Recycling, une entreprise de recyclage où d’immenses machines importées d’Ukraine séparent le plastique du cuivre. Plus de fumées toxiques dans la nature, et des matières premières nettoyées, prêtes à revendre.

Mais, depuis le 7 octobre dernier, son entrepôt est quasi vide: la fermeture des checkpoints a largement ralenti l’arrivée des câbles électriques par le circuit légal. «Les brûleurs, eux, ils continuent d’en recevoir, dit l’entrepreneur. Nous essayons de les convaincre de venir chez nous en les payant un bon prix, mais beaucoup préfèrent toujours le faire eux-mêmes.»

. Ismail Suleiman, dirigeant de l’entreprise Safa Recycling devant l’une des machines récupérant le cuivre à l’intérieur des déchets électroniques. © Arthur Larie / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)


Maysoun Sweiti a décidé, après des années d’exaspération, de quitter le village de Beit Awwa et de déménager à Dura, une ville à une dizaine de kilomètres à l’est, dans une maison à flanc de colline. «Nos anciens voisins nous envient, mais n’ont pas les moyens de partir», confie cette mère de famille depuis sa nouvelle cuisine.

Ici, elle peut ouvrir les fenêtres et étendre le linge à l’extérieur. Celle qui a vécu toute sa vie à Beit Awwa, ce village devenu irrespirable, se souvient — nostalgique — de l’époque d’avant. «Nous dormions sur les toits en été pour regarder les étoiles, nous mangions les figues à même l’arbre, nous récupérions l’eau de pluie. Et puis, tout a changé. Les gens ont commencé à tomber très malades. On a choisi de partir pour ne pas être les suivants.»

Pourtant, déjà, des brûleurs se rapprochent de leur nouvelle maison. Depuis son toit, Maysoun observe les colonnes de fumées noires qui s’élèvent dans le ciel: «D’ici aussi, peut-être qu’un jour il faudra partir.


. 1 / 5Maysoun Sweiti a quitté Beit Awwa avec sa famille en 2020. (Voir cette série de photos sur site ci-dessous)





Photo: Des enfants cisjordaniens cherchent dans les cendres des déchets brûlés les restes de cuivre et de métaux pour les revendre. - © Arthur Larie / Reporterre

Pour voir l'article dans son intégralité avec les illustrations mentionnées ci-dessus: https://reporterre.net/Frigos-et-ordinateurs-casses-ces-dechets-qui-empoisonnent-la-Cisjordanie

Par Alice Froussard et Arthur Larie (photographies)





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